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J’ouvre les yeux.

Le plafond au-dessus de ma tête oscille entre l’orange et le noir.

Combien de temps ai-je passé dans mon caisson de biostase ? Pour moi, cela fait à peine cinq minutes, mais qu’en est-il en réalité ? La guerre est-elle terminée ? Mara est-elle venue me chercher ? J’espère, d’ici quelques secondes, voir son visage surgir au-dessus de moi, ses lèvres fines fondre sur les miennes.

On m’a ôté le tuyau de la trachée. Je peux déjà bouger bras et jambes et j’ai froid. Cela signifie que mon réveil a eu lieu il y a au moins une demi-heure. Je pense pouvoir me redresser, mais je patiente encore. Je perçois faiblement l’alarme qui accompagne le signal visuel clignotant. Je me souviens que l’on plonge avec des protège-oreilles.

Las d’attendre, totalement frigorifié, je me cambre et empoigne les bords de la cuve. Le petit module de vie semble désert. Le marchepied est déroulé ; peut-être ne s’est-il jamais rétracté. J’entreprends de m’extirper du caisson, ce qui s’avère pénible. Lors de mes précédentes émergences, un membre de l’équipage était là pour m’aider. Où est la mécatronique ? Comment s’appelle-t-elle, déjà ?

Après avoir durement bataillé avec mon propre corps engourdi, je me retrouve enfin, nu et gluant, mais debout, au milieu du module de vie. La tête me tourne. Je me dirige à petits pas hésitants vers l’angle où se trouve la douche, presse le bouton. Le jet d’eau chaude me tombe dessus, je me plie en deux et vomis un liquide jaunâtre. Mes jambes se mettent à trémuler violemment, mon cœur s’emballe. Je songe un instant à me laisser glisser jusqu’au sol et lâchement m’évanouir, mais un élan d’orgueil agrippe une barre d’appui à laquelle je m’accroche fermement. De l’autre main, je trouve la force d’ôter les protège-oreilles. Aussitôt, l’alarme me vrille les tympans et je réalise que, peut-être, quelque chose ne tourne pas rond dans la station. Où est ce foutu bipède mécanique dont j’ai oublié le nom ? Je n’arrive pas à réfléchir et me mouvoir en même temps.

Je me frictionne les cheveux, le visage, les épaules. Je retrouve assez de vigueur pour lâcher la barre d’appui et, avec des gestes transis, chasser le vitagel poisseux de mon corps amaigri. Bon sang, je suis sec comme une vieille ration de pain !

Le jet d’eau chronométré s’interrompt, mais je reste un instant figé, afin de reprendre mon souffle. La tête me tourne toujours, mon cœur cogne dans ma poitrine. Vais-je encore vomir ?

J’ouvre le placard mural et enfile laborieusement ma combinaison. L’alarme imprime à mon cerveau un rythme insupportable. Je serre les dents alors que mon pied gauche refuse de rentrer dans sa botte. Je maudis l’empereur et toute sa clique ; scientifiques, ingénieurs, techniciens, gardes et cerbères, tous ont droit à leur juron.

Enfin, je remets le dispositif protecteur sur mes oreilles. Le retour dans ce cocon auditif calme mes nerfs. Je peux de nouveau réfléchir. Est-ce une bonne idée ? Je me remémore les derniers instants avant la piqûre rachidienne, puis réalise pleinement la situation. Que suis-je censé faire, à présent ? Qui m’a réveillé, et pourquoi Mara n’est-elle pas dans le module avec moi ?

Je reste paralysé par les flashs orange qui impriment aux parois du module de vie une atmosphère terrifiante. Soudain, un mouvement en périphérie m’alerte et je tourne la tête. Le sas s’ouvre. Ketco ! Je me souviens maintenant !

Il pénètre dans la pièce de sa démarche saccadée et s’arrête une fois sur le seuil. Je suppose qu’il me regarde de ses optiques proéminentes. Il lève les bras et agite ses quatorze doigts effilés. Est-ce qu’il me fait des… signes ? Je m’approche de lui, et je remarque qu’en bas du parallélépipède qui lui sert de tête clignote une petite série de LED rouge. Est-il en train de parler ? Avec précaution, j’ôte de nouveau mes protège-oreilles.

— Quoi ?

— Vous devez me suivre, Tanto.

— Où va-t-on ?

Mais Ketco a déjà fait pivoter son torse. Il retourne dans le couloir pendant que ses jambes voltent à leur tour, mais sa tête est toujours tournée vers moi.

— Suivez-moi, répète-t-il au travers du hurlement de l’alarme.

Je lui emboîte le pas., mais le bougre marche vite. Je dois presque trottiner pour ne pas me laisser distancer. Il me revient le souvenir d’une fillette se faufilant dans les boyaux d’Héliopolis lors de notre fuite du bar de l’Apocalypse. Je ne savais pas, à ce moment, qu’elle n’était pas un prodige humain. Je ne savais pas ce qu’était une mécatronique autonome.

Au bout du long couloir emprunté au pas de course, je reconnais la baie du hangar. Les portes qui donnent sur le vide spatial sont closes. Malgré tout, par intermittence, je peux remarquer qu’aucune navette n’est posée sur la plateforme ; le tunnel chiffonné est replié. Mon espoir de revoir Mara chancelle alors que Ketco passe son chemin sans même ralentir.

— Où va-t-on ? je hurle à l’attention de la machine.

— Suivez-moi, Tanto, me répond-elle, la tête toujours tournée vers moi.

Nous poursuivons le long de la coursive, et je me rends compte que la baie est bien plus imposante que je ne le pensais. Plusieurs navettes pourraient y atterrir. Mon optimisme regrimpe en flèche. Je cherche des yeux une autre plateforme, lorsqu’une secousse me fait chanceler, et je me plaque à la vitre pour ne pas dévisser jusqu’à terre. Un bruit retentissant couvre en partie l’alarme, un interminable et sinistre craquement, comme je n’en ai jamais entendu. Inquiet, je me lance après la machine, parviens à la rejoindre.

— Putain, qu’est-ce que c’était ?

— Un rocher de plusieurs centaines de mètres vient de percuter le nôtre.

— Quoi ?

— La ceinture d’astéroïde se délite. Vous êtes en danger.

De ses longs doigts, il m’attrape rudement par les triceps. Mes pieds quittent le sol. Je suis sur le point de hurler lorsqu’un autre craquement, plus terrible encore que le précédent, emplit l’air et me vide les poumons. La machine bifurque, un accès s’ouvre en silence dans le vacarme assourdissant. Je vois derrière nous, le long de la coursive, la vitre de la baie se fendiller et se tordre comme un vulgaire morceau de papier. Ketco me repose au sol, ton torse vire à cent quatre-vingts degrés pour appuyer sur la fermeture du sas. Une nouvelle secousse me jette à terre. Les parois grincent, les lumières vacillent, des étincelles dégringolent du plafond. Je me recroqueville, de peur qu’une dalle se décroche et m’écrase sous son poids. Une fois assuré que l’ouverture est bien scellée, Ketco pivote à nouveau puis se penche sur moi.

— Je suis désolé de ne pas vous avoir assisté jusqu’au bout dans votre remontée, Tanto, et je suis heureux que vous ayez trouvé la vaillance de le faire par vous-même. Après avoir initialisé l’évacuation du caisson et déconnecté l’essentiel, je me suis occupé de préparer votre éjection. Une capsule de sauvetage vous attend, juste à côté. (Une capsule de sauvetage ? Encore ? Le désarroi doit se lire sur mon visage, car les diaphragmes optiques de la mécanique s’agrandissent et il pose une protomain sur mon épaule.) Ne vous inquiétez pas, l’appareil est équipé de tous les instruments nécessaires à votre survie : régénération de l’oxygène, contrôle de la température et de l’humidité, recyclage des déchets liquides et solides, et conversion des biomasses. Vous ne manquerez de rien durant votre voyage.

Je sais déjà tout cela de triste expérience.

— Où suis-je censé aller ?

— Dans le système habité le plus proche. Selon mes calculs, vous devriez atteindre la surface de sa planète Luyten b dans quatre mois, deux semaines et un jour.

J’avale ma salive, j’ai du mal à respirer.

— Quatre mois ?

— Ainsi que deux semaines et un jour, vraisemblablement. Relevez-vous, Tanto, ne perdons pas de temps.

Je m’appuie sur son bras pour me remettre debout. Mes jambes sont en coton, tout comme mon esprit encombré. Je reste néanmoins suffisamment lucide pour concevoir qu’il est sans aucun doute préférable de passer le tiers d’une année dans l’espace que de mourir broyé dans un astéroïde sur le point d’être anéanti.

— D’accord, Ketco, allons-y.

Nous traversons un petit vestiaire. Certaines portes des casiers moulés en enfilade se sont entrouvertes par la suite des secousses. Des combinaisons dépliées, des bottes et des casques de sécurité jonchent le sol ; un pied de la mécanique écrase une bouteille en plastique échappée d’un container éventré. C’est à ce moment que je réalise que tout ce qu’a patiemment élaboré Mara, un complexe destiné à recevoir une nouvelle colonie, est en train d’être détruit. Je me demande où elle se trouve. J’aimerais qu’elle soit avec nous.

— Par ici, Tanto !

Ketco a déjà franchi le sas suivant. Je doute qu’il déplore ce qui est en train de se dérouler. À moins que je me trompe. Après tout, il est le maître-machine qui a œuvré en ce lieu durant des centaines d’années. Peut-être est-il abattu et contrarié, sans savoir comment l’exprimer. Je ressens envers cette créature les mêmes sentiments étranges que pour Koni, un mélange de curiosité et d’affection spontanée, du fait de la simplicité avec laquelle ces machines appréhendent l’existence. Nos ancêtres les ont-ils vraiment chassés et détruits sur Héliopolis ? Quelles pouvaient être leurs motivations, sinon la jalousie ?

Une nouvelle secousse me sort de mes pensées. Les plafonniers crépitent, les casiers claquent et un casque frappe le sol. Je me précipite hors du vestiaire.

Je reconnais immédiatement la pièce suivante, logiquement empruntée à l’ancien vaisseau-colonie cétite : la salle d’éjection d’urgence. Plancher constitué de grilles micromaillées, rambardes vissées et munies de sangles, containers numérotés empilés contre les murs, succession de sas carrés et cerclés de peinture rouge, terminaux bardés de gros commutateurs.

— Combien de temps avons-nous ?

Pour être honnête, et même si la peur me noue les entrailles, j’espère m’installer le plus tard possible dans cette nouvelle prison.

— Indéterminé. Le ressort optimal est de quitter la station sans attendre, me répond-il en m’invitant d’une protomain à entrer dans la capsule, et posant l’autre sur le levier manuel d’évacuation.

Un frisson me parcourt de la plante des pieds à la pointe des cheveux.

— Ketco… tu viens avec moi, n’est-ce pas ? Il y a largement de la place pour deux dans ces engins !

— Impossible. Il s’agit du seul appareil disponible, et le mécanisme d’auto-éjection est inopérant. Afin de mener à bien cette mission, je dois rester sur l’astéroïde.

— Non, non, non ! Hors de question qu’encore une fois, une machine autonome et intelligente se fiche en l’air pour moi.

— Il n’y a pas d’alternative, Tanto.

— Oh, que si, il y a une putain d’alternative ! Je t’ordonne de monter dans la capsule !

— Impossible. Le mécanisme d’auto-éjection est inopérant. Afin de…

Mes jambes semblent ne plus pouvoir me porter, mais je serre les poings. Mes yeux se remplissent de larmes. La fatigue ? La folie ? Au-dessus des containers alignés contre le mur opposé, l’unique gyrophare jette avec violence sa lumière orangée. En alternance avec la quasi-obscurité, le visage de la fillette se superpose à la face primitive de Ketco.

— Tu dois obéir aux ordres des humains, n’est-ce pas ?

— Cela est… exact.

— Alors je te commande de monter dans cet engin !

Ketco reste immobile. Seules ses optiques vont et viennent entre le sas et moi. Aussi insensé que cela puisse paraître, je peux lire dans ces minuscules translations une détresse absolue.

— Tanto…

— Exécution !

Lentement, Ketco lâche le levier d’évacuation. Ses bras pendent le long de son corps tordu tandis que ses jambes, manifestement malgré lui, le véhiculent jusqu’à l’intérieur de l’appareil. Mes propres abattis, flageolants et glacés, me mènent devant le terminal.

— Tanto… vous allez mourir.

Je déglutis. Ma bouche est sèche comme du vieux papier.

— Même si j’ai cru un instant le contraire, je suis mort depuis des centaines d’années. J’imagine que… certains humains ne sont pas programmés pour vivre aussi longuement.

— Tanto…

Bordel, mes yeux ne sont plus que deux sacs détrempés.

— Ketco, si tu en viens à recroiser le chemin de Mara… je veux dire... lorsque tu la reverras sur Luyten b, affirme-lui que sa belle aux bois dormants s’est enfin réveillée, d’accord ?

— Qui est la belle aux bois dormants ?

Sa question m’arrache un sourire.

— Et si un jour tu rencontres une fillette mécatronique du nom de Koni, dis-lui que je suis désolé.

Sans attendre, et avant que la morve ne commence à bêtement me couler du nez, je lève le levier en grimaçant, à l’aide de mes deux mains.

___

Fin de la troisième partie.

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