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Les panneaux-ciels ont lentement baissé d’intensité, simulant un crépuscule tardif et ourlé de tons violines et orangés. Dans l’artère principale du secteur 4 ainsi que sur la grand-place, de longues guirlandes lumineuses ont pris le relais. Certaines dessinent des motifs désuets — fleurs, fruits d’été, glaces à l’eau et soleils rieurs —, d’autres scintillent, ou s’animent pour feindre les Perséides. Ateliers et galeries, sas grands ouverts, projettent une clarté presque diurne sur la foule déjà compacte et bruyante.

Koni se fraye sans difficulté un chemin entre les badauds qui progressent lentement. Tanto, l’étui de sa guitare dans les bras afin de n’assommer personne, doit jouer des coudes et s’excuser constamment. D’ordinaire, ces rassemblements ont tendance à le mettre de mauvaise humeur, mais ce soir, il observe avec un sourire amusé ce public potentiel converger vers la grand-place. En se dressant sur la pointe des pieds, il remarque qu’un écran géant retransmet Wamdu et Badios, un couple dans la vie et sur scène, dont les tempos tonitruants et les résonnances purement électroniques rythment le Grand’Baz depuis une éternité. Plusieurs générations de danseurs se sont déjà déhanchées sur le son du duo ; même s’ils sont amis depuis toujours, Tanto a horreur de danser.

Encombré par son étui, il salue tour à tour ses voisins artistes : un sculpteur de verre, une peintre numérique, un créateur de trottinettes uniques dont la boutique est prise d’assaut. La séparation entre l’esthétique et le fonctionnel étant parfois floue, l’atelier d’un designer resté clos forme comme un trou d’ombre dans l’artère. Sans doute le dénommé Tiziomo est-il encore au port, à plancher sur la forme optimale d’une pièce mécanique, ou l’alliage plastique du prochain mobilier urbain.

Enfin, ils arrivent sur la grand-place, dont la voûte céleste artificielle scintille de mille étoiles. Le vieux chêne a déjà été taillé, mais des acrobates profitent de l’échafaudage pour dominer la foule, les bras levés, les têtes secouées en cadence de la musique diffusée par d’énormes enceintes. Sur chaque écran disposé autour de la place, le duo se démène toujours sur la scène du bar de l’Apocalypse, accompagné de lumières stroboscopiques. Tanto sourit en imaginant Yeouda, son casque antibruit sur les oreilles, en train de servir à tour de bras une centaine de fêtards déchaînés.

Tanto est un peu rassuré. Il y a peu de chance que la garde impériale, immobile et passablement détendue, repère une petite fille ayant pris soin de se fondre dans la masse. D’autres enfants sont également présents. Beaucoup gesticulent sur les épaules de leurs parents tandis que d’autres, plus agiles, se sont nichés sur des appliques murales afin de profiter du spectacle. Il regarde Koni déambuler entre les flâneurs, parfaitement à son aise, dans son ensemble pantalons et chemise en microfibre de cellulose, ses cheveux attachés et dissimulés sous un béret grenat orné d’une libellule. S’il n’avait pas les bras chargés, il lui prendrait la main.

Entrer dans le bar de l’Apocalypse est une épreuve. La fillette rivée dans son dos, accrochée par une boucle de ses jeans, Tanto se justifie en brandissant son instrument pour se frayer péniblement un chemin jusqu’au bout du comptoir. Yeouda, bien trop occupé, se contente de lui lancer un clin d’œil.

— Je dois te laisser, crie-t-il à Koni en se penchant afin de se faire entendre. Je file me préparer. Toi, tu ne bouges pas. (Il passe une main dans ses cheveux en épis.) Si Anija vient ce soir, elle s’assiéra, ici, sur ce tabouret.

— D’accord, Tanto. Ne t’inquiète pas. Fais-nous un beau spectacle !

Au moment de tirer le rideau afin de rentrer dans les loges, une poigne le retient par la manche. Tournant la tête pour protester, Tanto se retrouve face à une trogne rougeaude et mal rasée dont il aurait préféré oublier l’existence.

— Dis-moi, Tanto, tu fais dans la garde d’enfant ?

— Lâche-moi, Lacius.

— Elle est à toi, cette gamine ?

Son haleine est chargée, son regard torve et sans équivoque.

— Lâche-moi, Lacius ! gronde Tanto, les dents serrées. C’est mon dernier avertissement.

L’homme dessert son étreinte, les sourcils levés. Sa bouche humectée dessine un horrible arrondi dodu, figure d’une surprise tout à fait feinte, avant de découvrir une denture jaunie.

— Sais-tu que Judian recherche justement quelqu’un ?

— C’est la fille d’une amie qui habite le secteur 9 et ne peut pas venir parce qu’elle bosse dans le nouvel hôpital. Sa mère s’appelle Alaïna. Tu peux vérifier, si ça te chante, il y a trois bornes médiafos sur la place.

— Je te crois, mec, pas de problème ! hurle l'ivrogne en levant sa chope à moitié vide, un sourire perfide déformant ses vilains traits. Je disais ça comme ça, pour que tu saches.

— Je me fous de ce que cherche Judian. Maintenant, excuse-moi, je dois bientôt monter sur scène. (Il agrippe le rideau, avant de faire volte-face à nouveau.) Si tu t’approches de cette gamine, Lacius, je te casse en deux.

Une fois dans les loges, Tanto pose son étui sur l’habituel tapis rabougri, les mains tremblantes. Il ne manquait plus que ce fouille-merde pour compléter le tableau ! Pire encore, si Lacius est dans le coin, cela signifie que Kornel n’est pas loin ; ces deux-là font la paire, comme la peste et le choléra. Une nouvelle intuition, décidément très prégnante aujourd’hui, lui intime de tenir les lascars à l’œil.

Le rideau s’ouvre. Wamdu et Badios font irruption dans la pièce, suivis par des cris et des applaudissements, alors que leurs machines assurent un final tonitruant sur la scène.

— Tanto ! Tu entends ça ? s’esclaffe Badios en le serrant dans ses bras trempés de sueur.

— On te les a chauffés jusqu’au point de fusion, poursuit Wamdu de son timbre de ténor, avant d’à son tour l’étreindre vigoureusement.

— Vous êtes les meilleurs, répond Tanto sincèrement.

Dans le bar, les boucles s’épuisent et laissent place au vacarme du public. Wamdu attrape une bouteille en plastique et s’asperge le visage, finissant d’imprégner son t-shirt avec un grand éclat de rire. Badios, qui s’est emparé d’une serviette, se frictionne la nuque et se tourne vers Tanto.

— On va te foutre la paix, afin que tu te prépares, et aller au comptoir picoler quelques bières. Mais tu peux prendre ton temps. Yeouda nous a avertis qu’un message officiel serait prononcé avant que tu ne montes sur scène.

— Quel genre de message officiel ? demande Tanto soudain inquiet.

— Nous ne couchons pas avec l’empereur, cher ami.

— Pas encore ! rétorque Wamdu en riant.

Les deux hommes quittent les loges et Tanto se retrouve enfin seul. Étrange sentiment. Il se souvient avoir fui son appartement au matin, dépité et en colère. Jamais il n’aurait pensé être là, ce soir, à miser son avenir sur une fillette aux allures de poupée sage.

Derrière le rideau, le volume des conversations est revenu à un niveau acceptable pour ce genre de lieu. Le public attend, une boisson à la main, la suite du spectacle. Assis sur le banc qu’il use depuis des années, Tanto sent monter le trac, ce mélange de frayeur et d’excitation qu’il n’a jamais su — ou jamais vraiment voulut savoir — dompter. Avec le temps, il a appris à aimer ce sentiment d’incertitude et d’angoisse propre au fait de devoir faire face à son audience. Une façon à lui d’être pleinement vivant. Ce soir est exceptionnel, mais Tanto a compris, avec l’expérience, qu’il devait toujours donner la meilleure prestation, peu importe le nombre d’auditeurs. Malgré tout, la boule au ventre est là, alors il ouvre son étui afin d’empoigner son instrument et occuper ses mains tremblantes. Une préparation quotidienne, confortable ; un véritable cocon. Il connaît ses grilles d’accords et son manche par cœur, comme d’autres apprennent le tableau périodique des éléments ou les tailles de leurs clés d’assemblage. Il se délie les doigts avec quelques exercices, d’abord sur une gamme de blues, puis improvise un solo en variant son swing, concentré sur ses triolets, à différents tempos.

Un larsen, parasite sonore classique d’un microphone mal tenu, lui fait serrer les dents. Il se lève, sa guitare en bandoulière, tire le rideau et passe la tête dans la salle principale.

— Bonsoir Héliopolis [Larsen], hum, je m’appelle Elidas, porte-parole de l’Empire, mais je suis sûr que vous me connaissez déjà [Larsen].

— Elidas, pose le micro sur le pied ! vocifère Yeouda depuis son comptoir.

Le jeune homme, les joues rouges et le front luisant, guindé dans sa combinaison blanche et or, s’exécute maladroitement, tandis que quelques rires fusent dans le public. Imaginant les centaines de personnes sur la grand-place, tous ces yeux rivés sur les écrans géants, Tanto ne peut s’empêcher d’avoir un peu pitié de lui.

— C’est mieux, là ? OK, merci, Yeouda. Je viens donc vers vous, chers citoyennes et citoyens de notre vénérable station, en cette merveilleuse soirée d’équinoxe d’été, pour vous annoncer deux excellentes nouvelles. (Il laisse passer quelques instants, afin de maîtriser son effet.) La première, mesdames et messieurs, c’est que nous avons reçu ce matin un message laser en provenance de la constellation du Centaure. Oui, vous avez bien entendu, nous avons capté une transmission du Premier Magellan ! (Des hourras fusent dans la salle, suivis d’une salve d’applaudissements et de franches accolades. Elidas attend patiemment que les effusions s’amenuisent pour continuer, l’air grave.) Je dois être honnête avec vous, certains colons n’ont pas survécu. La liste des héroïques victimes du tout premier voyage interstellaire de l’humanité sera communiquée très prochainement, mais, d’ores et déjà, l’Empire souhaite apporter tout son soutien aux familles concernées. Cette tragédie mise à part, la manœuvre de mise en orbite autour de Proxima b est un succès ! La forge fonctionne normalement. La production des piliers de terraformation a débuté. Les scientifiques sont impatients de débarquer leurs cargos à la surface de la planète. (Elidas écarte les bras et lance un sourire en direction d’une caméra, qu’il semble avoir enfin trouvé.) Voilà toutes les informations factuelles que nous avons reçues. Comme vous le savez, nous ne pourrons suivre l’évolution de cette formidable expédition que tous les trois ans, au rythme de la vitesse de la lumière (Son rictus factice, le visage même de l’Empire, s’agrandit davantage.). Mes amis, partageons avec l’empereur cette fierté d’avoir repoussé si loin les limites de l’inconnu. Souhaitons au Premier Magellan, par le biais de cette vidéo qui leur sera transmise, le meilleur enracinement sur Proxima b !

Nouvelle salve d’applaudissements, de sifflets, de hourras et de cris de joie. Derrière le rideau qui sépare la salle et les loges, Tanto observe le tableau avec un sourire en coin. Il pense à la grand-mère de Yeouda et il aimerait en plaisanter avec lui, mais il doit rester concentré et se préparer à monter sur scène. Du coin de l’œil et malgré la foule, il remarque Anija, assise sur ton tabouret fétiche, en tête-à-tête avec la fillette.

— La seconde nouvelle, maintenant. Elle nous concerne plus directement, car il s’agit d’un événement majeur que nous attendons depuis presque dix ans. Vous l’aurez compris, chers habitants d’Héliopolis : le Magellan IV est prêt à appareiller, ce qu’il fera dès demain matin ! J’espère que les colons auront tenu leur langue et que cette annonce est une surprise pour celles et ceux qui ont courageusement participé à cet exploit ! Cette nuit est exceptionnelle, véritablement historique ! Alors, amusez-vous bien, dans la limite du raisonnable, bien entendu.

Le porte-parole Elidas, tout sourire envolé, salue la foule puis quitte la scène. Aussitôt, Tanto vérifie sa sangle, active le préampli intégré de sa guitare, règle le commutateur, et inspire un grand coup.

Allez, mon vieux. Donne tout. Comme si le spectacle de ce soir était le dernier.

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