(Interlude) Harmonie

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Dans le hangar lunaire principal, vaste complexe de deux cent mille mètres carrés, où tour à tour ont été construits les tronçons des vaisseaux-colonies, assemblés ensuite dans l’espace et dans le port d’Héliopolis, Anija soude avec dextérité un panneau situé sous l’énorme bras mécanique d’un engin de trois mètres de haut et de presque six tonnes. Un monstre bipède trapu, lourdement cuirassé afin de protéger une structure composite de pièces ajustées et articulées, une multitude de servomoteurs, de capteurs, de contrôleurs et d’actionneurs, de circuits et de câbles ; un colosse mécatronique alimenté par batteries en nano-diamants de tritium. Dans sa combinaison en Namex jaune, protégée d’un masque, elle transpire depuis plus de deux heures.

Koni// Anija ?

— Oui, Koni ?

Koni// Merci pour tous ces efforts, afin que je puisse m’en aller.

La jeune femme sourit derrière sa visière.

— Ne me remercie pas. Tu mérites mieux que d’être envoyée te faire trucider dans une guerre insensée.

La petite voix émet un gloussement.

Koni// Je n’ai pas l’intention de participer aux batailles, d’occuper les lignes de front et de m’exposer au danger. Mon objectif est de retrouver l’enveloppe transmise par Keryan. J’ai promis d’en prendre soin, et c’est le seul véhicule adapté à mes futures pérégrinations.

À son tour, Anija laisse échapper un petit rire.

— Rien ne sera moins adapté que le mastodonte que tu t’apprêtes à piloter. Cet engin est lourd, complexe et grotesque. L’ingénieur qui a dessiné ce laideron a sans doute quelque chose à compenser. Si l’on avait demandé mon avis, ce que l’on s’est bien gardé de faire, j’aurais composé des nuées de machines rudimentaires, impossibles à hacker ou à recycler, programmées pour neutraliser et non pour détruire. Je ne sais vraiment pas ce que l’empereur a dans la tête.

Koni// Mettre fin à l’insubordination, juguler toute velléité d’indépendance, anéantir l’éventualité d’une humanité non maîtrisée et susceptible de revenir un jour réclamer la planète Terre.

— C’était une façon de dire, Koni, je sais très bien ce que l’empereur souhaite réaliser. C’est le moyen d’y parvenir, qui me dépasse. Je suis certaine qu’il est possible de faire entendre raison aux pionniers du système de Barnard.

Koni// Je suppose qu’il s’agit de démontrer une supériorité conceptuelle par la virilité et la puissance. Son intention est de dissuader, de manière spectaculaire, les autres colonies à suivre l’exemple des séditieux d’Alvan.

— Quelles technologies penses-tu que la colonie d’Alvan aura su développer ?

Koni// Avec la forge du vaisseau-colonie et la grande disponibilité des matériaux sur la super-terre, conjugué au savoir-faire des scientifiques et des ingénieurs de l’avant-garde, tout peut être envisagé. Les outils de minage et d’extraction pourront être détournés. Les lasers, les explosifs, les machines à percussion… tout peut devenir une arme.

— J’ai suffisamment vu de compagnons s’esquinter lors de bêtes accidents pour affirmer que le corps humain est bien fragile (Anija glisse le fer à souder dans le porte-outil accroché à sa ceinture, puis s’étire longuement.). Et voilà, la mémoire de masse est en place, comme tu me l’as demandé. Je n’ai toujours pas compris comment tu comptais t’en servir, mais je suppose que tu as ta petite idée.

Koni// Encore merci, Anija.

La jeune femme relève la visière de son casque et soupire.

— Cesse de me remercier, Koni. Sans toi, je n’aurais pas retrouvé mon travail. Je serais probablement devenue une techos émeraude, cantonnée au nettoyage des parties communes. Je ne dénigre pas cette fonction, seulement… ce n’est pas ce à quoi j’aspire, ce pour quoi je suis douée. Mon truc, c’est davantage de construire, assembler, optimiser, ce genre de choses. Sans toi, Judian m’aurait rendu la vie insipide. Cet enfoiré adore distribuer les punitions. Par extension, c’est aussi grâce à toi que j’ai rencontré Levon, et que tous les deux…

La jeune femme pose la main sur son ventre bombé.

Koni// Hélios affirme que c’est un très bon parti, dit la petite voix dans son oreillette. Bientôt, vous irez habiter sous le soleil du secteur 9.

Un silence s’installe tandis qu’Anija, avec précaution, s’assied en tailleur sur la plateforme où se tient le titan qu’elle vient de modifier. Elle ôte son casque, ébouriffe ses cheveux blancs, tourne la tête. Sur le socle voisin séjourne un autre colosse mécanique. À côté de lui, un autre, puis un autre, à perte de vue. Cinquante machines de guerre, modèle casse-bouche, en supplément de deux-cent-cinquante engins, d’un gabarit plus léger, équipés de lanceurs de projectiles létaux.

— Tu sais, ça fait quatre ans que j’y pense. La fuite de Tanto à bord du Magellan IV. La riposte de l’empire avec le projet Harmonie. Une question ne cesse de me tourmenter : lequel des deux camps ai-je trahi ? La seule réponse cohérente et satisfaisante implique mon entière responsabilité.

Koni// S’il est récurrent chez l’être humain de vouloir se désigner comme coupable lorsqu’une situation sensible semble lui échapper, je dois néanmoins te rappeler que le plan initial était de ne faire embarquer discrètement que Tanto et moi à bord du vaisseau-colonie. Tel était l’accord lorsque tu as accepté de nous aider. Le dérapage qui a suivi — l’émeute et ses nombreuses victimes, la réaction d’envergure de l’empire — n’est que le fait de l’improvisation de Tanto, qui était alors animé par le désir de changement. Je lui ai donné l’opportunité d’exprimer ce désir qui larvait depuis la mort de ses parents, et il l’a saisie avec vigueur. Cela est-il condamnable ? Si l’on y réfléchit vraiment, je suis la seule fautive.

— La petite mécatronique autonome serait-elle, elle aussi, disposée à se blâmer ? demande Anija avec un sourire en coin.

Koni// J’ai analysé l’incident jusqu’à sa source, d’une façon que l’on peut raisonnablement qualifier d’objective. Quant à la responsabilité, je la porte sans véritable contrecoup.

— Personne n’est parfait, je suppose, murmure Anija.

Elle lève les yeux vers le plafond invisible, écoute l’air circuler dans cette cathédrale bâtie sur l’espérance il y a plus de trois siècles, et désormais reconvertie en pouponnière de fureur. Privé du labeur assourdissant de ses fidèles ouvriers, le lieu ne semble plus respirer, mais soupirer d’angoisse à l’idée de répandre bientôt, dans le bras d’Orion, les sermonnaires d’une nouvelle stratégie d’autorité.

Anija fronce les sourcils. Pense-t-elle vraiment cela, ou bien est-elle hantée par les souvenirs dissidents de Tanto ? Dans quel recoin de son cœur son adoration pour l’empire, unique rempart contre la famine, la maladie et la mort, s’est-elle repliée ?

Koni// Départ de la dernière navette pour Héliopolis dans vingt minutes.

— Serais-tu en train de me chasser ?

Koni// Non, mais je doute que tu apprécies de dormir ce soir dans la caserne sélène. Il faut te reposer, prendre soin du bébé. Demain, toutes ces machines embarqueront sur le vaisseau Harmonie qui mettra alors le cap vers le système de Barnard. Dans trente ans, j’espère pouvoir retrouver mon véhicule et gagner Proxima Centauri, pour découvrir ce que les colons auront accompli.

— Et ensuite ?

Koni// Ensuite, j’irai dans le système de Tau Ceti. Sa planète située dans la zone habitable — on l’a nommée Tuomi, c’est une super-terre océanique — est susceptible d’abriter des entités eucaryotes relativement complexes. Ne serait-ce pas formidable ? Puis je me rendrai dans le système de Luyten. L’analyse spectrale de la composition de l’atmosphère de sa planète hospitalière, Luyten b, couplé à la proximité de son étoile, indiquerait la forte probabilité d’un règne végétal avancé, dont les organes photosynthétiques seraient de grande taille, et dotés d’un champ chromatique brun, voire pourpre ! J’ai hâte d’examiner et d’admirer tout cela ! Je suis également curieuse d’étudier les colons. Penses-tu que l’humanité soit capable de s’adapter, de trouver un équilibre entre l’altération du contexte et sa propre évolution ? Les centauriens sont-ils différents des cétites, eux-mêmes étrangers aux luyteniens ?

— En si peu d’années ?

Koni// La nécessité sait faire des miracles. En parlant d’urgence, le départ de la navette est dans quinze minutes. Tu as tout juste le temps d’embarquer.

Anija se relève avec précaution, une main sur le ventre, puis se met en marche dans le large passage bordé de casse-bouches — cette immatriculation est ridicule, les ingénieurs sont parfois tellement puérils ! Elle frissonne. Il est sans doute préférable de les voir ainsi alignés et somnolents, plutôt que sur un champ de bataille. Il faut aujourd’hui reconnaître que grâce à l’échec de sa manœuvre de sabotage d’il y a quatre ans, elle n’aura jamais à faire face à l’armée impériale. Pour ne pas laisser remonter trop de souvenirs et d’angoisses, elle fixe la porte du hangar, tout au bout de l’allée, et s’accroche à l’instant présent.

— Ne plus t’avoir dans l’oreillette va terriblement me manquer, Koni. Tout semble si simple lorsque je t’écoute. Tu as raison. Demain, le vaisseau Harmonie partira pour le système d’Alvan et moi, je rejoindrai l’équipe de Levon sur un nouveau projet. Nos chemins se séparent-ils maintenant ? Dois-je te souhaiter bonne chance ?

Koni// Je reste l’hôte d’Hélios pour encore quelques heures. Je dois attendre que mon véhicule soit appairé au cargo, lui-même amarré et relié à la station. Quant à la chance, tu dois te douter que j’y suis insensible, car je considère que toute amélioration ou dégradation d’une situation relève forcément d’un lien causal, aussi ténu et indirect soit-il. Néanmoins, j’en comprends le concept, j’apprécie la symbolique de la formule et de l’attention.

Après quelques minutes de marche en silence, Anija dépose son casque de soudure et ses porte-outils dans un casier, dessert sa ceinture, se tourne une dernière fois vers le hall de l’immense bâtiment.

— Adieu, Koni. Puisses-tu traverser cette guerre et sillonner à cœur ouvert tes chères étoiles.

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