La Cantatrice des Catacombes - Chapitre 1
Il est des nuits où Paris se replie sur lui-même, où chaque pavé noir et luisant semble retenir le souffle de la ville entière, où chaque gargouille penche son regard de pierre vers l’homme qui ose s’aventurer dans ses ruelles comme pour le jauger, le peser, le juger. La pluie tombait sans relâche, fine et pénétrante, glissant le long des manches de mon manteau, infiltrant chaque pli de mes vêtements, s’insinuant dans mes os, laissant une froideur persistante comme un avertissement. Le vent sifflait dans les passages étroits, frappait les porches et les arcades, et le clapotis des gouttières créait un rythme sinistre, irrégulier, qui se mêlait aux murmures invisibles des murs. Le moindre coin de rue, pavé glissant semblait abriter un secret, une mémoire ancienne, un souvenir de douleur et de passion oubliée.
Je marchais sans direction précise, guidé par une curiosité morbide et irrésistible, incapable de me détacher de cette fascination qui me tirait toujours plus avant. Les enseignes des cafés à moitié effacées projetaient des reflets dans les flaques d’eau, des lettres effacées formant des symboles que mon esprit interprétait comme autant d’avertissements muets. Le parfum de pain chaud, de bois humide, de vin et de tabac flottait dans l’air, se mêlant à des relents plus anciens, plus sourds, que je ne pouvais identifier : une combinaison de pierre froide, de moisi et de poussière, mais aussi, étrangement, d’odeurs florales fanées et de cire ancienne.
À mesure que j’avançais, les rues se faisaient plus étroites, plus obscures, les bâtiments se rapprochaient de moi comme pour m’engloutir, et le pavé semblait refléter des ombres mouvantes et malicieuses. Des silhouettes apparaissaient parfois derrière des fenêtres, immobiles, me suivant du regard avant de disparaître lorsque je m’en approchais. Les gargouilles perchées sur les corniches me semblaient bouger imperceptiblement, respirer, et parfois, dans un frisson inattendu, il me semblait percevoir des chuchotements, des commentaires inintelligibles sur ma personne.
Je passai par des places désertes, des ponts humides, des marchés abandonnés. L’air portait des bruits qui semblaient appartenir à d’autres temps : le cri lointain d’un coq, le battement d’ailes invisibles, des éclats de voix anciennes, comme si les siècles résonnaient à travers l’espace. Je crus apercevoir des passants vêtus de costumes du XIXᵉ siècle, disparaissant dès que je tentais de les suivre. Les réverbères projetaient des halos incertains, tremblants, et chaque lumière semblait osciller à l’unisson de mes pensées et de mes peurs.
Et puis, au détour d’une ruelle étroite, surgit l’Opéra. Il s’élevait comme un colosse silencieux, massif et majestueux, ses colonnes et frontons sculptés semblant absorber toute lumière. Les figures gravées dans la pierre, humains, anges et monstres, semblaient animées d’une vie propre, comme si elles respiraient lentement, attendant que je franchisse le seuil de ce sanctuaire oublié. Les vitraux fissurés laissaient passer des éclats incertains qui formaient des motifs mouvants sur le pavé, créant des labyrinthes d’ombre dans lesquels mon imagination se perdait. Les gargouilles, accrochées aux corniches, penchaient la tête, évaluant ma valeur, et je crus voir leurs yeux briller d’une lueur inhumaine sous la pluie.
La porte latérale, entrouverte, me tendait une invitation sinistre. Je la franchis, et le silence intérieur m’engloutit, dense et écrasant, plus épais que la nuit elle-même. L’air était saturé de poussière, de cire rance, de bois pourri et d’un parfum sucré et métallique, qui me glaçait le sang. Les lustres suspendus, ternis et voilés de poussière, jetaient des reflets tremblants sur les murs, et chacun de mes pas résonnait comme un glas funeste, chaque craquement de planche ou de parquet un avertissement.
Je parcourus les corridors des loges, observant les rideaux effilochés, les costumes suspendus qui semblaient frémir légèrement malgré l’absence de vent, et les instruments laissés là, violons, cors, flûtes, qui paraissaient vibrer doucement, comme pour attirer mon attention. Chaque objet semblait chargé de la mémoire des spectateurs et artistes d’autrefois : des souvenirs d’ovations, de murmures, de cris, de passions et de tragédies oubliées. Je m’arrêtai devant un violon ouvert, et crus entendre le froissement d’un archet sur ses cordes, un murmure timide, comme si le bâtiment voulait me parler.
Et puis elle se fit entendre : une voix, d’abord faible, un souffle, puis nette, cristalline, féminine et surnaturelle. Elle flottait dans l’air comme un être vivant, pénétrant mon esprit, chaque note me paralysant et me capturant à la fois. Cette voix réveillait en moi des souvenirs inconnus, des visions d’un passé que je n’avais jamais vécu, des lieux que je n’avais jamais vus. Elle m’appelait irrésistiblement, chaque vibration me rapprochant d’un secret que je sentais tapi dans l’ombre, et que je savais pourtant dangereux.
Chaque pas que je faisais me liait davantage au lieu. Les portraits anciens aux yeux fixes semblaient suivre mes gestes, des symboles gravés dans la pierre apparaissaient et disparaissaient, formant des phrases dans une langue oubliée. Les murs eux-mêmes semblaient respirer, vibrer, me parler à travers des craquements imperceptibles, et parfois je crus distinguer des formes mouvantes dans les ombres, des silhouettes qui se penchaient au-dessus de moi pour observer mon avancée. L’Opéra n’était plus simplement un bâtiment : il était vivant, sentant ma présence, me testant, me séduisant.
Je m’arrêtai devant une grande porte sculptée, ornée de musiciens et de danseurs figés dans la pierre. La voix semblait provenir de là, vibrante, insistante. Un frisson parcourut ma nuque et mon dos. Le silence était écrasant, seulement troublé par le souffle du vent qui passait à travers les interstices. Je sentis, à cet instant, que je n’étais plus un visiteur, mais une partie intégrante de ce lieu. Chaque pierre, chaque objet, chaque recoin me regardait, m’attendait.
Je pris une longue inspiration et m’avançai plus loin dans les couloirs. L’air devenait plus lourd, saturé d’humidité, de poussière, de cire et de bois ancien. Chaque pas semblait me rapprocher d’un secret que la ville entière voulait protéger. Les ombres s’allongeaient, se tordaient, les lustres projetaient des éclats mouvants, et les objets abandonnés, les costumes, les instruments, les rideaux semblaient respirer et se mouvoir, ou du moins je le croyais. Les yeux des portraits me suivaient à chaque mouvement, et je sus que je m’engageais dans un monde où passé et présent, mort et vie, réalité et hallucination, se mêlaient dans une même substance.
À mesure que j’avançais, la voix devenait plus insistante, vibrante et irrésistible. Elle parlait dans une langue inconnue, mais chaque mot, chaque note, s’imprimait dans mon esprit comme un enchantement. Mon souffle se mêlait à l’écho de la mélodie, et je sentais ma volonté s’effacer peu à peu, remplacée par un désir irrésistible de suivre cette voix jusqu’au cœur du bâtiment, jusqu’au mystère qui m’attendait. Le danger, l’attraction, l’horreur et la fascination se mêlaient dans une danse macabre, et je savais que je franchirais bientôt le seuil d’un monde que je ne pourrais jamais oublier.
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