Le collectionneur - Partie 4

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Thomas mit plusieurs jours avant d’oser.

Il observa la maison voisine comme on épie un animal dangereux, avec une tension constante dans les épaules. Il guettait les mouvements derrière les rideaux jaunis, le grincement de la porte d’entrée, le bruit des pas sur les feuilles mortes. Mais la maison de Monsieur Dumas semblait plongée dans une immobilité presque surnaturelle. Même les arbres de son jardin paraissaient s’être arrêtés de frémir.

Et pourtant… il sentait que quelque chose bougeait là-dedans.

Il le sentait.

Le jour où Yanis ne vint pas en classe, l’étau se referma.

Ce n’était plus une coïncidence. Ce n’était plus une impression.
C’était une certitude. Une terreur précise.

Et alors, une idée le frappa, terrible, absurde, mais insistante : si les disparus apparaissaient dans sa maquette, peut-être que la clef de tout cela se trouvait dans la maison d’où venait la loupe.

Alors, un samedi après-midi, alors que sa mère était absente et que le ciel s’assombrissait à l’horizon, Thomas sortit. Il traversa lentement l’allée, longea la haie, et posa la main sur le heurtoir de la porte de Monsieur Dumas. Il avait pris la loupe avec lui, dans la poche de sa veste.

Un vent froid se leva soudain, soulevant les feuilles mortes à ses pieds. Une sorte d’avertissement, pensa-t-il. Mais il frappa. Trois coups secs.

Un silence.

Puis des pas. Lents, réguliers. Un bruit de clé. Et la porte s’ouvrit.

Dumas apparut dans l’embrasure, aussi immobile qu’une statue.
Son regard fouilla le visage de Thomas, comme s’il avait attendu cette visite.

- Ah, dit-il simplement, entre donc.

Il s’effaça lentement, laissant Thomas pénétrer dans un couloir sombre et étroit. L’air y était chargé d’une odeur de cire, de bois verni… et de quelque chose d’autre. Quelque chose d’acide, presque métallique.

La maison semblait plus grande de l’intérieur. Et plus ancienne. Les murs étaient tapissés de livres reliés, de cadres noirs, de vitrines pleines de papillons, d’insectes, de choses innommables. Thomas avança à pas lents, ses semelles grinçant sur le parquet.

- Tu veux voir mon atelier ? demanda Dumas. C’est là que je garde mes pièces les plus rares.

Il parlait doucement, comme s’il récitait une formule apprise.
Sans attendre la réponse, il l’entraîna vers l’arrière de la maison.

La porte de la véranda était entrouverte. Une lumière pâle s’en échappait, bleutée, presque lunaire.
Quand Thomas entra, il fut frappé par le silence.

Ce n’était pas le silence naturel d’une pièce vide. C’était un silence tendu, comme si les murs eux-mêmes retenaient leur souffle.

Au fond, sur toute la longueur du mur, s’étendait la vitrine.

Il y en avait des centaines. De petites boîtes de verre, parfaitement alignées. Chaque boîte contenait une créature. Certaines étaient reconnaissables : phasmes, coléoptères, papillons. D’autres semblaient… transformées. Des têtes trop grosses, des yeux humains incrustés dans des corps chitineux, des ailes membraneuses qui frémissaient légèrement, sans courant d’air.

- Ce sont mes modèles, dit Dumas. Mon catalogue. Mon musée personnel. Je les classe, je les étiquette, je les range. Rien ne doit dépasser. Le chaos est une faiblesse.

Thomas sentit son estomac se contracter.
Il recula d’un pas, mais Dumas posa une main sèche sur son épaule.

- Tu n’as pas idée de tout ce qu’on peut conserver, Thomas. Il suffit de vouloir. Il suffit de savoir regarder.

Et soudain, il se retourna, et le regarda droit dans les yeux.

- Tu as utilisé la loupe, n’est-ce pas ?
Sa voix était plus basse, plus grave.

Thomas ne répondit pas.

- Elle t’a permis de voir. Mais ce n’est pas un cadeau. C’est une clé. Une porte. Une fracture.
Il marqua une pause, puis ajouta :

- Tu as vu ce que tu ne devais pas voir.

D’un geste vif, il sortit de sa poche un petit boîtier noir. Il l’ouvrit.
À l’intérieur, reposait une nouvelle figurine.

Une figurine miniature.

Cheveux bruns, veste bleu marine.
Le visage était exactement le sien.

Thomas.

Il voulut reculer. Mais ses jambes refusèrent de bouger.
Tout son corps semblait figé, comme suspendu.

- Je t’observe depuis longtemps, dit Dumas. Tu étais prometteur. Organisé. Rigoureux. Mais tu es allé trop vite.

Il prit la figurine, la souleva entre deux doigts gantés.

- Ne t’inquiète pas. Tu seras bien mieux dans ma collection. Ici, tout est propre. Tout est à sa place. Rien ne meurt. Rien ne change. Le désordre… n’existe pas.

Et Thomas, sans comprendre comment, sentit sa vision se brouiller.
Le monde se contracta. Le sol se déroba sous lui.

Sa peau se figea. Ses membres se raidissaient. Il tenta de crier, mais aucun son ne sortit.
Le monde devint verre. Verre et silence.

Et noir.

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