Chapitre 14 : Le message

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  Après une bonne semaine d’entraînement intensif, je commençais à me familiariser avec la pratique de la magie. Avorian m’en résuma les trois grands principes : capter l’énergie de la planète Orfianne et l’inscrire en nous, la polariser avec notre corps, créer et façonner une nouvelle substance avec nos paumes. Chaque jour, je répétais les techniques de bases, mémorisant les mouvements par cœur. Mes sphères et rayons sortaient naturellement de mes paumes. Totalement amnésique, j’obéissais à Avorian, qui se montrait patient et charmant avec moi.

 Mais après ces quelques jours d’incertitude, la potion perdait de son efficacité. Lors d’un déjeuner, cette délicieuse nourriture végétarienne me fit l’effet d’une petite madeleine de Proust : ce constat évoquait quelque chose de fort en moi. Nos convictions… à mes parents et moi. Nous ne mangions pas non plus de viande. Sur Terre. Sur Terre ?

 Une réaction en chaîne se produisit : on m’a fait boire une potion… pour oublier… mon ancienne vie. Je suis humaine. Non… pas tout à fait. Je vivais sur une autre planète avant… oui, c’est ça ! La planète Terre ! Le chêne ! Mes parents ! Sèvenoir ! Avorian, le traître ! Il va me le payer !

 Comment avait-il pu effacer mes souvenirs sans ma permission ?

– Traître ! Vous n’êtes qu’un renégat ! m’écriai-je en serrant les poings. Votre ignoble potion ne fonctionne plus, c’est fini !

– Je suis navré, Nêryah. Je n’avais pas d’autre alternative, je peux te l’assurer, me répondit Avorian d’une voix posée.

– Comment pourrais-je vous pardonner ? Je ne désire qu’une seule chose : rentrer chez moi, à la maison, sur Terre !

– Hélas, c’est impossible. Nous avons besoin de toi. Le mieux que tu puisses faire est de te détacher de ton ancienne vie, accueillir la nouvelle qui s’offre à toi.

– Je refuse. C’est hors de question ! Ne comprenez-vous pas ? J’ai vécu toute ma vie sur Terre ! Je ne connais même pas ce monde !

Je bondis de ma chaise, indignée. La colère grandit en moi, jusqu’à me consumer. Une rage dévastatrice, à l’image d’un terrible ouragan. Une onde de choc sortit de mon ventre, sans que je puisse contrôler quoi que ce soit. Le cercle translucide allait inévitablement frapper Avorian, mais celui-ci maîtrisait ses pouvoirs, contrairement à moi. Comme par réflexe, un bouclier apparût de lui-même autour de lui et le protégea de cette attaque involontaire.

– Mon Dieu ! échappai-je. Je suis désolée, Avorian !

Je m’écroulai à genoux, en larmes, désespérée.

– Pardon ! répétai-je entre deux sanglots. Je ne voulais pas vous attaquer ! C’est effrayant !

Je repliai mes bras contre ma poitrine, le dos courbé vers mes cuisses, comme pour empêcher toute énergie de s’échapper de moi.

Avorian s’agenouilla devant moi. Après un long moment de silence, il m’entoura de ses bras pour me serrer très fort.

– Ne t’excuse pas. Tu n’y es pour rien… Tes pouvoirs se déclenchent sur Orfianne. Maintenant que tu as appris à t’en servir, ils se manifestent. Rassure-toi, avec un peu de pratique, tu parviendras vite à les contrôler.

– Je n’ai pourtant pas pu contrôler mes émotions… malgré toutes les pratiques que vous m’avez apprises.

Sous l’effet de la potion, je me sentais calme, en osmose avec ma planète. Mais maintenant que j’avais retrouvé ma mémoire, je redevenais gouvernée par mes émotions.

– Nêryah, s’harmoniser avec Orfianne est la plus pure et la plus noble des magies. Mais il existe une autre façon de déclencher nos pouvoirs : en puisant dans nos propres émotions. Un peu comme le font les êtres humains. C’est une forme de magie dangereuse, qui nous dévore de l’intérieur. Elle est brutale, impulsive, incontrôlable. Tous les exercices que nous faisons, la respiration, la méditation, permettent d’éviter de « dévier ». Accéder à la maîtrise de soi est essentiel ! Il est normal que tu sois bousculée, et que tu oscilles encore entre ces deux formes de magies.

– Comment puis-je vous aider dans cet état ? gémis-je.

Avorian plaça ma tête contre sa poitrine.

– En étant aussi patiente et bienveillante avec toi-même que tu l’es pour les autres, me souffla-t-il en caressant mes cheveux. Nêryah, notre monde n’est pas pollué comme celui des Terriens ; vois comme tu apprécies déjà sa beauté et sa pureté ! Mais l’équilibre de notre planète ne tient plus qu’à un fil. Orfianne mourra si nous ne faisons rien. Ton pouvoir pourrait nous aider.

Je relevai la tête, plongeant mes yeux noisette dans son regard cendré. Avorian prit alors mes mains dans les siennes.

– La Terre aussi est magnifique. Quand les hommes révèleront leur humanité, elle n’en sera que plus belle. J’ai foi en eux, j’aime ma planète. Que se passe-t-il sur Orfianne ? Vous faites tant de secrets ! Comment vous faire confiance ?

– Pardon pour ma maladresse. Je ne sais pas comment m’y prendre, ni par quoi commencer pour t’expliquer. Je vais être direct. Ce calme apparent est trompeur : chaque jour qui passe, des forces occultes nous menacent, les ténèbres se répandent un peu plus, et obscurcissent nos terres. Nos peuples sont en danger.

– Pourquoi ? D’où vient ce mal ?

– Je l’ignore, Nêryah. Je pense que la souffrance de la Terre se manifeste sous une autre forme dans ce monde. Ce dont je suis sûr, c’est qu’il faut préserver Orfianne, et au plus vite, car c’est une planète très importante dans l’Univers, un pôle de magie et de lumière. Si l’ombre gagne ici, l’équilibre sera rompu… sur Terre également.

Les deux planètes sont donc liées à ce point. L’une interagit avec l’autre

– Mais comment rétablir l’équilibre ?

– Nous ne savons pas exactement, et c’est bien le problème. Pour commencer, nous devons regénérer Orfianne. Reconstruire les royaumes qui ont été détruits.

– C’est joliment dit, mais comment procéder ? Et quel est mon rôle dans tout ça ?

Avorian pris un air solennel et posa ses mains sur mes épaules, comme pour m’annoncer une terrible nouvelle.

– Tu possèdes une capacité hors du commun. C’est pour cela que nous avons dû te cacher.

L’expression de son visage changea alors subitement, ses yeux semblaient à présent me supplier, et sa voix se fit douce, moins assurée :

– Nêryah, tu ne pourras rien faire sur la Terre, pas encore. Pour le moment, les humains ne sont pas prêts à ce grand changement, et nous ne pouvons pas les forcer. Mais en protégeant ce monde, tu les aideras ! N’oublie pas que tu es venue ici quelquefois, dans ton enfance. Tu avais toujours grand-hâte de nous retrouver.

Avorian semblait sincère. Malgré mes questions, ma colère, il était toujours obnubilé par cette idée de me garder sur Orfianne, d’utiliser mes pouvoirs pour le bien de cette planète.

J’attrapai les mains d’Avorian pour les enlever de mes épaules et me relevai, le regard plein de défiance. Je plaçai mes paumes sur les hanches pour me donner un peu plus d’assurance :

– Je veux bien vous aider, mais en contrepartie, vous devrez ensuite me ramener sur Terre. Et surtout… vous ne pensez pas à mes parents, ainsi qu’à tous mes amis ! À la police qui me recherche certainement en ce moment même ! Je ne peux pas leur faire ça ! Je les abandonnerais alors qu’eux m’ont recueillie, éduquée, et rendue heureuse ? C’est injuste et lâche !

Avorian se remit debout, me lança un regard espiègle, le sourire au coin des lèvres.

– Oh, j’ai déjà pensé à ces détails. Je peux te ramener là-bas sur une période antérieure à ton futur que tu vivras ici… mais puisque tu vas rester au moins quelques années sur Orfianne, effectivement je ne peux pas remonter le temps si loin… Par contre, en attendant ton retour, je peux effacer la mémoire de tous ceux qui t’ont connue.

– Ce ne sont pas des détails, Avorian. Mes parents rêvaient d’avoir un enfant, et voilà que vous le leur enlevez ! Et puis, c’est impossible : il y a ma chambre, des photos, et je suis identifiée sur les papiers administratifs ! Mes proches vont bien se rendre compte qu’il y a quelque chose de louche, ce n’est pas logique !

– Je peux tout effacer, te dis-je. Tous les papiers qui te mentionnent, les carnets où tes amis ont inscrit ton nom, partout. Ce sera automatique. Tu seras complètement rayée de la planète Terre…

Mon visage se décomposa. Je sentis un poids s’abattre sur moi, qui me fit courber l’échine. Voyant ma mine déconfite, Avorian ajouta :

– Je rendrai la mémoire à tout le monde, à ton retour sur Terre. Cela n’est pas irréversible, rassure-toi !

Devant mon silence, il poursuivit :

– Je comprends… à première vue, cela paraît ignoble : vivre son enfance quelque part, puis tout s’arrête. Je suis navré d’être si brusque avec toi, mais le temps presse. Et pour tes parents, le destin leur amènera un heureux évènement. Enfin… je vais veiller à ce que ça leur arrive.

– Ma mère est stérile, Avorian…

– Je le sais bien. Chaque maladie porte en elle sa cause, elle n’est qu’une manifestation physique d’un problème plus profond non résolu, bien souvent d’ordre émotionnel. Alors je peux aisément soigner ta mère et la rendre féconde. La magie permet avant tout de guérir, Nêryah.

– Peut-être, mais elle a quarante-deux ans ! C’est tard pour être enceinte dans notre monde… Nous mourrons en général vers les quatre-vingt-dix ans !

– Ah oui ? Et pourquoi crois-tu que les êtres humains meurent aux alentours de cet âge ?

Avorian me regarda droit dans les yeux, marquant une pause.

– Parce qu’ils en sont persuadés, continua-t-il. Ils ont été conditionnés par leur culture, développant cette croyance. Elle est devenue si forte que leur corps s’est progressivement mis à vieillir plus vite. La mort étant désormais un sujet tabou, personne n’a remis en cause cette conviction. Le cycle de la vie et l’immortalité de l’âme sont incompris, banalisés, réduits à de simples notions. En réalité, le corps d’un être humain est fait pour vivre bien plus longtemps. Il n’est juste qu’un véhicule de l’âme, d’une incarnation précise. Mais lorsque l’on est convaincu de quelque chose, rien à faire… le pouvoir de la pensée agit sur la matière. Les Terriens ont complètement oublié cette capacité.

Je fus bouleversée par ses paroles. Elles continuaient de résonner en moi comme un écho. Cette lourde vérité cachée aux yeux de tous semblait pourtant évidente.

Avorian s’en alla sur ces mots, sans doute pour me « rayer de la carte ».

Je me baladais dans le jardin, complètement abattue. Le son de l’écoulement du ruisseau m’apaisa un peu. Je n’arrivais pas à croire que je vivais depuis quelques temps sur une autre planète sans ne me soucier de rien, et surtout… j’utilisais mes pouvoirs de manière presque naturelle ! Quel sentiment étrange ! Moi, Nêryah, j’étais non seulement une extraterrestre aux yeux des humains, mais en plus je pratiquais la magie ! C’était vraiment impensable. Je ne rêvais pas, je me trouvais bien sur Orfianne : la planète beige dans les cieux en témoignait une nouvelle fois. Jamais il ne me serait venu à l’idée qu’un jour, je vivrais une telle aventure.

J’observais les fleurs bordant le ruisseau ondoyer sous la caresse du vent, songeant à toutes ces révélations. Toute ma vie sur Terre allait-elle s’effacer d’un coup de baguette magique ? Face à cette réalité, je me sentis légèrement soulagée : mes proches ne souffriraient pas, j’allais bientôt disparaître de leur mémoire.

L’air se fit soudainement plus dense, comme pour me réveiller et me souffler : « Nêryah, secoue-toi ! Cette situation est inacceptable ! »

Je pensais uniquement à ma famille, sans prendre en compte mes propres sentiments.

Et moi, dans tout ça ?

Je me leurrais complètement. Il n’y avait rien de rassurant là-dedans. Au contraire, j’avais l’impression de devenir un fantôme. Je ne voulais pas qu’on me raye de la carte ainsi !

Je refuse que l’on m’oublie.

Cela équivaut à mourir.

Tous ces souvenirs… tout ce que nous avions vécu ensemble, ces moments précieux. Non !

Ma vie sur Terre s’achevait. Sans pouvoir dire au revoir. Moi qui rêvais d’une vie différente, je redoutais à présent ce destin fatal.

Totalement effondrée, je plongeai la tête dans le ruisseau, espérant me réveiller de ce cauchemar. Je n’obtins aucun résultat convainquant, sinon une chevelure trempée et quelques frissons supplémentaires.

Je fus tirée de mes pensées par la vue d’un étrange oiseau dans le ciel. Il descendait en piqué, droit sur moi.

Il me semble bien imposant pour un simple volatile, me dis-je.

Je scrutai l’horizon, intriguée. Non, ce n’était pas un oiseau, mais un lion avec des ailes aux plumes argentées !

Quelle majesté dans sa façon de voler, d’un lent battement d’aile !

– Oh ! Incroyable ! échappai-je tout haut.

Le lion ailé se posa délicatement, juste devant moi, repliant ses longues ailes contre son pelage blanc argenté, teinte féérique. J’entrai dans un état de stupeur. L’animal s’ébroua, faisant valser sa crinière. Je reculai d’un bond. Il était vraiment impressionnant, sa taille plus haute qu’un fauve Africain. L’animal m’examinait de ses beaux yeux gris. Malgré mon appréhension première, je me sentis soudainement apaisée par sa présence, son regard tendre.

– Fais attention, me dit-il sans préambule. Il arrive.

Il parlait et savait voler ! Son timbre, doux et agréable à entendre, était comme dédoublé. On aurait dit les voix superposées d’un être masculin, l’autre féminin.

– Que… quoi ? balbutiai-je, bouche-bée.

Mais il disparut, en un clin d’œil, se volatilisant sous mes yeux ébahis.

– Où est-il passé ? m’interrogeai-je, abasourdie.

Je n’eus le temps de le chercher ou d’appeler Avorian. Je fus de nouveau aspirée par le « transgèneur », dans la colonne lumineuse. Je me débattis avec fureur, hurlai, frappai dans le vide – en vain.

Ma conscience s’évadait, au-delà de l’espace-temps. Je ne sentais plus mon corps, apparemment disloqué.

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