Chapitre 64 : prière.

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 Nous réapparûmes à la lisière d’une forêt, avec pour décors au-delà de celle-ci de hautes montagnes. La plaine bordée d’arbres où nous nous trouvions s’étendait entre les bois et les monts enneigés.

 Éreintés, Avorian et Swèèn titubaient, ils avaient grand mal à retrouver leur équilibre. Utiliser le pouvoir de se téléporter soi-même et d’emmener également deux corps étrangers – celui d’Orialis et le mien, en l’occurrence – demandait une énergie considérable et pouvait s’avérer très dangereux. De plus, mes deux amis venaient d’essuyer un terrible combat contre l’Ombre. Il n’y a rien de pire pour vider quelqu’un de sa force… Le néant aspire tout, pensai-je.

 Je me sentais ravagée par ma propre tristesse. Rien ne pouvait décrire l’intensité de ma peine, ni la rancœur qui habitait mes entrailles. Je n’arrivais même plus à pleurer. Quelque chose était en train de se briser en moi. Notre voyage prenait une tournure bien sombre. Il y aurait d’autres morts, sans aucun doute. D’autres personnes qui voudraient me protéger, et je ne pouvais rien y faire. Je me sentais impuissante, désespérée. Je comprenais maintenant ce que devait ressentir Avorian. Et encore, ce qu’il avait vécu était bien pire, inimaginable. Il avait vu son peuple disparaître sous ses yeux, sans parvenir à le sauver, et surtout, perdu sa propre fille. Il ne parlait jamais de sa femme, elle aussi certainement morte pendant la bataille. Je saisissais pleinement à présent pourquoi il lui était si difficile de me parler de mon histoire, de notre histoire. C’était impossible. Sa peine, trop grande, le rongeait. Alors il n’arrivait pas encore à se confier, ni à se libérer de ce drame.

 Le cœur et l’âme meurtris, je m’écroulai au sol, inconsciente.

 Plus tard j’ouvris enfin mes paupières, observant mes amis réunis autour de moi ; mais la souffrance qui m’habitait à ce moment là m’empêchait d’apprécier leur présence.

– Sommes-nous en sécurité ici ? s’enquit Orialis.

– Oui, on s’est volatilisés assez loin du royaume, répondit Arianna.

– L’Ombre est-elle « morte » ? risqua la Noyrocienne.

– Non, elle ne peut pas vraiment mourir au sens propre puisqu’elle n’est pas réellement vivante, lui expliqua Avorian. Je suppose qu’elle a préféré fuir plutôt que subir le courroux de Kiarah !

– Ceci dit, notre petite Enchanteresse a fait du bon boulot ! me flatta Swèèn de sa voix double. L’Ombre doit être grandement affaiblie après une telle décharge d’énergie. On est tranquilles pour un bon moment.

– Comment te sens-tu ? me souffla Avorian.

 Je ne répondis rien. Je ne savais pas quoi dire. Je me sentais salie par ma propre colère. Je ne parvenais pas à accepter la mort de notre ami Métharcasap. Comment Avorian pouvait-il accepter celle des siens, et continuer à vivre sans eux ? J’admirais tant son courage.

– Physiquement, elle a l’air en bonne santé, mais intérieurement, c’est autre chose ! commenta Swèèn de sa voix androgyne.

 Le Limosien m’examina de son beau regard cendré et posa son museau contre mon épaule, puis me lécha gentiment la joue. Je lui adressai un demi-sourire, touchée par sa délicate attention et le serra fort dans mes bras en ravalant mes larmes, puis, me relevai en regardant mes amis droit dans les yeux.

– Avorian, j’ai l’impression d’avoir basculé vers le côté sombre… L’Ombre m’a obligée à tuer un Métharcasap lors d’un combat, et ensuite, notre guide nous a sauvés au péril de sa vie… Je… je vois la mort partout autour de moi.

 Je venais tout juste de réaliser ces évènements, car je n’étais plus en train de combattre ou de défendre quelqu’un.

– Kiarah, c’est l’Ombre qui t’a enlevée et t’a forcée à combattre dans l’arène. Tu n’avais pas le choix, tu n’as rien demandé, me rappela Orialis.

– Tu ne comprends pas la mort ? C’est normal… Qui le pourrait ? Tant que nous sommes en vie, nous ne le pouvons pas, fit Avorian d’une voix douce en me prenant tendrement par les épaules. Mais même s’il est difficile d’accepter la mort, nous ne devons pas pour autant nous culpabiliser de vivre parce que d’autres se sont éteints… ce serait gâcher un temps si précieux. Au contraire, nous devons honorer nos morts et célébrer la vie. Ils n’aimeraient pas que nous nous empêchions de vivre pour eux.

– Je comprends. L’Ombre avait raison : je ne suis qu’une petite fille naïve et fragile…

– Non Kiarah, tu te méprends sur toi-même, assura Arianna. Tous tes actes prouvent le contraire. Ta sensibilité montre ton grand cœur, toujours attentive aux autres. Il est normal de pleurer un ami. Tu viens de vivre des expériences éprouvantes et très choquantes. Tu es courageuse, Kiarah, détrompe-toi ! Tu as combattu vaillamment !

– Mais comment puis-je supporter toutes ces épreuves ? Tous ces décès ? me lamentai-je. Je ne veux plus tuer ! Plus jamais !

– Moi non plus je ne le voudrais pas, me confia Orialis. Mais n’y songes pas, Kiarah. Peut-être nos lendemains seront-ils meilleurs, qui sait ?

– Vous êtes tous si braves et si sages ! Malheureusement, j’ai un affreux pressentiment. Comme si tout ceci était une sorte d’avertissement, un mauvais présage.

– Tu dis cela parce que ton âme est en larmes, me chuchota Swèèn de sa voix double.

– Je sais que vous avez raison, que je devrais cesser de me lamenter ainsi, mais c’est plus fort que moi ! C’est si douloureux !

– Prends exemple sur ton ami Métharcasap : son acte est empreint de noblesse. Et si tu veux respecter ses dernières volontés, alors avance ! m’assura Arianna. Il ne reposera pas en paix si tu renonces à continuer ton chemin. Ne rends pas son sacrifice vain ! Sois digne de son choix.

 Orialis m’adressa un tendre sourire maternel. De nouvelles larmes coulèrent sur mes joues. Je voulais me montrer forte, pour eux, mais je me sentais complètement brisée. Elle me serra dans ses bras en me disant :

– Reprends-toi Kiarah, tu nous as sauvés de l’Ombre ! Ce n’est pas rien !

– Je te rappelle que c’est toi qui as contaminé le système avec tes antennes, au péril de ta vie ! soulignai-je en enroulant mes bras autour d’elle.

– Mais tu as vaincu l’Ombre. C’est incroyable ! Même si elle n’est malheureusement pas morte, tu as gagné cette bataille. Tu savais pertinemment que tu risquais ta vie, me flatta la Noyrocienne.

– Tu es digne de tes dons, déclara solennellement Avorian.

– Merci de me redonner courage, c’est adorable, les remerciai-je en quittant l’étreinte de mon amie. Mais vous avez été bien plus brillants que moi : Orialis a détruit le système de protection du royaume, et ce, de façon très astucieuse. À elle tous les honneurs !

 Tous les regards convergèrent vers Orialis qui se mit à rougir.

– Elle a utilisé les molécules de ses antennes pour les incorporer dans les tuyaux, comme une sorte de virus, repris-je, gênée par tant de compliments immérités. De plus, sans l’aide d’Arianna et de notre valeureux Métharcasap, rien n’aurait été possible.

 Arianna voleta autour de moi en souriant.

– Oh ça, on ne doute pas de la grandeur d’Arianna. Ni de l’intelligence et du bon sens de notre chère petite Noyrocienne. C’est très ingénieux d’avoir utilisé tes astinas, Orialis ! renchérit Swèèn qui avait l’air d’aller beaucoup mieux. On vous remercie toutes les trois. Rassure-toi Kiarah, nous prierons pour rendre grâce à notre allié Métharcasap et accompagner son âme vers les cieux. Excusez-moi de changer si promptement de sujet, mais… belle Arianna, vous m’avez brillamment guéri, et je vous en remercie infiniment, mais vous avez omis de réparer ma pauvre patte défectueuse !

 Tout le monde éclata d’un rire libérateur. Après avoir vu tant d’horreurs, dire que nous étions sur les nerfs était un doux euphémisme.

 Arianna soigna de suite notre pauvre Limosien négligé.

– Je dois partir, annonça cette dernière après s’être assurée que Swèèn marchait correctement. Soyez rassurés : je reviendrai dès que vous serez de nouveau dans le pétrin, c’est un plaisir pour moi.

 Sa plaisanterie nous fit sourire.

– Merci mille fois Arianna, lui dis-je. Sans toi, je n’imagine même pas ce que nous serions devenus.

 Il était difficile de la prendre dans ses bras sans avoir peur de lui casser quelque chose, mais malgré sa petite taille – de la hauteur d’une très grande main – notre reine des fées se montrait aussi vaillante que vigoureuse.

– J’aimerais rester à vos côtés, mais malheureusement, en ces temps incertains, le village des fées n’est plus en sécurité. De plus, une affaire sérieuse qui concerne le Royaume du Cristal m’attend. Je vous rejoindrai certainement là-bas, dès que possible. Devine ma chère Kiarah à qui j’ai confié la garde du village en mon absence ? C’est une fée qui te connait bien.

– Liana ! m’écriai-je en repensant à la merveilleuse petite fée verte qui nous avait guidés Avorian et moi jusqu’à la grotte des feux sacrés.

– Oui ! Exactement. D’ailleurs, elle a toutes les qualités requises pour devenir la prochaine reine du royaume des fées, continua Arianna.

– Ça ne m’étonne pas d’elle, confiai-je. Mais tu ne pourrais pas nous téléporter au Royaume directement puisque c’est aussi notre destination ?

– Malheureusement non, je n’ai plus assez de force… je vous ai fait de nombreux soins, et c’est la seule magie qui implique l’énergie vitale. J’ai tant de choses à faire ! Il faudrait me dédoubler : je dois d’abord me rendre sur les terres des Enchanteurs que vous avez reverdis ; c’est un miracle et je vous en remercie, grâce à vous je vais enfin pouvoir communiquer avec l’arbre sacré. Cet être ancestral me montrera ce qui se trame au Royaume. Ensuite j’irai parler aux fées les plus proches afin qu’elles reviennent ensemencer les terres des Enchanteurs, comme avant, et enfin, je retournerai à mon village.

– Alors, tu es au courant que c’était nous ? demandai-je, admirative.

– Évidemment. En tant que reine des fées, je ne pouvais pas passer à côté d’un tel phénomène ! Quelques fées ont déjà regagné les terres des Enchanteurs depuis votre charme ! Ce sont elles qui vont aider à la pollinisation, à s’occuper des plantes, reverdir les sols, soigner les arbres, guider les animaux jusqu’ici afin que ce territoire redevienne ce qu’il a toujours été : un havre de paix.

 J’adressai un regard chaleureux à Avorian. Des larmes de reconnaissance lui perlaient au coin de ses yeux. C’était en effet là une réelle réparation pour lui. Car même si son peuple avait disparu, ses terres, elles, étaient en train de renaître, grâce à nous tous. Le cœur emplit de compassion, je lui pris doucement la main.

– Il est temps pour moi de vous quitter. Je vous souhaite de cheminer ensemble sains et saufs, de vous rendre au Royaume du Cristal sans encombres. Peut-être nous retrouverons-nous là-bas, si je parviens à récolter les informations qui me manquent. Au revoir, mes chers amis.

 Arianna se volatilisa sur ces mots.

 Après l’envol de la fée, nous prîmes un temps pour prier notre allié Métharcasap, afin que son âme puisse trouver son chemin. J’improvisai une mélodie sur les mots : requiem aeternam, dona nobis pacem, restant fidèle à mes origines Terriennes.

 Je fus interrompue dans mes sanglots par une voix dans ma tête. Un timbre que je connaissais si bien. « Ta voix est si belle… », me dit-il.

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