Le collectionneur - Partie 6
Juliette n’eut que quelques secondes pour réagir.
Le bruit des pas se rapprochait, feutrés, méthodiques, presque trop réguliers. Comme si chaque mouvement avait été répété, calculé. Elle ne pouvait pas sortir par la véranda : le loquet s’était refermé. Piégée.
Elle glissa silencieusement derrière une grande étagère garnie de bocaux et de petits coffrets. L’odeur qui s’en dégageait était rance, médicinale, pleine d’alcool et de poussière. Elle se tassa, retenant son souffle.
Un long grincement. La porte s’ouvrit.
Il entra.
Juliette ne voyait que ses chaussures : des souliers noirs, parfaitement cirés, avançant à pas mesurés sur le parquet. Il marchait sans hésiter, sans jamais s’arrêter, passant lentement devant chaque vitrine comme s’il faisait l’inspection d’une armée silencieuse.
Il tenait quelque chose dans ses mains. Pas la boîte noire, autre chose. Une loupe, montée sur un socle métallique articulé, comme celles des horlogers. Il la posa délicatement sur une table basse, au centre exact de la pièce.
Puis il parla. Pas à haute voix. Presque pour lui-même.
- Il faut toujours que les curieux s’en mêlent. Ce sont les plus difficiles à classer.
Juliette sentit un frisson glacé lui remonter la colonne. Il savait. Il avait su dès qu’elle avait franchi la porte.
Il continua, toujours sur le même ton calme, presque professoral :
- Les enfants dociles se rangent très bien. Une fois miniaturisés, ils restent figés, paisibles. Mais les autres… ceux qui posent des questions, ceux qui veulent comprendre…
Il s’arrêta devant une vitrine.
- Ceux-là résistent. Ils gardent une forme de conscience. Et parfois, ils regardent.
Il tourna lentement la tête. Ses yeux passèrent sur la pièce. Juliette se tassa davantage dans l’ombre.
- Regarder, c’est déjà briser l’ordre, dit-il. Regarder, c’est ouvrir une brèche. Et cette brèche, chère petite, tu es en train de t’y glisser.
Il s’approcha de la table, saisit la loupe.
- Mais tu es là pour ça, n’est-ce pas ? Pour voir.
Et alors, sans prévenir, il se tourna vers l’étagère. Vers elle.
- Viens, Juliette. Tu es entrée dans le musée. Tu fais déjà partie de l’exposition.
Juliette jaillit de sa cachette, bouscula une boîte, et courut vers la porte. Fermée. Verrouillée. Elle se retourna, haletante.
- Qu’est-ce que vous leur avez fait ?!
Dumas sourit. Un sourire presque tendre.
- Rien d’irréversible. Je les ai sauvés, Juliette. D’un monde de bruit, de chaos, de bêtise. Ils sont à l’abri, maintenant. Figés, oui. Mais parfaits. Ils ne vieillissent pas. Ne souffrent pas. Ne déçoivent plus.
Il leva la loupe.
- Regarde. Regarde, et tu comprendras.
Et alors Juliette comprit : ce n’était pas la loupe qui transformait les gens. C’était le regard. Celui qu’on posait à travers elle. L’attention. Le désir de voir ce qu’on ne devait pas voir.
Elle détourna les yeux.
- Non.
- Regarde, répéta-t-il. Ce n’est pas une punition. C’est une évidence. Tous ceux qui regardent finissent par y rester. Tous. Même toi.
Et il s’approcha.
Juliette recula, mais il était trop rapide. D’un geste fluide, il posa la loupe entre eux, suspendue dans l’espace, lentement inclinée vers son visage. Un éclair de lumière s’y refléta. Elle sentit son regard happé. Involontairement. Comme si quelque chose l’attirait, la tirait de l’intérieur.
Et alors elle vit.
Pas son reflet. Pas la pièce. Mais une toute autre chose.
Des visages. Des centaines. Minuscules, prisonniers. Des enfants figés dans un instant d’horreur, de surprise, de résignation. Un monde à l’intérieur du monde. Un univers captif. Et au centre, elle se vit elle-même, déjà en train de se réduire, lentement, comme aspirée dans un tunnel de verre.
Elle hurla. Mais le hurlement ne sortit pas.
Dumas souriait toujours.
- Tu vois ? L’ordre parfait. Le silence. L’immobilité. Le bonheur.
Et au moment où elle sentit sa peau se durcir, où le sol se mit à se dilater sous ses pieds, elle eut une pensée fulgurante, une seule :
Il faut briser la loupe.
Alors elle frappa. Avec toute la force qu’il lui restait.
Son poing heurta la table. Le verre éclata. Un cri, pas le sien, résonna dans l’air. Aigu, inhumain.
Puis le monde vacilla.
Juliette se réveilla dans la rue. Étendue sur le trottoir, le visage griffé, les paumes écorchées.
La maison derrière elle était silencieuse. Mais la véranda était vide.
Plus de vitrines. Plus de lumière. Plus de Dumas.
Elle voulut se relever, mais quelque chose roula hors de sa poche.
Une figurine. Toute petite. Toute fine.
Son propre visage. Son propre corps.
Mais les yeux étaient encore ouverts.
***
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