Les feuilles du diable - Partie 6
La lampe de Dylan balaya l’intérieur. Rien n’avait été modifié... et pourtant, tout avait changé.
Les murs transpirants. Le sol recouvert de feuilles, comme si le bois avait été englouti. L’air était humide, plus lourd, chargé d’un bourdonnement sourd qu’aucun d’eux ne savait localiser.
Ils ne parlèrent pas. Ce serait inutile, presque insultant pour ce lieu devenu vivant.
Jenny s’agenouilla près de la trappe qu’ils avaient repérée la dernière fois, un panneau de bois disjoint, piégé entre deux solives. Elle tira lentement. Une odeur infecte s’en échappa, mélange de moisi, de poussière et d’os trop anciens.
- C’est là qu’ils l’ont enterré, dit-elle. L’Arbre du Croc-Rouge.
Dylan sentit un vertige. Son regard se fixa sur un point du sol, entre deux planches. Quelque chose y brillait. Il s’accroupit, tendit la main.
C’était un œil.
Un œil de verre, sans paupière, incrusté dans le bois. Immobile. Mais il était sûr que, l’instant d’avant, il n’y était pas.
Il recula vivement, trébucha contre Mikey.
Mais Mikey ne réagit pas.
Il fixait un coin sombre de la pièce, ses yeux écarquillés, les bras ballants. Un sourire étrange flottait sur son visage.
- Mikey ? murmura Jenny. Hé… tu vas bien ?
Il tourna lentement la tête. Ses yeux brillaient d’un éclat inhabituel.
- Il m’a parlé, annonça-il. Il veut juste qu’on reste. C’est pas méchant. Juste… faim. C’est tout.
D’un coup, il se rua sur Dylan. Un geste brusque, animal. Il le plaqua au sol, ses mains crispées comme des pinces.
- Mikey ! hurla Jenny.
Elle attrapa une des lampes et la fracassa contre son dos. Le garçon s’écroula dans un gémissement, comme s’il s’était réveillé d’un mauvais rêve.
- Je… j’suis désolé… j’ai pas… j’ai rien contrôlé… bafouilla-t-il, recroquevillé contre un mur.
Dylan se releva en titubant, le souffle court. La cabane vibrait. Les feuilles sur les murs frémissaient. Une brise sourde parcourait les poutres.
Puis la voix arriva.
Faible. Gémissante.
« Il fait si froid, là-dessous… »
Jenny recula vers la trappe.
- Faut partir. Maintenant.
Ils coururent jusqu’à la limite des bois. Une fois dehors, dans le vent glacé, sous la pâleur de la lune, ils s’arrêtèrent, le cœur battant.
Mikey ne disait rien. Jenny fixait le sol, tremblante. Dylan, lui, sentit quelque chose le suivre, à l’intérieur. Une trace. Une présence.
***
Les jours suivants furent un cauchemar tapi dans la lumière du jour.
À l’école, Dylan peinait à se concentrer. Chaque bruit semblait amplifier le bruissement caverneux qu’il avait entendu dans la cabane. Chaque regard posé sur lui paraissait chargé d’une inquiétude qu’il ne comprenait pas.
Jenny, de son côté, semblait changée. Ses yeux, d’habitude si déterminés, se faisaient parfois lointains, comme si elle regardait un horizon invisible.
Mikey, lui, évitait les conversations, les regards, les silences. Il passait ses mains dans ses cheveux coupés, fixait le vide, et parfois murmurait des phrases qu’aucun de ses amis ne saisissait.
Une nuit, Dylan fut réveillé par une vision. Le plafond de sa chambre s’effaça pour révéler un ciel couvert de feuilles écarlates tourbillonnantes. Il se sentit tomber, glisser dans un abîme de branches et d’ombres. Des voix d’enfants, plus nombreuses et plus claires, l’appelaient par son nom.
Le lendemain, il raconta tout à Jenny.
- C’est ça, murmura-t-elle, un frisson dans la voix. Tu es entré dans leur monde.
- Leur monde ?
Jenny avait passé la soirée à relire le carnet retrouvé dans la cabane, tentant d’en déchiffrer les mots usés.
- L’Arbre du Croc-Rouge, expliqua-t-elle, c’est un être ancien, une sorte de parasite qui se nourrit des âmes des enfants. Il se cache sous la cabane, tapi sous la terre, et chaque génération, il attire des enfants pour survivre à l’hiver. Il les piège dans un monde fait de feuilles, un purgatoire rouge.
Dylan sentit un froid glacial lui remonter le long de la colonne vertébrale.
- Mais pourquoi nous ? demanda Mikey, qui les avait rejoints.
- Parce que vous avez vu la cabane. Parce que vous avez touché ses feuilles. Parce que le Croc-Rouge a senti que vous pouviez être ses prochains hôtes.
Cette nuit-là, ils décidèrent de retourner à la cabane. Pas pour explorer, mais pour affronter.
- Il faut la brûler, trancha Jenny, la voix ferme. Il faut détruire le nid.
Le vent hurlait quand ils revinrent, un briquet à la main, des bouteilles d’essence cachées dans leurs sacs. La cabane semblait plus noire, plus menaçante, la silhouette d’un monstre tapi derrière les feuilles mortes.
Dylan sentit son cœur battre à tout rompre, mais il avança.
Jenny alluma une première torche, Mikey répandit l’essence.
Puis, le feu s’éleva, vorace, léchant le bois sec, dévorant les feuilles rouges qui semblaient pousser et se tordre sous la flamme.
Mais au milieu des flammes, Dylan vit une silhouette s’agiter, se débattre. Mikey se précipita, hurla.
Le garçon aux yeux vides était possédé, dominé par une force ancienne. Il cracha des mots hurlés, des menaces venues d’un autre âge.
Jenny, courageuse, brandit un couteau, s’approcha, déterminée.
Le feu engloutit la cabane, la chaleur brûla l’air.
Puis, soudain, un silence. Une absence. Le souffle court, ils regardèrent les cendres. La cabane n’était plus. Mais dans les flammes mourantes, Dylan sut que la créature n’avait pas disparu. Elle s’était enfouie plus profond. Dans les ombres. Dans eux.
Annotations
Versions