Chapitre 51 : La demeure de l’Ombre.

11 minutes de lecture

 Quelques secondes plus tard, la masse immatérielle se déroula de mon corps. Mes paupières s’ouvrirent. La créature avait dû nous téléporter car je me trouvais à présent dans une vaste salle rectangulaire éclairée par une lumière reposante bleue turquoise. La nitescence spectrale provenait directement des murs, comme s’ils étaient luminescents. Je ne remarquai aucune fenêtre, et cela ne m’étonnai guère, puisque l’Ombre ne pouvait visiblement pas supporter la lumière du jour. Pantelante, je me relevai avec peine, m’appuyant sur le sol en pierres polies grises.

 Des statues en marbre blanc décoraient ce bel endroit au plafond légèrement voûté. Elles représentaient un Limosien, une Noyrocienne, un ange, une Komac, une fée, une sirène, et se disposaient de part et d’autre de la pièce, laissant au milieu une grande allée pour circuler. Cela me fit penser aux statues que j’avais vues dans l’église, lors de mon second enlèvement par Sèvenoir. Entre chaque statue se dressaient des colonnes azures, dont un fin tuyau cristallin, avec à l’intérieur de petites bulles flottant dans un liquide violet, s’enroulait autour de chaque pilier.

 Tout au fond de la salle, je découvris un immense trône constitué d’une matière ressemblant à du cristal. Trois piques, dont celui du milieu plus haut que les autres, dépassaient du dossier translucide. Cet endroit luxueux, majestueux, devait probablement être la demeure de l’Ombre, du néant lui-même. Ses yeux vermeils m’épiaient toujours, j’en frissonnai d’effroi. La beauté de son logis me stupéfia, je m’attendais à un lieu sombre et sinistre, mais pas à tant de raffinement.

– Voici mon royaume dont personne ne soupçonne l’existence. Il est situé sous terre et donc impénétrable, déclara la voix ténébreuse.

– C’est… magnifique ! échappai-je, redoublant de surprise en entendant ma propre voix flatter l’Ombre.

 Ma peur me quitta soudainement, comme par magie. Peut-être en raison d’un maléfice de l’Ombre, car elle voulait visiblement utiliser mes pouvoirs, et donc me manipuler.

Un plan judicieux, mais qui ne marchera pas longtemps.

– Je suis soulagé que tu apprécies mon chef-d’œuvre. C’est dans ton intérêt… puisque tu vas rester longtemps ici. Je vais te faire visiter tes appartements.

– Mes appartements ? répétai-je ébahie. Vous ne m’enfermez pas dans un sombre cachot ?

 La dernière phrase m’avait échappée. Et cela me fit immédiatement penser à Sèvenoir, à sa demeure. Était-il vraiment mort ? Je ne voulais pas y croire. Mon cœur se fendait en deux rien qu’à cette idée.

– Il est vrai que tout le monde me tremble, que tous les peuples de cette planète me haïssent. Mais ce n’est que pure ignorance : ils ne savent pas qui je suis et se contentent de croire aux rumeurs. Personne ne cherche à me connaître. Les gens se sont fait une opinion sur moi en se basant sur mon apparence… Quel dommage ! Est-ce un mal d’aider la vie à renaître ?

 Je me doutais qu’il cherchait à m’amadouer en me parlant ainsi de sujets dont j’étais sensible, mais je ne me laissais pas pour autant convaincre.

– En effet, reprit l’Ombre, comme tu as pu l’entendre, mon but est bien d’apporter le néant… car l’Univers est constitué de vide essentiellement. Toute vie provient de ce vide. Il purifie l’ancien et permet la renaissance de toute chose. Et ce renouveau résulte de la pourriture d’un monde qui touche à sa fin. Je suis celui qui amène l’automne, la décomposition de l’ancien, pour permettre au nouveau d’éclore. L’univers est telle une grande respiration. Il a besoin d’un temps de gestation, de vide avant d’accoucher des galaxies, des planètes. Ce monde est en train de pourrir à cause des Terriens… mais quelques créatures se révoltent contre cette fin inéluctable et tentent de faire renaitre ce qui est déjà mort… Je suis là pour rétablir l’équilibre et amener le monde à sa déchéance, pour qu’il puisse enfin accoucher de lui-même et se transformer. Il est temps…

– Je conçois combien votre rôle est important. Cela me fait penser au yin et au yang. Deux énergies distinctes qui se complètent. Vous me parlez là du cycle de la vie et de la mort, quoi de plus naturel ? Mais quel est mon rôle dans tout ça ? m’enquis-je.

– Tu es captivante ! Quelle maturité pour ton jeune âge ! fit l’Ombre d’une voix doucereuse. Certaines vies sont très intéressantes et valent la peine d’être considérées et étudiées. Et toi, tu fais partie de ces êtres fascinants. Cela changera peut-être ma décision finale quant à la destruction des deux mondes…

 Les paroles de l’Ombre me troublaient. Parlait-il de la Terre et d’Orfianne ? Ces mondes touchaient-il vraiment à leur fin ? D’où l’apparition de tous ces êtres maléfiques ? Sur la planète Terre, les êtres humains semblaient en tout cas se diriger vers cette fin inévitable en la vidant de ses ressources.

– Vous faîtes renaître un monde en détruisant l’ancien. Mais êtes-vous sûr que cette histoire arrive vraiment à son terme ? Comment pouvez-vous le savoir ? Mon instinct me trompe rarement et je ne suis pas dupe. Vous essayez de m’avoir par les sentiments, en vous exprimant sur de beaux idéaux qui ne vous correspondent pas. Avorian m’a parlé de vous, et je lui fais entièrement confiance, je lui donnerais ma vie, s’il le fallait ! Il m’a sauvée plusieurs fois et m’a montré son amour à chaque instant. Certes, il me cache certaines choses pour me protéger, et même si c’est maladroit, il essaie juste de bien faire. Alors que vous désirez simplement vous servir de moi.

– Moi qui te croyais jeune et candide. Je suis de plus en plus charmé par ta justesse d’esprit et par ta grandeur d’âme. En revanche, tu te trompes en donnant ton entière confiance en cet homme. Il faut savoir se méfier des autres, Kiarah, même de ceux que l’on pense « bons ». Cet Avorian ! Son cerveau est tellement embrumé par la lumière, pas étonnant qu’il ne puisse discerner mes intentions. Écoute, il n’y a ni bien ni mal. Ce ne sont que des mots. Ces notions n’existent pas. Elles sont créées par les esprits faibles et limités… La lumière est faite pour éclairer l’ombre, oui, mais sans ombre, quel serait alors le rôle de la lumière ? Et sans l’ombre, pourrait-on vraiment voir et appréhender la lumière ? Les deux sont essentiels, indissociables. Les êtres vivants sont si catégoriques ! Ce monde est en train de périr, crois-moi ! Et tu es obnubilée par tes fausses idées pour l’accepter. Parce que tu me penses mauvais, tu réfutes chacune de mes paroles, ce n’est pourtant qu’un jugement de te part.

– Non, vous vous méprenez. Je ne vous juge pas. Je sais combien les concepts de « gentil » et « méchant » ne veulent rien dire, chacun fait ce qu’il peut, à son niveau.

– Oui, et moi je suis là pour détruire la Vie lorsque son heure arrive. Car toute chose a une fin. Je les respecte, mais en leur permettant de mourir, je les aide à renaître plus fortes, comprends-tu ? Avorian a choisi l’amour et l’ignorance. Chacun sa voie. Mais qu’est-ce que ça change ? Ce ne sont que des choix qui peuvent rapidement changer. Comment peux-tu concevoir quel chemin est le mieux ? On a créé la morale pour se rassurer, pour se donner une structure fixe à laquelle se rattacher, car toute autre affirmation vous dépasse… Cela vous aide à vous donner bonne conscience, mais c’est inutile, c’est juste réconfortant. Mais qu’est-ce que le bien et le mal, en fait ? Ce que l’on considère comme bien change selon le point de vue, la culture, alors comment discerner le bien du mal, dans ce cas ? Même moi, je n’oserais affirmer connaître l’ultime vérité. Ceux qui pensent le contraire sont bien orgueilleux. Tout passe et tout périt, rien n’est stable dans l’univers.

– Je ne peux qu’être d’accord avec vous, en effet, il est important d’élargir son champ de vision et poser un autre regard sur le monde, mais je ne peux pas dire que détruire ou perpétuer la vie relève uniquement de la question du choix. Tuer n’est pas quelque chose de normal ou d’honorable. Ce n’est pas à nous de déterminer qui doit vivre ou mourir, que ce soit son heure ou non. Ce n’est pas une décision que nous, les êtres vivants, pouvons prendre. Et je peux vous affirmer que si Avorian a choisi la lumière et la vie, c’est pour moi le plus beau de tous les choix, déclarai-je d’une voix forte et assurée.

– Ton admiration pour cet homme est très touchante. Tu sais apprécier les autres à leur juste valeur… décidément, tu es pleine de surprise. Tu me déconcertes. Mais il est temps de parfaire ton apprentissage, jeune fille, car désormais, tu m’appartiens.

– Non. Je n’appartiens à personne et je l’ai déjà dit, me semble-t-il. Je n’ai aucune envie de le répéter une nouvelle fois. Pourquoi vouloir m’imposer votre volonté et me rendre esclave ? C’est contraire à tout ce que vous venez de prêcher !

– Je te veux comme beaucoup d’autres parce que tu es différente, me répondit simplement l’Ombre.

– En quoi suis-je différente ?

– Tu es capable de rester sur Terre, tes pensées sont inviolables, tu es la dernière Enchanteresse, et donc la seule capable de réunir les Pierres de Vie, cela fait beaucoup pour une seule personne... J’ai besoin de ton pouvoir afin de réduire ce monde à néant. Maintenant viens, m’ordonna sèchement l’Ombre.

 J’obéis sur le champ ; je n’avais guère le choix. La créature traversa la grande salle, ouvrit une porte en face du trône qui donnait sur un couloir construit dans cette même matière phosphorescente. Nous avançâmes dans le corridor, puis l’Ombre ouvrit une autre porte sur la gauche. Je regardai à l’intérieur, et découvris avec émerveillement une chambre luxueuse aux murs teintés de bleu ciel avec un parquet en un beau bois sombre, sans fenêtre puisque la demeure se trouvait sous terre. Le lit s’agrémentait de draps manifestement soyeux, couleur or. Il semblait très moelleux. Sur un côté se dressait une grande armoire en bois clair avec un miroir sur l’un des battants. De l’autre, je vis une petite table. Sur le mur opposé au lit, je remarquai une porte dotée d’une poignée ronde.

– Quelle jolie chambre ! Sèvenoir, lui, me balançait dans un cachot, et vous, considéré comme le plus impitoyable de tous, m’accueillez avec respect. C’est plutôt paradoxale…

 Mais je songeai alors qu’il faisait sans doute tout cela pour m’attirer vers lui, me soudoyer.

– C’est un privilège pour moi de t’avoir à mes côtés… Le seul inconvénient est que tu aies choisi la voie de la lumière, mais ne t’inquiètes pas, cela va bientôt s’arranger maintenant que je t’ai récupérée. Deux voies s’ouvrent à chacun, la voie de la destruction ou bien celle de l’amour. Et ces chemins, à premières vues si opposés, ont pourtant le même but au final, la même puissance…

 Sur ces mots, l’Ombre sortit de la chambre et la porte se referma d’elle-même. Évidemment, impossible de l’ouvrir. Je ne devais pas me laisser manipuler, car elle était bonne oratrice et usait de l’éloquence pour me plier à sa volonté.

 Je regardais tristement le beau décor de ma chambre, en me convainquant que jamais je ne changerai de voie, que je resterai avec Avorian pour toujours, et que très vite, mes amis viendraient me sauver. Heureusement qu’Avorian avait gardé sur lui la Pierre de Vie ! Il ne fallait surtout pas que l’Ombre apprenne que nous l’avions retrouvée. D’ailleurs, en y songeant, je ne comprenais pas ce que voulait dire l’Ombre par : « tu es la seule à pouvoir réunir les Pierres de Vie ». Qu’est-ce que cela signifiait ?

 Plus tard, mon estomac criait famine. Je ne savais plus depuis combien de temps j’avais mangé. Quelqu’un entra, et comme s’il devinait ma pensée, m’apporta un plateau de nourriture.

Je reconnue de suite la grande créature à la peau d’un ton bleu-gris clair. Ses yeux entièrement bleus, sans fond blanc, lui donnaient un regard étrange et intimidant. Trois cornes droites d’environ quinze centimètres, dont celle du milieu un peu plus grande que les deux autres, se dressaient sur sa tête. Un étrange fil doré en spirale s’enroulait autour de celles-ci. Le Métharcasap mesurait au moins deux mètres ; il portait une longue robe bleue marine avec de larges manches qui pendaient de chaque côté. Sa stature imposante et son regard impassible me donnaient l’impression qu’il pouvait lire en mon esprit. C’était bien l’une de ces créatures qui m’avait gravement blessée, lors de notre rencontre avec Orialis. Sans dire un mot, le Métharcasap déposa le plateau sur la table, puis s’en alla, m’ignorant totalement.

 Je me demandai alors si la nourriture était empoisonnée ou non, mais chassai rapidement cette idée de mon esprit pour deux raisons : l’Ombre me voulait vivante pour le moment puisqu’elle avait besoin de mes pouvoirs, et ma grande faim m’obligea à dévorer le plateau tout entier. En outre, les fruits et légumes étaient délicieux, juteux, frais. L’Ombre tenait manifestement à me garder en bonne santé. Un point rassurant. Je me rendis compte que juste qu’ici, sur cette planète, je n’avais jamais mangé de viande. J’en déduisis que la plupart des habitants d’Orfianne étaient végétariens, tout comme moi et mes parents sur Terre.

 Puis, je me hâtai de découvrir ce qui se cachait derrière la porte sur le côté de ma chambre. Je tournai la petite poignée ronde… et, redoublant de surprise, je vis une magnifique salle de bain derrière cette porte. La large et profonde baignoire décorée de faïence couleur sable s’ornait de pierres pourpres, tout comme le meuble avec son lavabo. Le grand luxe ! Sur une étagère se disposaient savons, brosse à dents, serviettes, huiles et autres produits de beauté. Une salle de bain digne d’une princesse. J’avais l’impression de rêver ! Moi qui raffolais des bains ! Ma tunique, autrefois beige, était déchiquetée et sale. Je la mis donc à tremper dans la vasque avec mon pantalon. Heureusement, il me restait l’habit que Kaya m’avait offert ainsi que deux autres tuniques.

 L’eau bien chaude du bain soulagea mes muscles endoloris. J’appréciais enfin l’un des rares moments de détente qui s’offrait à moi.

 Se laver tous les jours dans les ruisseaux, ou parfois même les flaques d’eau, est une chose amusante au début, mais on s’en lasse vite. De plus, la baignade matinale dans une eau glaciale est certes vivifiante, mais très désagréable.

 Enfin propre, je regardai mon reflet dans le miroir de l’armoire de ma chambre. J’y découvris une Kiarah abattue. Je ne me reconnaissais presque plus tant j’avais changé. Mes cheveux auburn, naturellement ondulés et brillants étaient à présent lisses et secs, leur couleur terne. Grâce au voyage dans le désert, mes yeux bleu-verts contrastaient avec mon teint hâlé. Mais mon visage reflétait une extrême fatigue. Nos nuits trop courtes et le danger permanent nous empêchaient de bien dormir et nous sentir reposés. De plus, je n’avais pas eu l’occasion de profiter d’un véritable lit depuis bien longtemps. Cela me manquait et mon corps en souffrait : je le constatais par mes perpétuelles courbatures, les douleurs dans le dos et la nuque. Et malgré mon corps musclé par ces longues heures de marches, j’avais maigri à cause de ce train de vie et du manque de nourriture.

 J’ouvris machinalement la porte de l’armoire, comme lorsque j’étais encore dans le monde des humains et que je m’habillais pour aller en cours… Le lycée… je l’avais complètement oublié, tout comme ma vie là-bas, sur Terre. Je pouvais presque la regretter en cet endroit. Ici, c’était l’école de la souffrance.

 Une somptueuse garde-robe s’offrait à moi. Mais les vêtements se coloraient tous de noir. Je ne fis pas la mijaurée et consentis à porter l’un de ces habits sombres. C’était une robe, avec de larges manches taillées en pointes en leur extrémité. La jupe se fendait jusqu’aux genoux sur le côté gauche. En dernier, je mis une ceinture dorée autour de ma taille.

 Cette tenue me rendait élégante, finalement. Seulement, je n’aimais pas particulièrement m’habiller en noir. Enfin, je m’allongeai sur le lit et m’endormis.

Annotations

Vous aimez lire Ayunna ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0