Chapitre 45 : Les Modracks

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– Passons par un autre chemin. On ne peut pas traverser cet endroit, il faut partir ! implora Orialis visiblement paniquée.

– Mais pourquoi ? Avorian vient de nous dire qu’il voulait aider cet arbre, c’est important !

– Kiarah, ce que tu ne sais pas, c’est que le roi des Modracks a disparu lors de la grande guerre. Et selon les rumeurs, il est certainement resté ici !

– Le roi des quoi ? répétai-je.

– Des créatures que l’on ne peut définir. Elles sont indescriptibles, maudites, mais extrêmement puissantes. C’est mon pire cauchemar. Les Modracks ont exterminé notre race en utilisant l’énergie de notre arbre sacré. Ils l’ont souillé, corrompu. Nous n’avons rien pu faire pour les en empêcher.

– Une légende raconte que les Modracks seraient le fruit d’un évènement très sombre qui s’est produit sur Terre, renchérit Orialis. Une terrible guerre qui toucha le monde entier. Et comme toujours, le mal s’est matérialisé dans notre monde en sombres créatures.

 Je supposai qu’Orialis devait parler de la première et seconde guerre mondiale, mais c’était il y a environ soixante-treize ans sur Terre. Or, étant donné mon âge, l’extermination des Enchanteurs avait dû se passer plus récemment. En y réfléchissant, je me souvins qu’Avorian m’avait révélé que le temps s’écoulait différemment dans ce monde. Il était donc tout à fait probable que les deux évènements soient liés.

– Alors… si notre race s’est éteinte, c’est encore à cause des êtres humains, résumai-je en colère, les poings serrés.

 Je me sentais impuissante. J’en venais presque à détester les Terriens et à redouter mes propres émotions. Car j’imaginais qu’elles aussi pouvaient créer des êtres sombres, si je ne les maitrisais pas. En songeant à mes parents sur Terre, à leur bienveillance à mon égard, je me raisonnai en réalisant que les humains n’étaient pas tous comme ça. Après tout, leur monde m’avait si bien accueillie. Je devais faire la part des choses. En cet instant, je commençai réellement à me sentir Orfiannaise, et proche de mon peuple.

– Et si le fameux roi disparu apparaît ici ? m’inquiétai-je.

– On le combat, répondit Avorian sans hésitation.

– Mais les Modracks sont invincibles ! l’arrêta une nouvelle fois Orialis avec un timbre de plus en plus aigue. Vous vous rendez compte ? In-vin-ci-bles ? Et vous comptez passer, comme ça ? Vous êtes complètement inconscient ! La preuve, ils ont réussi à vaincre la race la plus puissante d’Orfianne !

– Orialis ! la réprimandai-je.

 La Noyrocienne se rendit compte de sa maladresse et plaqua sa main brusquement sur sa bouche, comme si elle voulait retirer ses paroles.

– Je sais bien tout cela, Orialis, concéda Avorian d’un ton désabusé. Mais j’ai récupéré la Pierre des Enchanteurs dans le désert de Gothémia. Sa puissance peut sauver notre arbre, et si besoin, vaincre le dernier des Modracks.

– Le dernier ? Les autres ont-ils été vaincus ? questionnai-je.

– Notre Pierre de Vie a détruit les Modracks, sauf leur roi, malheureusement, me répondit Avorian. Depuis, il demeure introuvable.

– Mais puisque vous saviez que la Pierre était capable de régénérer cet arbre sacré, pourquoi ne pas l’avoir utilisée avant ? Pourquoi l’avoir laissée si longtemps cachée chez les Komacs ? persistai-je.

– Tout simplement parce que je suis incapable d’éveiller la Pierre. J’ai préféré la laisser chez les Komacs, en sécurité, attendant ton retour… J’espérais qu’elle réagisse à ton contact Kiarah, et c’est le cas. Tu es notre seul espoir…

Pendant que nous discutions, nous n’avions pas remarqué qu’Orialis fixait l’arbre.

– Non ! cria soudainement Avorian alarmé. Ne regarde pas l’arbre ainsi !

 Orialis n’avait pas l’air d’entendre ses paroles, ni même de remarquer notre présence. Elle continuait à contempler l’arbre, comme hypnotisée.

– Oh non, je t’en prie ! Je ne peux rien faire contre ça… aucune magie ne le peut, continua Avorian les larmes aux yeux. Kiarah, surtout ne regarde pas l’arbre ! Regarde-moi. Regarde-moi dans les yeux !

J’avais en effet très envie d’observer l’arbre, mais je me doutais que c’était un charme magique pour attirer les voyageurs dans leur dernière demeure…

– Mais… et pour Orialis ? réalisai-je.

– On ne peut rien faire pour le moment. Si nous la touchons, son esprit sombrera dans la folie.

 Les yeux embués de larmes à l’idée qu’Orialis connaisse un triste sort, je tremblais de la tête aux pieds. Et pourtant, je voulais regarder l’arbre, une force m’y obligeait. Mais je devais résister, ne surtout pas céder. Au moment où je levais malgré moi les yeux vers lui, je vis une grande main violette sortir de l’arbre, puis un corps tout entier vêtu de longues capes noires déchirées aux extrémités, se terminant en haut par un capuchon qui recouvrait sa tête, laissant entrevoir un étrange visage. Il avait la peau couleur prune, teinte qui rappelait l’aura de l’arbre. Sur chaque joue se dessinaient trois petits cercles dorés, enchâssés les uns aux autres. À la place des yeux, je distinguais deux trous béants en forme d’amande qui lui donnaient un air accablé, totalement abattu. Juste au-dessous de ces orifices, cinq traits foncés, dont celui du milieu plus long que les quatre autres, descendaient jusqu’aux cercles. Il émanait de lui une intense amertume, une extrême langueur. L’être flottait à quelques centimètres du sol. Orialis se mit alors à avancer vers lui.

– C’est ça… un Modrack ? gémis-je, complètement effrayée.

– Oh non ! Orialis ! cria Avorian qui ne semblait plus entendre mes paroles.

 Mais le terrible regard du Modrack se détourna d’Orialis. Quelque chose d’autre attira son attention. Il tourna lentement sa tête encapuchonnée vers moi. Ses grands globes noirs me fixaient à présent. Je ne parvenais plus à détourner mon visage de lui. Je continuais de lutter intérieurement, mais trop tard : j’étais sous son emprise. Une peur incontrôlable m’assaillit, mes entrailles se crispèrenti.

 Puis, après un moment qui me parut interminable, il me désigna de son doigt mauve. Une voix d’outre-tombe, qui semblait venir de nulle part, raisonna comme si elle sortait directement du ciel : « Viens à moi ». Et je lui cédai. Je ne pouvais pas faire autrement, mes jambes avançaient toutes seules, le Modrack les contrôlait. Frissonnant d’effroi, je marchai ainsi à contrecœur jusqu’à lui. Je voulais lui résister, mais mon corps refusait d’obéir. J’étais maintenant si proche du monstre qu’il me prit la main. Je ne pus m’en dégager, il me possédait déjà. Le Modrack m’emmena alors vers l’arbre.

– Non ! Non ! hurla Avorian qui contemplait la scène avec horreur. Ne vous laissez pas submergées par vos peurs ! L’arbre se nourrit d’elles et vous engloutira !

 Sur ces mots, il lança un rayon lumineux en direction du Modrack, mais celui-ci se tourna simplement vers son agresseur, mit son autre main devant lui, et le rayon disparut avant même de le toucher.

– Mais… c’est impossible ! Alors il est vraiment… ? Ce n’était pas un mirage ? bégaya Avorian interloqué.

 Je savais que personne ne pouvait éviter et encore moins faire disparaître ce pouvoir qui restait de loin le plus puissant de tous… voire même invincible contre l’ombre ! Je restais pétrifiée, hypnotisée par la créature. Était-elle simplement une matérialisation des peurs d’Orialis ou bien le roi des Modracks se trouvait-il réellement ici ? Il fallait faire quelque chose, et vite.

– Je dois bouger…, murmurai-je pour moi-même, tentant de m’en convaincre.

  Ce n’était qu’une question de volonté, je devais lui résister. Avorian ne pouvait pas me sauver, il ne me restait donc plus qu’une solution. La fleur d’Arianna, encore. Avorian n’approuverait sans doute pas de gâcher ainsi un autre pétale à si peu d’intervalle que le précédent. Mais un choix évident s’imposait, car si c’était bien le roi des Modracks, il nous fallait au moins la force d’une fée. Je fermai les yeux pour me concentrer et me délivrer de son emprise, puis, portai ma main libre à ma ceinture. Le Modrack sembla surpris par ce geste affranchi et me tira par le bras pour m’obliger à rentrer dans l’arbre. En touchant la fleur, j’entendis la voix d’Arianna dans ma tête : « Ce n’est pas le roi des Modracks ».

 Non. C’était un mirage créé par l’arbre. Juste la représentation de nos peurs, matérialisées en un être tangible grâce à la puissance de l’arbre. Et je venais de vaincre les miennes. Pourtant, la créature était toujours là. Le Modrack me cramponna brutalement, comme pour contredire mes hypothèses. Et là, je compris enfin. Ce n’était pas pour rien qu’il m’avait choisie moi, la dernière Enchanteresse…

 La même voix étrange me souffla, semant la confusion en mon esprit : « Cela ne sert à rien Kiarah… Tu ne pourras pas m’échapper éternellement. Ta vie m’appartient, ton sang est à moi ». Mais cela ne me faisait plus peur à présent.

– Noon ! Eyna… Kiarah ! hurla Avorian qui semblait pleurer.

 Je ne fis même pas attention au mot étrange qu’il venait de prononcer. Un prénom ? Celui de sa fille peut-être ? Un vent violent s’abattit sur nous de façon si brutale que le Modrack relâcha mon bras. Orialis et Avorian tombèrent sous le poids de la rafale. À mon tour, la bourrasque m’emporta vers le sol. Orialis secoua la tête, comme si elle venait de se réveiller. Elle semblait enfin sortie de son état d’hypnose, grâce au choc. Peut-être l’arbre venait-il de nous aider ?

– Avorian ! hurlai-je. Reprenez-vous ! Vous êtes en train de revivre votre cauchemar ! Revenez parmi nous !

 Avorian me regarda intensément, comme s’il voyait en moi une autre personne. Je me relevai pour mieux capter son attention. Mais sa peur reprit le dessus. Le Modrack me rattrapa et me tira si proche du tronc que je percutai son écorce. Les yeux mouillés de larmes, je lui criai :

– Avorian ! Je vous en prie ! Battez-vous ! Ou il sera trop tard…

 Orialis venait de réaliser ce qui se passait et réagit immédiatement. Elle courut vers Avorian, prit son visage dans ses mains, immobilisa sa tête pour le forcer à la regarder droit dans les yeux. Elle secoua mon ami comme s’il s’agissait d’un prunier. Et elle avait raison ! Cela fonctionna. Avorian respira profondément, ferma les yeux, et l’image du Modrack commença à se dissiper. Le silence revint. La créature venait de disparaître. Avorian me regardait d’un air grave.

 Orialis accourut jusqu’à moi, me prit la main et nous nous dirigeâmes vers Avorian, prostré à genoux, la tête basse. J’enlaçai mon ami tendrement. Orialis se joignit à cette embrassade. Des larmes coulaient sur les joues du sage, exprimant la lourdeur de son passé, de ce terrible drame.

– Je comprends…, finis-je par dire. Vous avez perdu tous les vôtres. Votre famille, votre espèce, tout. Votre plus grande peur n’était donc pas les Modracks, vos assassins, mais le fait de perdre vos proches à cause d’eux. Lorsque l’arbre nous a attirées Orialis et moi, vous avez revécu ce moment d’impuissance : voir votre peuple mourir devant vos yeux sans pouvoir le sauver. Et vous vous sentez coupable d’être le seul survivant. Mais je suis là, moi aussi. À nous deux, nous formons les vestiges d’une culture anéantie. Nous sommes vivants, oui, et ça ne devrait pas être un poids pour vous. L’arbre est encore sacré, Avorian. Il vous a donné la vision de votre souffrance intérieure, de ce qui vous ronge. Vous n’avez pas à vous sentir coupable de cette tragédie. Ce n’est pas de votre faute. Personne ne pouvait rien faire contre les Modracks, et vous n’y pouvez rien. Vous devez en faire le deuil et accepter votre passé, aussi sombre soit-il.

 Avorian resserra son étreinte en entendant mes mots, puis éclata en sanglots. Il tentait d’étouffer ses cris avec un pan de sa tunique bleue. Je pouvais enfin voir le côté fragile de mon sauveur, et à mon tour l’aider. Puis, il parvint à se calmer et redressa son visage. Orialis lui adressa un sourire radieux.

– Merci… à toutes les deux. Sans vous, je sombrais dans ma propre noirceur. Kiarah, tu représentes merveilleusement la sagesse de notre espèce. Merci d’exister. Je suis fier d’être à tes côtés, et d’être encore vivant pour découvrir ta profondeur d’âme, souffla Avorian, le regard attendri.

– Je n’ai pas fait grand chose. Orialis, tu as été géniale !

Elle se mit à rougir de manière charmante, reprenant quelques couleurs. Je la pris affectueusement dans mes bras.

– Je pense que nous devrions faire une prière autour de l’arbre avec la Pierre, proposai-je. Je suis sûre qu’il peut revivre et retrouver tout son éclat.

 Je songeais à la fleur d’Arianna. Encore une fois, la fée m’avait aidée à comprendre la vérité. Je repensai également au nom qu’Avorian avait prononcé. Sans doute celui de sa fille. Je mesurais un peu plus ce qu’il avait enduré.

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