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Le pilote associé à la compagnie de Hiber, un grand gaillard blond nommé Ushel et dont le père compte parmi les plus estimés scientifiques de l’avant-garde, est le premier à applaudir à l’instant où les patins de la navette touchent enfin le sol de la planète. De sa place privilégiée, à côté du sas menant au cockpit et face à ses camarades, il transmet rapidement son enthousiasme aux autres passagers. Lorsque Devron s’extirpe de sa cabine, Ushel lui tape dans le dos et l’invite à parcourir les rangs, sous les vivats et les cliquetis des harnais que l’on détache, jusqu’à la rampe de sortie dont ils actionnent ensemble le mécanisme. Le jour alvien s’infiltre peu à peu dans la soute ; flamme froide, trace cramoisie glissant aux pieds de Hiber en train de délaisser ses propres sangles.

— Ils l’ont joué à pile ou face avant mon arrivée, je suppose ?

— Ton pilote est bon perdant.

— Ushel maîtrise ses émotions. Je sais qu’il fulmine de ne pouvoir se vanter d’avoir survécu, les commandes de l’appareil entre les mains, à la tempête des piliers (Lannari garde le silence, les yeux rivés sur les derniers soldats qui évacuent en hâte la navette.). Pour ses camarades, Ushel est un modèle, aussi j’apprécie son geste envers Devron.

— Ce sont toutes et tous des héros, Hiber. Une génération entière dédiée à un conflit dont elle n’est pas responsable. Ce n’est pas juste, Hiber. Ces gamins ont poussé sur une terre aride afin d’être… (Elle soupire longuement) moissonnés, aujourd’hui, précisément.

— J’admire ton inspiration dramatique, Lannari, mais ce n’est pas le moment de flancher. Nous avons consacré toute notre énergie pour être préparés à ce jour et bordel, je n’ai pas l’intention de me laisser faucher par l'empire ! Ni moi ni mes mômes !

Hiber frappe de ses poings gantés le toit de la navette et s’engage dans la travée entre les sièges vides, écrasant sous ses semelles la lumière rasante de l’étoile de Barnard. Une fois arrivé au pied de la rampe, il ne peut s’empêcher de marquer un temps d’arrêt, afin d’ancrer la scène dans sa mémoire.

Les trois appareils ont réussi à se poser sur la plaine rocailleuse. L’un d'eux, néanmoins, expulse dans le ciel saumoné une fumée noire et grasse, emportée par un vent tourbillonnant et charriant encore poussière et grains de silice. Sur l’horizon brouillé se détache, en silhouette, une chaîne dentelée aux pics aigus, derrière laquelle plonge doucement la naine rouge du système que les colons ont nommé Barny.

Autour des navettes, les compagnies s’affairent à décharger leurs containers de matériel, à les compter, les répartir puis les acheminer jusqu’aux entrées percées dans la roche épaisse d’un tertre artificiel, accès en surface du site majeur de la colonie.

Lannari a raison. Ces gosses bruyants, disciplinés et volontaires, qui se démènent alors que les ombres s’allongent, sont de véritables héros. À tout le moins, des survivants à la mesure des premiers déracinés de la planète Terre. Loin de se lamenter, cette génération embrasse son nouvel habitat avec ardeur et une crânerie qui relève parfois de la bravade ; beaucoup ont défait les masques et respirent l’air de leur monde, forcent leur organisme à se soumettre à l’équilibre encore fluctuant de l’azote, de l’oxygène et des autres gaz minoritaires, brassés dans l’atmosphère par les ailes immenses des piliers de terraformation. Les ingénieurs estiment que deux années sont nécessaires avant que le mélange ne soit parfaitement stable ; les enfants d’Alvan considèrent qu’il n’y a pas de temps à perdre. Ils endurent mal de tête et vomissements afin de goûter à l’abandon d’être vivant. Pour le même motif, quelques-uns ôtent leurs gants et s’exposent à la souffrance des engelures. Tous les instructeurs — Kornel y compris — s’accordent pour reconnaître qu’il est inutile de blâmer leur descendance. Parmi sa compagnie, un soldat lâche la poignée de son container en toussant.

— Au travail, officier ! Brocarde Lannari en le dépassant, la démarche sûre malgré la pesanteur légèrement supérieure à un g.

Hiber bougonne, horriblement conscient de ce qui les attend ; une putain de longue veillée, la peur au ventre et le doigt sur la gâchette.

Le silence s’installe quelques instants dans son oreillette, laissant place au ronronnement du vent qui l’enveloppe tel un fluide visqueux. Malgré la combinaison et les pièces protectrices, il ne fait aucun doute que la température est passée en dessous du degré zéro, et continue de descendre rapidement.

Lannari rejoint sa compagnie postée sur le flanc gauche de l’appareil, et prend aussitôt en charge le transport de son soldat estropié sur un brancard auto guidée. Par ailleurs, d’autres civières sont en mouvement parmi les rangs, d’autres blessés convoyés jusqu’au petit hôpital implanté dans un niveau inférieur. Est-il plus réaliste de se féliciter de cette échappée relativement réussie, ou de considérer qu’il ne s’agit que d’un heureux préambule ?

Hiber soupire. Au moins l’ennemi a-t-il différé sa première offensive. Il s’attendait à la destruction totale de la station Magellan, à un pilonnage en règle de la plaine puis à une invasion agressive, mais rien de tout cela n’est encore arrivé. La stratégie de l’empire brave la logique des livres de guerre.

D’un geste, il réactive son intercom.

— Ushel.

— Monsieur ? Répond une voix crachotante.

Il ne fait aucun doute que l’insigne pilote fasse partie de ceux qui respirent l’air imparfait de la planète Alvan.

— Je te confie la bonne installation de tes camarades dans leurs nouveaux quartiers. Il est urgent de me renseigner sur ce qu’il se trame au-dessus de nos têtes.

— Oui-da, monsieur.

Barny plonge tout à fait derrière les pics, et une myriade d’étoiles lointaines apparaissent soudainement sur la toile violacée. Hiber reste encore un instant le nez levé, attentif à un signe d’adversité, une manifestation hostile, mais face à la quiétude du firmament, il se met en route vers une des ouvertures donnant à l’intérieur du tertre. En franchissant des quatre mètres d’épaisseur de la structure, il est cueilli par un mur de vapeur de décontamination. Il ralentit et savoure cette chaude sensation. Il s’autorise alors à ôter son masque, puis son casque dans lequel il enfonce ses gants, tout en avançant vers les ascenseurs.

L’agitation sous l’immense dôme est réconfortante. Le ronflement des extracteurs, le chuintement des bottes et des roues sur le sol en polyuréthane, le bourdonnement des élévateurs, le brouhaha des techos, rappellent à Hiber que les grands espaces l’angoissent. Sans doute est-ce la conséquence d’une existence passée dans un environnement contrôlé, paramétré exactement pour la survie du genre humain. Malgré tous les efforts de l’avant-garde scientifique, Alvan est loin de se montrer hospitalière.

Sur Héliopolis, il faisait régulièrement le même rêve. Au milieu d’un désert de roches, sous un azur plus vif encore que celui des panneaux-ciel, il regardait une jeune pousse s’élancer et déployer ses branches jusqu’à devenir un bel arbre porteur de fruits charnus. Aujourd’hui il se réveille, bien trop souvent à son goût, avec l'horrible rémanence d'une interminable plaine jonchée de corps disloqués, mutilés, carbonisés ; des milliers d’yeux morts, mais néanmoins menaçants et accusateurs, posés sur lui pour l’éternité.

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