Le collectionneur - Partie 3
La loupe resta posée sur le bureau de Thomas pendant plusieurs jours.
Il ne l’avait pas utilisée tout de suite. Il se contentait de la regarder du coin de l’œil, comme on le ferait avec une boîte fermée qu’on n’ose pas ouvrir. Elle semblait presque... vivante. Pas dans le sens où elle bougeait, non. Mais dans celui, plus subtil, où les objets prennent une place dans une pièce. Une présence. Elle n’appartenait pas vraiment au décor. Elle attendait.
Le soir, après les devoirs, qu’il expédiait avec son efficacité habituelle, Thomas descendait à la cave et lançait le circuit. Les locomotives miniatures s’ébranlaient dans un léger vrombissement. Les feux de passage clignotaient. Tout était parfaitement réglé, comme toujours. Et pourtant... il avait du mal à se concentrer.
Il avait déposé la loupe sur l’une des maisons du quartier résidentiel miniature. Chaque fois qu’il passait près d’elle, il croyait la voir bouger, d’un rien, à peine... comme si elle se tournait légèrement dans sa direction.
Finalement, une nuit d’insomnie, il craqua.
Il prit la loupe, s’installa sur son tabouret à roulettes, et commença à examiner ses figurines à la lumière d’une lampe articulée.
Les détails étaient fascinants. Les rides qu’il avait peintes à la main sur le visage d’un vieux monsieur étaient encore plus fines qu’il ne l’avait imaginé. Le motif du journal plié qu’il avait collé sous le bras d’un passant reproduisait fidèlement les lettres du mot "Économie". Il en était fier. Mais quelque chose clochait.
Il passa la loupe sur un enfant en train de courir dans un parc miniature, puis sur une femme assise à un arrêt de bus. Et soudain, il s’arrêta.
La femme. Il ne se souvenait pas de l’avoir faite.
Il connaissait tous ses personnages, leurs vêtements, leurs attitudes, leurs positions dans la ville. Mais celle-là… non. Elle était nouvelle. Une jupe beige, un chemisier à pois, des cheveux attachés en chignon. Elle regardait sa montre avec un air pressé. Elle semblait si vivante.
Trop vivante.
Il s’approcha davantage. Son souffle embua la loupe. Lorsqu’il écarta la buée, il remarqua un minuscule grain de beauté sous son œil gauche. Et un éclat dans l’iris. Un éclat qui n’avait rien de peint.
Il recula brusquement, la chaise roulant sur le béton.
Cette nuit-là, il ne dormit pas.
Le lendemain matin, la ville était étrangement calme. La pluie tombait en nappes fines, étouffant les bruits de circulation. En arrivant au collège, Thomas sentit aussitôt que quelque chose n’allait pas. Les élèves étaient regroupés par petits tas, murmurant. Même les pires bavards baissaient la voix.
Il apprit la nouvelle au moment de passer devant la grille : Élise, une fille de quatrième, avait disparu. Elle n’était pas rentrée chez elle la veille. Pas de bagarre, pas de dispute, pas de mot. Juste... disparue.
Thomas ne connaissait pas vraiment Élise. Il la voyait parfois dans la cour, avec son sac en bandoulière et son walkman rose. Mais ce qui le figea, ce ne fut pas son prénom. C’était sa description. Elle portait une jupe beige. Un chemisier à pois. Et elle avait un grain de beauté sous l’œil gauche.
Il faillit vomir dans les toilettes.
Pendant trois jours, il ne retourna pas à la cave.
Il évitait même de la regarder. Il mangeait dans sa chambre, les stores tirés, les yeux fixés sur les coins de la pièce comme si quelque chose allait s’en échapper. Il rêvait de la loupe. Pas du verre, mais de ce qu’il révélait. Des visages minuscules qui tournaient lentement la tête vers lui quand il s’y attendait le moins.
Puis, le quatrième soir, il redescendit.
Il avait besoin de vérifier. Ce n’était peut-être qu’une coïncidence. Une coïncidence atroce, bien sûr. Mais il fallait en avoir le cœur net. Il descendit les marches une à une, la main crispée sur la rampe.
La maquette était là, immobile, silencieuse. La ville miniature semblait paisible. Les personnages figés dans leurs poses. Rien n’avait bougé.
Mais une nouvelle figurine était apparue.
Un garçon. Petit, brun, sac à dos. Thomas sentit le sang se retirer de son visage. Ce garçon, il le connaissait. Il s’appelait Yanis. Un élève de sixième. Il l’avait vu la veille au distributeur de boissons, en train de plaisanter avec ses amis.
Il ne plaisanterait plus jamais.
Thomas recula, heurta une boîte de rangement, et la loupe tomba au sol dans un bruit mat.
Elle ne se brisa pas. Mais lorsqu’il la ramassa, il crut voir, pendant un dixième de seconde, le visage du garçon cligner des yeux à travers le verre.
Il sortit de la cave en courant, les jambes flageolantes.
Quelqu’un s’introduisait chez lui. Quelqu’un plaçait ces figurines dans sa maquette. Quelqu’un qui savait exactement où il vivait, ce qu’il faisait, et à quoi ses camarades de collège ressemblaient.
Il n’y avait qu’une seule personne qui l’avait appelé créateur de mondes.
Une seule personne qui lui avait tendu cette loupe.
Monsieur Dumas.
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