Les feuilles du diable - Partie finale

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Le soleil commençait à décliner derrière les collines, teintant le ciel d’orangé et de violet. À Wrenton, la ville semblait se réveiller dans un éclat nouveau, comme si la nature elle-même célébrait la fête de l’Équinoxe.

Sur la grande place centrale, des guirlandes de lampions colorés pendaient entre les platanes. Des tables en bois massives, chargées de citrouilles sculptées, de pommes caramélisées et de tartes encore fumantes, accueillaient les villageois. Les rires s’élevaient, légers, mêlés au crépitement joyeux des flammes dans les braseros.

Dylan, Mikey et Jenny traversaient la foule, leurs pas s’enfonçant dans les feuilles mortes. Mikey portait fièrement un casque de vélo décoré de petites lumières clignotantes qu’il avait fabriquées lui-même, ses lunettes de protection en plastique légèrement de travers.

- Regarde ça ! lança-t-il en agitant un tube en plastique où brûlait un faux feu fait de papier rouge et jaune.

Jenny, en sorcière improvisée, brandissait un bâton en bois orné de rubans et de plumes, tandis que Dylan, lui, tenait serré son poster E.T. roulé dans son sac à dos.

Ils rejoignirent un groupe d’enfants rassemblés autour d’un stand où une vieille radio passait en boucle les tubes de l’automne : The Cure, The Smiths, et les premiers riffs de R.E.M.

- Tu paries qu’on peut encore faire peur à quelqu’un avec une histoire de fantômes ? demanda Jenny, un sourire en coin.

- Facile, rigola Dylan. Vous avez entendu parler de la Cabane des Feuilles ? Celle où les enfants disparaissaient dans les années 50 ?

Les autres gamins échangèrent des regards excités, tandis que Mikey s’approchait d’un petit groupe et activait sa lampe torche sous son menton.

- Vous voulez du vrai frisson ? Ça fait froid dans le dos, cette histoire.

Bientôt, ils formaient un cercle, tandis que Dylan racontait, la voix basse, les récits entremêlés de légendes locales, d’aventures perdues et de mystères enfouis.

La nuit avançait, mais la fête battait son plein.

Ils couraient entre les stands, attrapant des pommes d’amour, jouaient à la chasse aux trésors, glissaient sur les feuilles humides en riant. Mikey gagnait toujours avec ses gadgets bizarres, tandis que Jenny, agile, grimpait aux arbres pour observer les environs.

Les adultes discutaient en groupes, certains dansaient sur la musique qui s’échappait des vieux tourne-disques, d’autres racontaient leurs propres souvenirs d’enfance.

À un moment, Dylan se retrouva près du grand brasero. La chaleur le réconfortait. Il regarda le ciel où les premières étoiles commençaient à scintiller.

Un instant de paix.

Jenny et Mikey le rejoignirent, essoufflés, les joues roses.

- J’ai repéré un coin parfait pour notre expédition la semaine prochaine, s'exclama Jenny, les yeux brillants.

- Ça te dit une partie de cache-cache ? proposa Mikey, déjà prêt à courir.

- Comptez sur moi, souria Dylan.

Ils se lancèrent dans le jeu, leurs cris se perdant dans le bruissement des feuilles.

Puis, rassemblés autour du feu, ils écoutèrent les histoires racontées par le vieux Mr. Hawkins, le bibliothécaire à la voix rocailleuse.

Les flammes dansaient, projetant des ombres étranges, et pour un moment, tout le monde oublia la cabane, le danger, les secrets cachés sous la terre.

Le temps sembla suspendu.

Alors que la lune montait, douce et ronde, le village de Wrenton s’endormait doucement, baigné dans une lumière dorée, les rires et la joie résonnant encore dans l’air frais.

***

Les jours qui suivirent la fête de l’Équinoxe furent baignés d’une douceur étrange. Wrenton paraissait avoir retrouvé son souffle, ses habitants souriaient à nouveau, et même les forêts semblaient moins oppressantes, comme si le soleil d’octobre avait brûlé les derniers cauchemars.

Dylan, Mikey et Jenny reprirent leur routine d’adolescents : après-midi à traîner près du lac, courses effrénées en vélo sur les chemins creux, soirées à regarder des films en VHS dans la chambre de Dylan, la musique de The Cure flottant doucement dans l’air.

Pour un temps, le poids de la cabane, des feuilles rouges et des voix murmuraient au loin, à peine perceptible, comme un lointain écho noyé par le tumulte de la vie.

Mais parfois, la nuit, quand le vent tournait dans les arbres, Dylan croyait entendre ce souffle froid, ce murmure qui lui glaçait le sang. Une promesse silencieuse que rien n’était vraiment terminé.

Il essuya ces frissons d’un geste, préférant se souvenir de la fête, des rires de Jenny, des yeux malicieux de Mikey, de cette lumière d’espoir qu’ils avaient rallumée, même si c’était fragile.

Ce soir-là, la forêt avait un goût différent. L’air était plus dense, chargé d’une odeur âcre et métallique, comme du fer chaud. Le vent qui s’engouffrait entre les arbres portait une mélodie incompréhensible, semblable à un chuchotement lointain mais insistant.

La lampe torche tremblait dans la main de Dylan, vacillant au rythme de son cœur. Chaque pas qu’il faisait semblait s’enfoncer dans une épaisseur de silence angoissant. L’obscurité se refermait autour de lui, compacte, presque palpable.

Il connaissait ce chemin. Il l’avait parcouru des dizaines de fois. Pourtant, ce soir, tout lui semblait faux, déformé. Le sol semblait bouger sous ses pieds, comme si la forêt elle-même respirait.

Puis, au détour d’un virage, elle apparut.

La cabane.

Sculptée dans l’ombre, figée dans le temps. Mais ce n’était plus la vieille ruine qu’il avait connue. Non. Elle semblait vibrer, se gonfler lentement, comme un cœur malade.

Un frisson parcourut Dylan, glacé.

Il s’approcha, irrésistiblement attiré, malgré le poids au creux de sa poitrine.

Alors, derrière lui, un rire.

Clair. Enfantin.

Mais tordu, déformé, comme si une voix venue d’un autre monde jouait à se moquer de lui.

Il se retourna lentement.

Et la vit.

Jenny.

Mais ce n’était pas Jenny.

Ses yeux, des puits noirs, profonds, paraissent avaler la lumière, la chaleur, la vie.

Son sourire figé était une lame froide.

Sur sa tempe, une feuille rouge semblait battre, comme un tatouage vivant, pulsant au rythme de ce qui l’habitait.

Dylan voulut reculer, mais ses jambes étaient figées, prisonnières d’un sort invisible.

Jenny s’avança d’un pas lent, presque glissant.

- Tu pensais que le feu pouvait tout effacer ? murmura-t-elle, sa voix sifflante comme le vent mort.

Une douleur aiguë éclata dans le crâne de Dylan, comme si des milliers de racines l’enserraient, s’enfonçaient dans son esprit, déchirant sa conscience.

Autour d’eux, la forêt sembla se refermer, les arbres se courbant comme pour les avaler.

Les feuilles rouges tourbillonnaient, s’enroulant en spirales sinistres, projetant des ombres dansantes sur la cabane vivante.

Puis, un chœur de voix, douces et cruelles, s’éleva dans le vent. Les enfants disparus, leurs âmes captives, chantonnaient une comptine funeste.

Dylan sentit son corps s’engourdir, son souffle se faire court.

Jenny tendit la main, froide comme la mort.

- Ce n’est pas la cabane qui revient, Dylan… c’est moi. Et toi, tu ne partiras jamais.

Le souffle de Dylan se bloqua, son monde se réduisit à cette présence glaciale.

La cabane avala la lumière, le son, la vie.

Et dans ce silence absolu, Dylan comprit qu’il était devenu prisonnier d’un cycle sans fin.

Un dernier rire, cruel et dément, résonna dans la nuit.

Puis, plus rien.

***

La pluie fine tombait sans bruit sur les trottoirs déserts. Les lampadaires jetaient des halos jaunes sur les rues vides, tandis que le vent balayait les feuilles mortes.

Au cœur du centre-ville, devant l’épicerie abandonnée, une vitrine cassée s’ouvrait sur un vieux panneau d’affichage, jauni par le temps.

Passant devant, un homme s’arrêta net.

Le panneau était couvert d’avis de disparition.

Des photos en noir et blanc, jaunies, qui semblaient sorties d’un autre siècle.

Il reconnut soudain des visages : les visages de Dylan, Mikey, Jenny.

Mais ces affiches dataient… des années 50.

Leur prénom et âge étaient les mêmes.

La date indiquait un automne, une saison où la forêt était rouge.

Un frisson glacé monta dans l’échine de l’homme.

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Dans notre prochaine nouvelle, nous suivrons l’histoire de Julien, un homme en quête de silence qui accepte l’invitation d’un vieil ami dans un village oublié des montagnes.
Valbreuil l’attend. Le solstice approche.
Et certains retours ne sont jamais vraiment un choix…

À bientôt dans L’invité du solstice.

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