Le collectionneur - Partie 1
Dans la maison au numéro 47 de l’avenue des Érables, on entendait rarement autre chose que le bourdonnement discret d’un transformateur électrique ou le cliquetis régulier d’un interrupteur. C’était une maison silencieuse, presque trop silencieuse pour une maison avec un enfant.
Mais Thomas Leclerc n’était pas un enfant ordinaire.
À treize ans, il avait la taille d’un garçon de dix, la raideur d’un vieux professeur, et le regard fixe d’un chat en chasse. Il parlait peu, ne souriait jamais, et ne semblait s’intéresser à rien de ce que les autres élèves de son collège adoraient : ni les jeux vidéo, ni les réseaux sociaux, ni même le football. Tout ce qui comptait pour lui se trouvait dans l’obscurité fraîche de son sous-sol.
Le matin, il descendait les marches comme un moine pénétrant dans une crypte sacrée. Il allumait les lumières une à une, par zones, avec la précaution d’un chirurgien avant une opération. Là, sous les ampoules blafardes, s’étendait son monde : miniaturisé, précis, vivant.
Le réseau ferroviaire couvrait toute la surface de la pièce. Trois grandes tables, montées sur tréteaux, formaient un paysage complet : une gare centrale avec son quai en pavés, un quartier résidentiel aux maisons peintes à la main, une école primaire, une supérette, une caserne de pompiers, un pont, un tunnel. Le moindre détail avait été pensé. Les fils électriques passaient sous les routes miniatures. Les fenêtres des maisons s’éclairaient la nuit. On pouvait même entendre, en tendant bien l’oreille, un fond sonore discret : murmure de conversations, cloche de gare, tintement de vaisselle dans un café. Il avait tout enregistré lui-même.
Mais ce que Thomas préférait, c’était les gens.
Des figurines à l’échelle 1:87, peintes à la loupe, une par une. Certaines posaient avec une jambe en avant, d’autres lisaient un journal, ou tendaient un bras pour héler un taxi invisible. Chaque personnage avait un prénom secret que Thomas murmurait parfois en passant devant. Il connaissait leurs habitudes, leurs trajets, leurs relations. Il disait qu’il n’avait pas d’amis, mais ce n’était pas vrai. Il en avait des centaines. Ils ne parlaient pas, ne trahissaient pas, ne le regardaient pas de travers à la récré. Ils obéissaient au moindre mouvement de sa main.
Le reste du monde, lui, était flou, désagréable. Les gens du collège l’évitaient, ou le provoquaient. Les profs le trouvaient étrange. Et ses parents… ils n’étaient presque jamais là. Son père travaillait à Paris. Sa mère partait tôt, rentrait tard. On lui laissait des billets sur le frigo, des tickets de cantine et des plats surgelés. À la longue, Thomas avait cessé de lever les yeux lorsqu’on lui parlait.
Et pourtant, il observait tout. Il voyait les choses. Des choses que les autres ne remarquaient pas.
Comme ce matin-là de septembre, lorsque la camionnette blanche s’était arrêtée devant la maison d’à côté.
C’était un jour gris, humide, où les feuilles mortes collaient au trottoir et où l’air sentait la pluie et la rouille. Thomas était à sa fenêtre, un pinceau minuscule à la main, en train de peindre le bec d’un pigeon miniature. Il leva les yeux juste au moment où la portière claqua.
Un vieil homme descendit du véhicule.
Il portait un manteau en laine sombre, à double boutonnage, comme ceux qu’on voyait dans les vieux films. Son chapeau, à large bord, lui cachait presque les yeux. Il tenait une valise de cuir ancien, éraflée sur les coins, et se déplaçait avec une lenteur presque cérémonieuse. Le moinder pas pas semblait pesé, volontaire.
Thomas sentit quelque chose, une gêne vague, comme un courant d’air froid qui lui aurait glissé sur la nuque.
Le vieil homme resta un instant sur le trottoir, immobile, puis leva la tête… et fixa la fenêtre.
Thomas se figea, pinceau suspendu dans l’air.
Les yeux du vieillard croisèrent les siens, à travers la vitre, à travers la lumière pâle du matin. Ce n’était pas un regard banal. Il n’y avait ni surprise, ni gêne, ni politesse. Juste une curiosité aiguë, tranchante comme une lame. Puis l’homme cligna des yeux, tourna la tête, et reprit sa marche vers la maison voisine, celle qui avait été vide tout l’été.
Thomas resta là longtemps, sans bouger. Le pigeon miniature ne fut jamais terminé.
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