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Tanto gratte tristement les cordes de sa guitare. Sol… Mi mineur… Do… La mineur… une suite d’accords on ne peut plus classique, mais qui l’obsède. Si simple, tellement poignant ; l’expression fidèle, au bout de ses doigts, de ses sentiments. Un Do base Si, pour accentuer sa détresse, car vraiment, cette journée touche à la tragédie. Comment a-t-il pu ainsi se laisser aller à espérer que sa vie allait changer ? Croire qu’il réussirait à briser la monotonie de son destin, tracé par une orbite indifférente.

— Emancipate yourselves from mental slavery … none but ourselves can free our minds…

Assise à côté de Tanto sur le lit, ses jambes de serin remuantes dans le vide, Koni chantonne de sa petite voix claire, avec une justesse renversante. Tanto tourne la tête, les poils de ses bras se hérissent. Ces paroles, dont il ne capte que quelques vocables déformés, semblent lourdes d’une valeur qu’il devine cachée derrière le voile fragile de cette interprétation angélique.

… Have no fear for atomic energy … ’cause none of them can stop the time…

Les yeux clos, les mains jointes contre sa poitrine, la fillette fredonne sans artifice, taquine des harmonies dont le bon sens tire des frissons jusque dans les joues.

... How long shall they kill our prophets… While we stand aside and look? … Some say it’s just a part of it… We’ve got to fulfill the book…

Un sentiment poignant lui dicte de jouer un Ré, puis d’enchaîner un Sol avec un Do, avant de revenir au Ré. Ses doigts changent de positions, écrasent les cordes, comme hypnotisés par la voix frêle de l’enfant.

... Won’t you help to sing… These songs of freedom?

L’apogée surgit sur la langue de la poupée aux boucles blondes. Magique, impérieuse est la manne chaude qui gonfle sa poitrine et lui tire une larme qui roule doucement sur son tatouage.

... ’Cause all I ever had, redemption songs … redemption songs…

Tanto cesse de jouer, inspire profondément, comme s’il luttait pour ne pas s’évanouir. Son corps entier est envahi de picotements révélateurs, une incontrôlable surcharge d’émotions.

— Bon sang, Koni, qu’est-ce que c’était ? dit-il, la bouche sèche et les mains tremblantes.

— Bob Marley, dit simplement la petite fille.

— Qui ça ?

— Un artiste du vingtième siècle, qui raconte dans ce titre l’histoire d’un homme asservi se battant pour sa liberté. J’ai authentifié les accords que tu jouais, alors j’ai eu envie de la chanter.

— Merde, murmure Tanto en s’essuyant discrètement le coin de l’œil. Tu ne cesses de m’épater, fillette. Tu m’expliqueras sans doute pourquoi, même sans reconnaître aucun mot, j’ai su en saisir les grandes lignes, et ressentir une telle… transe ?

— Monsieur Marley utilisait une des langues mères de l’idiome officiel de l’Empire. Les similarités sont nombreuses, les racines évidentes. Rien d’étonnant à ce que la syntaxe et les sonorités de cette chanson te soient familières.

— Peux-tu m’apprendre les paroles ? Il faut que je la partage, la diffuse. Je veux qu’Héliopolis résonne de cette merveille ce soir !

Pendant quelques instants, Tanto est fébrile, impatient, comme si un nouvel horizon, jamais observé, jamais exploré, venait de lui être révélé. Puis ses épaules s’affaissent de nouveau, car il n’a jamais vu aucun horizon, seulement de courtes perspectives ; au mieux, une ouverture effrayante sur le vide. C’était l’unique fois où, avec sa classe d’instruction, il s’était rendu au port. L’unique fois, également, où il avait fait l’expérience de la microgravité. Privé de la rassurante force centrifuge de la station, angoissé et nauséeux, il avait alors observé une navette en train d’apponter lentement, la Lune suspendue, en arrière-plan, sur la toile spatiale. Ce jour-là, le nez collé aux hublots, Pietto le génie avait déclaré vouloir coloniser Tau Ceti. Tanto, lui, avait pris conscience de ce qu’il y avait au dehors de son foyer : l’immensité, le néant, l’infinie vacuité de l’existence…

— Tu penses à Anija ?

Tanto sursaute, esquisse un sourire embarrassé. Ses yeux tels deux aigue-marine levés vers lui, Koni ressemble plus que jamais à ces jouets que l’on trouve chez certains artisans du quartier.

— Pas vraiment. Enfin si, un peu.

— Ne t’inquiète pas, elle viendra t’écouter ce soir. (Elle hoche la tête.) Et je lui parlerai. Et elle acceptera de nous aider. Elle voudrait que tu partes avec elle, seulement, elle ne sait pas comment faire. Je vais lui expliquer.

Koni arbore un grand sourire, et Tanto ne sait plus quoi penser. Si la raison lui martèle que cette gamine, sortie de nulle part, est trop étrange pour qu’elle ne précède pas un regrettable retour de bâton, il ne peut s’empêcher d’envisager une issue favorable ; n’importe quoi susceptible d’offrir un sens à cette improbable rencontre.

Sans crier gare, elle se lève et se plante devant le distributeur.

— Tu as dit tout à l’heure que je devais rester discrète. Je ne fais aucune remarque sur les vêtements que tu m’as donnés ; cette tenue est très belle. Néanmoins, je doute qu’elle soit appropriée pour t’accompagner au bar de l’Apocalypse.

— Tu as raison. Même si la salle est plongée dans l’obscurité, tu risques de ne pas passer inaperçue (Il s’adosse à sa tête de lit, les mains derrière le crâne.) Vas-y, choisis des fringues. Épate-moi, terrienne !

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