Le collectionneur - Partie 5
Juliette Lefèvre avait toujours eu ce que sa mère appelait « l’instinct des choses qui clochent « .
Ce n’était pas de la paranoïa. Juste une capacité à remarquer des détails que d’autres ignoraient : un sac oublié dans un couloir, un mot raturé dans un carnet, un regard fuyant pendant une interrogation. Elle ne cherchait pas à comprendre. Elle voyait. Et depuis quelques semaines, quelque chose ne tournait plus rond au collège La Bruyère.
Ça avait commencé avec Élise. Une fille de quatrième, assez discrète, mais régulière, fiable, presque prévisible. Un matin, elle n’était pas là. Et personne ne semblait trop s’en étonner. Pas même les profs. Pas d’annonce officielle. Pas de mobilisation. Juste un vide, glissé sous le tapis.
Puis ce fut Yanis. Un gamin exubérant, toujours à parler trop fort. Disparu lui aussi. Même schéma. Silence. Oubli.
Et maintenant Thomas. Elle ne le connaissait pas vraiment. Un garçon réservé, toujours le nez dans ses dessins ou ses carnets. Mais elle se souvenait très bien de l’avoir vu traverser la cour jeudi dernier, avec un air étrange, nerveux, les yeux bougeant vite. Puis plus rien.
Trois absences. Trois silences.
Elle en avait parlé à Monsieur Lemoine, le prof principal. Il lui avait répondu, d’un ton las :
- Laisse faire les adultes, Juliette. Ce n’est pas ton affaire. Ils ont sûrement leurs raisons.
Le genre de réponse qui donnait envie de fouiller davantage.
Ce samedi-là, Juliette s’était postée au bout de la rue des Tilleuls, derrière l’arrêt de bus. Elle savait que Thomas habitait là. Elle l’avait su sans vraiment le chercher : le regard inquiet de sa mère quand elle demandait s’il était là, la façon dont les fenêtres restaient allumées toute la nuit, sans qu’on voie personne.
Mais ce qui l’intrigua le plus, ce fut la maison voisine.
Une bâtisse discrète, ancienne, très droite, avec une véranda pleine de vitrines. Quelque chose dans ses proportions dérangeait. Comme si elle avait été dessinée pour un monde différent. Les rideaux y bougeaient sans vent. Et le vieux monsieur qui y vivait, elle l’avait entrevu une fois, avait une façon de tourner la tête qui rappelait un oiseau. Trop rapide. Trop précis.
À 17h43, elle vit un mouvement.
Quelqu’un sortait de la maison. Pas Thomas. Un homme. Grand, mince, en costume foncé. Il portait un chapeau ancien, et dans sa main droite, une boîte noire.
Il monta dans une vieille voiture grise, discrète, silencieuse, et s’éloigna.
Juliette attendit encore quelques minutes. Puis elle s’approcha lentement de la maison.
Elle n’avait pas prévu d’entrer.
Elle voulait juste regarder. Comprendre. Peut-être repérer une piste, quelque chose à signaler. Mais plus elle avançait, plus un sentiment glacé montait en elle. Un frisson dans les bras, dans la nuque. L’impression que l’air, ici, était plus dense. Plus… saturé.
Elle longea la haie, posa la main sur le portail. Il n’était pas fermé.
La porte d’entrée, elle, l’était. Mais la véranda…
Elle fit le tour. Et là, elle vit la lumière.
Une lueur étrange, irréelle, comme celle des néons d’un aquarium. Elle poussa doucement la porte vitrée.
Elle n’était pas seule.
La pièce était remplie de vitrines.
Des rangées entières, du sol au plafond.
Et dans chacune, des figurines miniatures, parfaites. D’un réalisme effrayant.
Elle s’approcha d’une boîte, le cœur battant. À l’intérieur, une petite fille tenait un walkman rose. Elle portait un chemisier à pois, une jupe beige. Juliette faillit lâcher un cri. Élise.
Une autre boîte. Un garçon en sac à dos, mains dans les poches. Le sourire insolent. Yanis.
Et là. Dans un petit écrin noir, au centre exact de la vitrine :
Thomas.
Fidèlement reproduit. Ou plutôt… figé.
Immobilisé.
Juliette sentit sa gorge se serrer. Ce n’était pas une maquette. Ce n’était pas un jeu. C’était un musée, un mausolée.
Et tous les visages… semblaient vivants. Juste assez pour que le doute vous détruise.
Soudain, un bruit dans le couloir. Des pas.
Lents. Inexorables.
Quelqu’un revenait.
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