Le collectionneur - Partie 2
La maison voisine était restée inhabitée pendant près de six mois. Depuis le départ de la famille Giraud, un couple bruyant et leur fils insupportable, elle avait semblé, comme tout ce qui reste vide trop longtemps, devenir peu à peu quelque chose d’autre. Les vitres s’étaient couvertes de poussière, la pelouse avait jauni, et les massifs avaient été envahis par les orties.
Mais en l’espace d’une journée, tout avait changé.
Le vieux monsieur, Monsieur Dumas, apprendra-t-on plus tard, avait emménagé sans bruit, comme une ombre qui se glisse dans un coin oublié. Pas de déménageurs, pas de cartons bruyants, pas de cris. Seulement lui, sa valise, et quelques meubles anciens sortis un à un du coffre de sa camionnette. Une vitrine en bois verni. Une table d’atelier. Un fauteuil à dossier haut.
Et cette chose étrange qu’il installa contre la fenêtre de sa véranda : une grande vitrine murale, avec des rangées et des rangées de petits cadres noirs.
Thomas l’observa toute la journée depuis l’étage, sans se faire voir. Ce n’était pas de l’espionnage. C’était… de l’étude. Il voulait comprendre. Les adultes, d’habitude, étaient prévisibles. Ils parlaient trop fort, riaient pour rien, bougeaient nerveusement. Dumas, lui, bougeait lentement, presque avec solennité. Il portait toujours les mêmes vêtements, costume anthracite, chemise à col raide, cravate bordeaux, comme s’il n’avait pas changé d’époque.
Quand le soleil se coucha, la lumière s’alluma dans la véranda. Et là, Thomas comprit ce que contenait la vitrine.
Des insectes.
Pas des dessins ou des photos. De véritables insectes, empiétés, fixés sur de petits coussins de velours noir. Des papillons bleus aux ailes vastes comme des mains d’enfant. Des scarabées luisants, des mantes religieuses, des phasmes aux corps longs comme des crayons. Ils étaient alignés, numérotés, classés avec une précision obsessionnelle.
Mais ce qui troubla Thomas, ce fut autre chose.
Certains insectes avaient des formes… étranges. Trop grandes, trop fines. Des pattes supplémentaires. Des ailes nervurées comme du papier ancien. Ils ne ressemblaient à aucune espèce connue. Et pourtant, ils étaient là, épinglés, parfaitement conservés.
Le lendemain, Thomas descendait la poubelle quand il le vit pour la première fois de près.
Dumas était là, planté au bord de la haie. Il tenait une tasse de porcelaine d’une main, et une pince entomologiste de l’autre. Il leva la tête et sourit.
Un sourire mince, étroit, qui ne touchait pas les yeux.
- Bonjour, dit-il d’une voix grave, basse, étrangement posée. Vous êtes Thomas, n’est-ce pas ?
Thomas acquiesça. Il n’aimait pas qu’on connaisse son prénom.
- On m’a dit que vous étiez un garçon très méticuleux. Un esprit précis. C’est une qualité rare à votre âge.
Il tendit la main, sans précipitation.
- Je m’appelle Monsieur Dumas. Enchanté.
Thomas serra la main, machinalement. Elle était froide et sèche comme du papier ancien.
- Vous savez, ajouta Dumas en fixant son visage, j’ai vu votre réseau de trains miniatures, par la fenêtre de votre cave. Fascinant. Vous êtes un petit créateur de mondes, n’est-ce pas ?
Thomas ne répondit pas. Il sentait un vertige sourd naître dans sa poitrine. Comment avait-il pu voir sa cave ?
Dumas poursuivit, comme s’il ne l’avait pas remarqué :
- J’étais, moi aussi, un passionné de miniatures. De précision. D’organisation. Il n’y a rien de plus gratifiant que de créer l’ordre, vous ne trouvez pas ?
Il fouilla dans la poche intérieure de son manteau, puis tendit un objet à Thomas.
- Tenez. Un petit cadeau. Je pense qu’il vous sera utile.
C’était une loupe.
Pas une de ces loupes en plastique qu’on trouve dans les magasins de jouets. Celle-ci était ancienne, cerclée de laiton, avec un manche en bois sombre, gravé de minuscules symboles. Le verre, légèrement teinté de vert, semblait peser lourd dans la main.
- Pour mieux voir les choses, murmura Dumas. Les vraies choses. Ce que les autres ne remarquent jamais.
Thomas la prit, fasciné malgré lui. Il leva les yeux. Mais Dumas n’était déjà plus là.
Juste le silence. Et l’étrange certitude d’avoir été choisi.
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