Chapitre 44 : voyage en terres désolées.

9 minutes de lecture

  Malgré les bras et la poitrine confortable de mon amie, je me réveillai avec un atroce mal de dos, un torticolis épouvantable et de nombreuses courbatures. Le seul point positif de cette matinée fut que le soleil pointait son nez entre deux nuées, fort heureusement pour Orialis. Cette dernière grimpa le long de notre arbre-lit le plus haut qu’elle put afin d’absorber un maximum d’astinas.

 J’avais l’impression d’être aussi exténuée que la veille. Je me demandais bien comment j’allais pouvoir marcher sans m’évanouir. Nous mangeâmes quelques provisions avec appétit, puis reprîmes la marche.

 À notre grand soulagement, le sol devint un peu plus praticable. Nous pouvions désormais nous arrêter sans être engloutis par la vase : elle recouvrait seulement nos pieds et ne montait pas au-delà de nos chevilles. Il était bien plus aisé de marcher ainsi, malgré nos corps maculés de terre. Les arbres se faisaient moins nombreux, et l’herbe moins dense. D’ailleurs, la nature semblait disparaître. Les quelques plantes qui persistaient ici et là se montraient fines et desséchées, comme fanées.

 Lorsque le sentier redevint définitivement ferme, nous en profitâmes pour nous frictionner le corps avec nos mains afin d’enlever la terre séchée qui nous tiraillait la peau. « Au moins, lançai-je pour faire rire les autres, avec ce bain de boue et le gommage naturel qu’on est en train de réaliser, on va avoir une peau de satin ! ». Orialis s’éclaffa en venant me frotter le dos. Nous reprîmes la marche, le cœur un peu plus léger.

 Puis, nous arrivâmes sur un terrain craquelé grisâtre. Le bruit du vent cessa d’un coup. Il devait être environ midi passé. Je ne vis à l’horizon aucune végétation, et les quelques arbres qui subsistaient ici étaient entièrement noirs, comme brûlés, avec des branches nues, sans feuillage. Je n’avais jamais vu un paysage aussi lugubre. Le panorama semblait en effet vide de toute vie, comme si un immense incendie avait tout ravagé. Un silence inhabituel régnait. On n’entendait plus le pépiement des oiseaux, ni le bruissement des feuilles dansant sous le vent. Plus rien.

 Le ciel se couvrait d’épais nuages sombres, si bien qu’on ne pouvait plus distinguer le soleil, pas même un seul de ses rayons, au grand regret d’Orialis qui en avait grand besoin pour survivre. Je m’inquiétais beaucoup pour elle. Une nappe de brouillard vint s’ajouter à cette atmosphère glaciale.

 Soudain, j’aperçus des petits yeux rouges et jaunes enfouis dans les racines des arbres décimés. Je préférais ne pas vérifier à quelles créatures ils pouvaient bien appartenir, car ils semblaient nous épier.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? fit Orialis d’une voix tremblante en désignant les yeux qu’elle venait de remarquer.

– Des esprits déchus, emprisonnés dans l’ombre à jamais, répondit Avorian. Tant que l’on ne s’approche pas d’eux trop près, on est tranquille. Ces créatures préfèrent rester dans les ténèbres de leur solitude.

– Très rassurant…, lâchai-je, nullement rassurée. Est-ce l’une des manifestations des pensées négatives des Terriens ?

– Exactement.

 Pendant que nous avancions dans cet étrange endroit brumeux, je percevais le son de chuchotements en une langue inconnue, comme une sorte d’incantation pour nous faire partir. Orialis ne cessait de regarder partout autour d’elle d’un air apeuré. Elle s’accrocha même à mon bras. Le climat était humide, froid ; pourtant l’air semblait pesant, voire étouffant. Nous continuions malgré tout à avancer prudemment, la peur au ventre. On entendait parfois de lourds battements d’ailes, mais leur propriétaire demeurait invisible, et quelquefois, des cris plaintifs nous glaçaient le sang. Avorian pensait que les murmures étaient produits par les petites créatures aux yeux jaunes et rouges. Quant aux cris, mieux valait ne pas savoir.

 Plus nous progression, plus nous nous sentions mal à l’aise. Je commençai à trembler d’angoisse en vérifiant que la fleur d’Arianna se trouvait toujours contre ma hanche, dans ma ceinture. Je notai d’ailleurs qu’Avorian passa sa main plusieurs fois dans les plis de sa tunique, au niveau de sa poitrine, cachette qui abritait notre précieuse Pierre.

 J’avais le sentiment que nous allions être attaqués d’une minute à l’autre. Je me sentais constamment observée, et ce, pas uniquement par les yeux jaunes et rouges, mais aussi par autre chose de plus inquiétant.

 Nous marchâmes dans cette atmosphère oppressante pendant plusieurs heures. Avorian savait parfaitement où il allait. Il gardait ses sourcils froncés, comme s’il redoutait quelque chose. Cela m’intriguait. Orialis restait agrippée à moi. Ses beaux yeux gris jaunes reflétaient la peur.

 Nous nous trouvions sur une sorte d’allée, bordée par les arbres d’ébènes qui s’alignaient de chaque côté à la façon d’une armée. Ce paysage aussi austère que morbide se dressait à perte de vue devant nous. J’avais l’impression de marcher dans un véritable labyrinthe, sauf que cette fois, à mon grand regret, il n’y avait ni fil d’Ariane, ni sortie visible. Les petits yeux au creux des racines calcinées continuaient à nous épier sans relâche. Néanmoins, ils ne bougeaient pas d’un pouce.

 Les nuages gris dominaient toujours les doux rayons du soleil. J’en avais presque oublié leur chaleur bienfaisante, cette sensation réconfortante en leur présence. J’avançais tête baissée, en omettant presque l’omniprésence des chuchotements autour de nous. Je redoutais une embuscade, troublant ce silence funèbre.

 Nous nous arrêtâmes quelques instants, nos visages minés. On aurait pu se croire à un enterrement. La peau habituellement couleur jade d’Orialis laissais place à un teint livide. Ses antennes perdaient de leur dorure. Cela devenait dangereux pour elle. Le beau regard d’Avorian reflétait la tristesse. Il ne fallait pourtant pas se laisser abattre. Après une courte pause, nous reprîmes la marche sans échanger un mot.

 Nous devions nous ressaisir. De plus, à cause de ce manque de détermination, nous avancions bien trop lentement.

– Avançons plus vite, recommandai-je. Il faut quitter cet endroit.

 Avorian tourna nonchalamment la tête vers moi, mais ne pressa pas le pas pour autant. Je vis combien il semblait désespéré.

– Tu as raison, intervint Orialis. J’ai l’impression que l’on m’a vidée de toutes mes forces et surtout, de ma joie. Je ne sens même plus mes antennes ! Impossible de capter les astinas ici.

– Avorian, que vous arrive-t-il ? m’inquiétai-je.

– Je… je…, bégaya-t-il d’une voix tremblante, son visage crispé par la peur.

– Mais enfin, dites quelque chose ! s’exclama Orialis terrorisée. Que se passe-t-il ?

 Avorian s’effondra au sol. Orialis et moi-même laissions échapper un cri de stupeur en chœur. Avorian, lui, le plus fort et le plus sage de nous trois, s’écroulait ainsi, comme vaincu par une force inconnue.

– Oh mon dieu ! m’écriai-je en m’approchant de lui.

 J’entourai mes bras autour de ses épaules afin de le redresser. Orialis, paniquée, sortit maladroitement la gourde du sac d’Avorian. J’installai mon ami sur mes genoux et posai mes mains sur son front. Une lumière verte en émergea. Mon pouvoir de guérison fonctionnait à merveille même en cet endroit, cela me soulagea et me redonna un peu d’espoir. Avorian ouvrit ses paupières.

– Merci…, souffla-t-il.

– Mais… que vous est-il arrivé ? lui demandai-je.

– J’ai entendu une voix dans ma tête, répondit-il.

– Comment ça ? s’enquit Orialis, déconcertée.

– De la télépathie. Puis j’ai ressenti un serrement au cœur. Mais ton pouvoir de guérison m’a libéré Kiarah, il est enfin sortit de moi, me rassura Avorian en voyant mon visage alarmé.

– Il ? Quelque chose vous a possédé en quelque sorte, c’est ça ? Comme dans le désert de Gothémia ! Mais qui ? Et que vous a-t-il dit ? prononçai-je solennellement, à la même manière d’un inspecteur.

– Je ne sais pas à qui appartient cette voix. Mais il m’a parlé de mon passé, comme s’il savait tout de moi. C’est en effet le même type de magie que j’ai ressenti lors de l’attaque des Glemsics. Notre ennemi mystérieux semble être de retour. Nous devons reprendre le chemin, et vite !

– Oui, sortons de cet endroit tout de suite, renchérit Orialis.

– Sortir ? répétai-je exaspérée. Mais vous n’avez donc pas encore compris que l’on est perdu ?

– On va trouver un chemin, assura Avorian.

 Un peu plus loin devant nous, je découvris un arbre flanqué au beau milieu de la route principale. Il ressemblait aux autres avec son tronc noir ainsi que ses branches sans feuillage, mais en plus haut et bien plus large. Je sentais une force terrifiante émaner de lui. Orialis broyait mon bras à présent. Au fur et à mesure que nous avancions vers lui, je remarquais autour de l’arbre une sorte d’aura couleur prune.

– Avorian, ce n’est quand même pas…, gémit Orialis d’une petite voix tremblante.

– Si confirma Avorian d’un air grave.

– Mais nous ne pourrons jamais passer ! C’est de la folie ! commença Orialis d’un son étranglé.

– Orialis, je suis désolé, mais nous devons passer ici.

– Je ne comprends pas. C’est de loin le chemin le plus dangereux pour se rendre au Royaume du Cristal, et ce n’est même pas le plus court ! s’énerva Orialis. Pourquoi passez-vous par là ? Je suis certaine que ce n’est pas un hasard ! Dans la forêt vous saviez où vous alliez. Pourquoi ne pas nous avoir prévenues ?

– Parce que j’aimerais sauver cet arbre.

– Comment voulez-vous sauver un arbre déjà calciné ? intervint-je. Allez-vous m’expliquer ce qui se passe à la fin ? Pourquoi cet arbre en plein milieu du chemin a-t-il une aura violette ?

– Cet arbre était très important pour nous, répondit Avorian d’un ton mystérieux. La bataille qui extermina toute notre espèce s’est déroulée ici même.

– Comment ça « notre espèce » ? Cela veut dire que tous les deux… vous n’êtes définitivement pas des Guéliades, comme je l’avais pressenti. Alors vous êtes…

 Orialis retint son souffle en prononçant ces mots, les yeux écarquillés de surprise, incapable de terminer sa phrase.

– Oui, nous sommes effectivement les deux derniers représentants des Enchanteurs, les seuls survivants, confirma Avorian.

– Mon dieu ! Je pensais qu’ils avaient tous disparus ! s’exclama-t-elle visiblement choquée.

– C’est ce que tout le monde croit en effet, et c’est très bien comme cela. Pour notre sécurité, nous devons dissimuler notre identité, tu comprends maintenant ? fit Avorian en s’adressant autant à moi qu’à Orialis, insistant sur sa question.

 Mais c’était inutile. Je savais pourquoi il cachait tant de choses. Il avait raison quelque part. Nous étions en danger, à chaque instant. Il valait mieux préserver notre identité.

– Oui. Pardonnez-moi, je n’avais pas réalisé l’enjeu, s’excusa Orialis. C’est un immense honneur de voyager avec vous. Je comprends mieux maintenant pourquoi tu as vécu toute ta vie sur Terre, Kiarah.

– Alors c’est ici… la terre des Enchanteurs ? Et tout a vraiment été détruit ? m’enquis-je, avide d’en savoir un peu plus sur mes racines.

– La magie destructrice a saccagé la nature, les arbres, toute forme de vie et bien-sûr… notre peuple, raconta Avorian.

 Je ne pus contenir quelques larmes de désarrois. Ici, c’était chez moi, et tout avait été anéanti. J’étais incapable d’imaginer à quoi cela aurait pu ressembler avant.

– Tu te trouves sur la terre de tes ancêtres, Kiarah, poursuivit-il. Mais je ne reconnais plus rien. La forêt de Lillubia faisait également partie de notre Royaume, et à l’époque, elle était lumineuse, paisible et verdoyante. Autrefois, cet arbre était sacré. Il arborait une ramure magnifique, un feuillage fourni. Cet arbre donnait des visions aux êtres qui souhaitaient aller vers le monde spirituel et communier avec la nature. Il pouvait même montrer des branches possibles de l’avenir aux cœurs les plus purs. Désormais il est maudit. À cause du pouvoir dévastateur, il a été perverti et se nourrit des peurs de ceux qui osent l’approcher. Surtout ne regardez pas l’arbre. Ne le fixez pas ! Un sort terrible y a été jeté, vous sombreriez dans la folie.

 Je comprenais à présent comment Avorian pouvait s’orienter si bien dans la forêt. Et surtout, je réalisais maintenant d’où venait sa mélancolie qui ressortait de plus belle depuis quelques jours. Nous nous trouvions en cet instant sur les lieux du drame. Cette force sombre qui avait assailli Avorian venait-elle de l’arbre ? La voix dans sa tête représentait-elle ses propres peurs ?

Annotations

Vous aimez lire Ayunna ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0