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Le Soleil brille haut dans les panneaux-ciels. Un peu trop blanc, peut-être, comme si les concepteurs de cette voûte artificielle avaient oublié combien la diffusion des couleurs par l’atmosphère change la perception de l’étoile sur Terre. Pourtant, derrière les nuages qui se meuvent lentement, la fidélité de l'azur semble prouver le contraire.

La fillette est installée sur un banc, le dos bien calé contre l’appui en élastomère et les jambes droites, portées par l’assise profonde. Ses petits pieds, parés de bottillons plats moulés, remuent doucement. Les mains dans les poches de son tablier d’écolière anthracite tout neuf, elle sourit, les yeux clos. À son côté, les mains derrière la tête et les jambes tendues, Tanto laisse filer les dernières vapeurs d’alcool. Il essaie de ne penser à rien, le visage caressé par une brise venue d'une soufflerie disposée en hauteur, tout autour du grand parc qui partage le secteur 9 avec le nouvel hôpital. La façade blanche et courbe de ce dernier, en partie occultée par de jeunes arbres aux feuilles frémissantes, culmine à presque dix mètres avant de laisser place au firmament paresseux. Non loin d’eux, au-delà d’un chemin gravillonné, gazouille une fontaine ronde. En son milieu, une sculpture abstraite crache une multitude de filets d’eau.

— C’est un des plus grands secteurs d’Héliopolis, et un des derniers achevés, dit Tanto d’une voix placide. Qui aurait cru qu’un jour, il y aurait un tel jardin dans l’espace, hein ?

— C’est très beau ! répond Koni en remuant les pieds.

Tanto se redresse, soudain très sérieux.

— Bon. Dis-moi, Koni (Il se tourne vers la fillette, les sourcils froncés). Tu es arrivée en navette depuis la Lune, c’est bien ça ?

— C’est bien ça.

— Et depuis la Terre avec une fusée.

— Oui, affirme Koni avec un hochement de tête.

— Tu comprends que j’ai du mal à te croire !

— Je comprends, Tanto. Il est écrit dans l’encyclopédie impériale que la planète bleue est en quarantaine depuis près de trois cents ans. En vérité, quatre familles de scientifiques y travaillent, depuis plus de cinquante ans. Sur ordre de l’empereur, ces familles surveillent sa convalescence et développent des technologies en vue de les adapter sur la station. Si aujourd’hui vous cultivez des fruits et des légumes dans les fermes hydroponiques du secteur 6, c’est grâce à eux.

— Prodige ! s’exclame Tanto, comme si le mot lui avait longtemps brûlé la langue. C’est ça, hein, tu es un prodige ? Tu me rappelles Pietto, quand j’étais en classes d’enseignement. Comme toi, il connaissait tout sur tout, un vrai savant ! (Tanto passe une main dans ses cheveux en bataille.) Il était un peu bizarre, aussi. Dommage que tu ne puisses pas le rencontrer, il est en route pour Tau Ceti, le cerveau bien conservé dans une biostase. (La fillette reste silencieuse, les yeux rivés sur Tanto. Aucun doute que si elle est un prodige, lui fasse figure de bel idiot.) Depuis combien de temps es-tu à bord de la station ?

— Deux jours et trois nuits.

— Qu’as-tu fait, pendant tout ce temps ?

— J’ai observé, appris, enregistré.

— Et tu comptes faire quoi, maintenant ?

— Aller encore plus loin.

— Ah !

Non loin d’eux, sur un autre banc, un couple s’enlace tendrement. Ont-ils déjà fait leur comparatif chromosomique ? se demande Tanto, qui se souvient de la joie ressentie lorsque Anija et lui avaient reçu un résultat négatif. Bien avant ça, alors qu’il était adolescent, il avait embrassé une fille au lien de parenté très proche. Cela lui avait laissé un goût bizarre dans la bouche, après coup.

— J’ai attendu trois ans que le Magellan IV soit construit, dit la fillette les mains sur les genoux. J’ai beaucoup marché, j’ai vu beaucoup de choses très belles. D’autres, très tristes. La Terre n’est pas du tout prête à ce que l’humanité revienne, et je ne veux pas y retourner, alors je dois aller plus loin.

— Le Magellan IV ? demande Tanto, arraché à sa rêverie.

— Oui, le vaisseau-colonie.

— Je connais le nom de ce foutu vaisseau-colonie. Je veux dire, comment as-tu appris son existence ?

— On capte très bien Hertziopolis, sur Terre. Le temps de quelques heures par jour, évidemment.

— Évidemment, répète Tanto pour qui cela n’est pas du tout évident, de nouveau absorbé par le couple qui s'est levé et, main dans la main, remonte l’allée en direction de la sortie du parc.

— Lorsque la radio a communiqué qu’il quittait le chantier où il a été assemblé, j’ai décidé de couper court à mes pérégrinations, et de prendre la première fusée pour la Lune. Ensuite je suis venue ici, puisque les derniers préparatifs, ainsi que le lancement, se feront depuis le port de la station.

— Ton plan est presque parfait, Koni.

— Presque ?

— L’empereur ne te laissera jamais embarquer à bord du Magellan IV, même en lui demandant poliment, même en agitant tes jolies boucles blondes.

— Pourquoi ?

— Tu es prodige, mais naïve, on dirait, dit Tanto dans un soupir. Cela fait longtemps que l’équipage est constitué, à l’individu près, et il n’y aura de place pour aucun autre. Et même si tu arrivais à monter à bord, ce qui est impossible, il ne s’agit pas d’une balade de quelques heures, mais d’un voyage de près de trente ans. Sans biostase, tu risques de sacrément t’ennuyer. (Koni reste silencieuse, ses jambes ont cessé de gigoter.) Tu sais, moi aussi j’aurais voulu partir d’Héliopolis, découvrir ce qu’il y a plus loin. J’ai l’horrible sensation, depuis plusieurs semaines, que ma présence sur la station est vaine, que les journées n’ont plus rien à offrir qu’une infernale monotonie. Et puis, il y a une autre raison, mais rien que d’y penser, ça me fiche encore plus le bourdon.

— Ta petite amie, Anija ?

Tanto se raidit, comme si la fillette venait de lui administrer un bon coup de pied au cul.

— Comment tu le sais ?

— Je vous ai entendu discuter, Yeouda et toi.

— Ah oui, c’est vrai. En plus d’être ingénieuse, tu as l’oreille fine.

— Tu voudrais partir avec elle ?

— Évidemment, mais comme je te l’ai dit, c’est impossible.

— Et si c’était possible ?

— Alors, je quitterais Héliopolis sans hésiter.

Un sourire irradie le visage rond de Koni. Le genre de sourire qui ne devrait jamais apparaître sur les traits innocents d’une gamine de huit ans ; une malice et une détermination beaucoup trop réfléchies. Tanto, les yeux écarquillés, sent un frisson remonter jusqu’au sommet de son crâne, achevant de hérisser ses cheveux.

— Tanto, je dois m’entretenir avec Anija.

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