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Tonfa serré dans sa main glacée, Tanto continue de longer la paroi de l’artère principale, soucieux de ne pas s’égarer, même si la fumée semble perdre en épaisseur ; sans doute les techos ont-ils poussé ventilateurs et extracteurs au maximum. Il trouve enfin un distributeur en état de marche, miraculeux rescapé du soigneux saccage dont le secteur est victime. Il dépose délicatement le corps inanimé de la fillette, se masse un instant l’épaule, regrettant de ne pas être bâti comme Yeouda, puis pianote sur le clavier de la console de l’appareil. Impatient, il piétine, il se frotte les mains. Il est saisi par la représentation des deux machines côte à côte, si différentes et pourtant, indéniablement, liées par leur nature.

Machine. Un vocable étrange, sans doute hérité d’un langage plus ancien encore que celui de Monsieur Marley. Sur Héliopolis, c’est un synonyme du mot outil. Ils désignent l’un et l’autre un appareil utilitaire, associé généralement à une activité précise, à ceci près que la machine a besoin d’énergie pour fonctionner. Quelle énergie nourrit la fillette ? Quelle quantité réclame-t-elle pour réfléchir, prendre une décision, développer un trait d’humour ?

La trappe du distributeur s’ouvre, et après s’être assuré qu’aucune ombre proche n’errait dans le brouillard, il pose la matraque et se déshabille à la hâte. Grelottant, il saisit le paquet dont il déchire l’emballage avec les dents. Il déplie et enfile une combinaison gris et grenat en Nomex, munie d’une capuche et d’un col montant, ainsi qu’un grand foulard dont il se couvre le visage, ne laissant apparaître que ses yeux. Il se penche sur l’enveloppe — inactive ! — de la machine Koni, s’apprête à la hisser de nouveau sur son épaule, avant de faire un pas en arrière et d’extirper de son tas de vêtements le galet noir qu’elle lui a confié. Il le fait rouler doucement dans sa main, en apprécie la forme élémentaire, la texture veloutée — certainement un polyéthylène à haute densité, si ses souvenirs de chimie ne lui font pas défaut —, la légèreté. Une mémoire de masse, encore en circulation, mais depuis longtemps remplacée par le réseau global qui dessert chaque dispositif depuis une cinquantaine d’années. Une pièce de musée, dont l’usage et la compatibilité de connexion reposent davantage sur une sorte de nostalgie guindée que par réelle nécessité, la totalité de l’information étant disponible sur les bornes médiafos disséminées sur toute la station. Une technologie archaïque, donc, qui laisse aisément place à une conclusion à la fois surprenante et logique : la fillette est probablement bien plus ancienne que lui…

Bordel, secoue-toi, Tanto !

Il soupire, range le galet dans une poche de poitrine de sa combinaison et saisit la petite machine. Qu’est-il en train de faire, sinon répondre à la promesse faite à un être mécanique ? Cette promesse supplante-t-elle sa tristesse de savoir Anija aux mains de l’empire ?

Bouge !

Les premiers pas sont difficiles. Même s’il ne souffre plus du froid, ses yeux larmoient et le poids de son chargement lui scie l’épaule, alourdit ses jambes et modifie de façon perceptible son centre de gravité, perturbant son expérience de la force de Coriolis. Il a l’impression de rentrer chez lui après une soirée particulièrement alcoolisée. Excepté qu’il ne rentrera plus jamais chez lui, et qu’il est sobre comme un nouveau-né.

Il quitte la sécurité de la paroi pour s’aventurer au milieu de l’artère et découvre les reliques de ce qui a dû être un violent affrontement. Plusieurs corps immobiles jonchent le sol, tandis que d’autres, formes tordues et gémissantes, oscillent dans la brume délétère. Il passe à côté d’une femme prostrée, le bras couvert d’un linge sanglant. Une autre appelle à l’aide avec sur ses genoux la tête d’un homme allongé. Plusieurs gardes ont abandonné casques et boucliers au milieu de débris d’appareils calcinés, de plastiques fondus, de bancs et d’appliques murales arrachées. Un drone, dont les hélices fonctionnent encore, tournoie lentement sur lui-même, soulevant cendres et tissus enflammés. De nouveau, Tanto a la désagréable impression d’avoir pénétré dans la fresque peinte de l’Apocalypse bien qu’il doute que, cette fois, l’empereur soit là pour lui tenir grand ouvert le portail d’embarquement.

Aspirée vers le haut par les extracteurs, la fumée se dissipe, formant des colonnes fantomatiques et mouvantes, teintées des tons rosés de l’aube artificielle. À présent, la visibilité dans l’artère permet à Tanto de réaliser qu’il se situe à moins de deux cents mètres du boyau gravitationnel, et qu’à son seuil se joue toujours une altercation étrange. Le cordon s’est délité. Les deux partis, novices en matière de confrontation, laissent parler leurs instincts primaires. Prudence, détermination, bravoure, méchanceté, rancune. C’est un véritable enchevêtrement de sentiments bâtards qui s’affrontent à coups de poings, de mobilier urbain et de matraques, laissant sur le carreau les moins astucieux.

Tanto n’a jamais été le dernier à se jeter dans une bonne bagarre. Il a reçu et donné des raclées plus d’une fois, lors de nuits où l’ennui et l’alcool déguisaient en prétextes impérieux des motifs futiles et aussitôt oubliés. Des combats de coqs pour la propriété d’un tabouret vissé au comptoir d’un bar, pour un honneur froissé par un écart de langage, pour une fille qui bien souvent s’avérait être d’un lien de parenté trop proche. Des enfantillages, des querelles de poivrots, sans commune mesure avec ce qui se déroule sous ses yeux.

Combien de temps la petite machine peut-elle se battre, de son côté virtuel, contre Hélios ? À quoi ressemble une bagarre entre deux intelligences artificielles ? S’opposent-elles à coups de poings et de pieds numériques ? Quelles sont leurs armes, leurs volontés ?

Un choc le fait pivoter et tituber. Il manque de s’étaler sur le sol, résiste pour ne pas lâcher son fardeau, serre les dents et retrouve son équilibre. Du coin de l’œil, malgré sa vision réduite par la capuche qui lui couvre le visage, il aperçoit une ombre qui s’enfuit en trébuchant.

Il assure la prise de ses doigts engourdis, grimace sous la douleur. Le souffle court d’avoir lutté pour ne pas tomber, il se tourne de nouveau vers l’entrée du boyau gravitationnel.

Plus question de tergiverser.

Pour la petite. Pour Anija.

Il s’élance. Comme si ses oreilles se débouchaient soudain, et malgré les battements de son cœur tambourinant dans son crâne, il entend maintenant les cris et les heurts. Il fonce droit devant lui, déterminé, sans réfléchir.

Deux gardes impériaux s’acharnent à coups de pieds sur un corps recroquevillé sur le sol. Un banc se fracasse contre un rempart de boucliers. Un tonfa brise l’humérus d’un gamin aux cheveux roux. Une femme en combinaison jaune ramasse un casque et le lance sur un garde qui pisse le sang. Tanto évite une matraque qui lui frôle la hanche. Il enjambe un cadavre distordu. Il glisse sur une flaque visqueuse, grogne, lutte, se rétablit, accélère encore. La petite machine inerte lui cisaille l’épaule. Il insulte les vivants et les morts. Il maudit ses années flegmatiques, son acharnement, malgré les supplications d’Anija, à refuser d’entretenir sa carcasse déclinante. Le frottement de la capuche contre ses oreilles lui vrille les nerfs.

Un cerbère se dresse devant lui. Un grand gaillard, bien bâti, vaguement familier. Sa combinaison blanche et or est maculée de taches sombres, mais dans ses yeux exorbités se lisent à la fois la surprise et une franche lassitude. Tanto arme son bras tenant la matraque, hurle un borborygme inarticulé. Le garde recule d’un pas, lève son bouclier afin de se protéger. Tanto frappe sans ralentir. Le choc fait vibrer ses os. Sa mâchoire se contracte, ses jambes flageolent un instant. Par chance, le couard se décale et se dérobe. Un jet puissant d’adrénaline lui permet d’accélérer à nouveau.

Les yeux irrités, bouffis par les larmes, il réalise avoir atteint le boyau gravitationnel quand il se rend compte que le poids de la fillette ne lui laboure plus l’épaule et le dos. Sensation renforcée alors que ses foulées s’allongent et qu’il dérive involontairement pour finalement ralentir et heurter la paroi molletonnée du boyau. Il déglutit avec peine, un goût de sang dans la bouche. Son cerveau cherche à bondir hors de son crâne. Il laisse son corps pivoter lentement tandis qu’il observe son nouvel environnement. Le fameux boyau gravitationnel mesure quinze mètres de diamètre, bardé d’échelles, de poignées, de rails et de lanières qui oscillent, comme portées par un vent léger. Il imagine, en temps normal, des dizaines de techos en transit ou affairés à monter et descendre des containers, parfaitement à l’aise dans cet élément où l’avant et l’arrière deviennent, en quelques mètres et de façon arbitraire, le haut et le bas. Il lâche sa matraque, qui s’éloigne aussitôt en décrivant une trajectoire courbe, puis s’agrippe à un barreau ; dans quelques mètres, il sera en impesanteur.

Les battements de son cœur semblent ralentir, ses yeux ne sont plus dévorés par les émanations toxiques, mais son oreille interne lui rappelle qu’il est dans une situation qui n’est ni habituelle ni confortable. Pas sûr que le plus difficile soit derrière lui. Il reste encore à gravir le boyau jusqu’au port, sans vraiment savoir ce qui l’y attend. Peut-être trouvera-t-il le vaisseau bouclé, défendu par un formidable comité d’accueil, et avec un peu de chance, la présence de Judian en personne. Ouvrir la main afin de saisir le barreau supérieur est plus facile qu’il ne le pensait.

De quoi l’empereur est-il capable pour le punir ? Une seule façon de le savoir.

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