Chapitre 13 : Reflets

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Dans le silence de la forêt, Mahaut s’échinait à trouver les mots justes pour tenter de relancer le dialogue avec son amie. Depuis qu’elles avaient quitté la salle du Conseil, elles n’avaient plus échangé que quelques instructions minimalistes sur l’organisation pratique de leur voyage retour. Gemli avait accepté de loger chez elle, mais avait entouré son lit d’un périmètre de défense, comme si elle pensait sérieusement que Mahaut allait l’égorger avec un couteau de cuisine pendant son sommeil.

Entre les arbres de plus en plus clairsemés, Mahaut apercevait à présent la base ramahène, paisible au milieu de la vaste plaine gelée. Elle considéra à nouveau le visage de la cheffe d’unité : mâchoires serrées et sourcils froncés, il semblait manifester une intense lutte intérieure.

« Tu crois que tu pourras convaincre ta hiérarchie de réinstaurer une voie de communication diplomatique avec Danapi ? se lança-t-elle au moment où elles atteignaient l’orée du bois.

— Comme si ça allait servir à quelque chose… répliqua Gemli en la toisant du regard. Votre Conseil à la con ne nous autorisera jamais à utiliser vos bombes narcoleptiques. »

Mahaut s’arrêta. Son amie était-elle réellement surprise que les Danamôns n’aient pas accédé à son ahurissante requête ?

« Tu n’en sais rien, temporisa-t-elle néanmoins. Le Conseil pourrait aussi vous proposer une autre option. Quelque chose qui vous permette de sortir de cette crise sans mettre Danapi en péril… Tout le monde y gagnerait, tu ne crois pas ? »

Le geste de Gemli fut si prompt que Mahaut n’en prit conscience qu’au dernier instant — trop tard. Elle reçut la crosse de son fusil en pleine figure et s’étala par terre dans un même mouvement. La douleur martelant son crâne comme les bras d’un tourniquet déchaîné, elle leva les yeux vers son amie, hébétée.

« Et tu crois vraiment que je peux aller le leur expliquer ? cria Gemli. Revenir de notre petite excursion pour dire à ma cheffe de bataillon qu’en fait, les Maïdokhis vont régler tous nos soucis, il suffit de suivre leurs ordres ? Comment veux-tu que j’évite le tribunal militaire, si je fais ça ? »

La jeune femme avait hurlé tellement fort que Mahaut ne put s’empêcher de tourner la tête vers le campement ramahène, persuadée que les sentinelles allaient détecter leur présence. Elle fit l’effort de lever les deux mains, afin qu’aucun doute ne subsiste sur ses intentions à elle.

« Le commandement ne sera-t-il pas satisfait de toutes les informations que tu leur as transmises ? interrogea-t-elle, préoccupée. Ces technologies vont vous aider, non ? »

Gemli agita la tête de gauche à droite, puis saisit son fusil d’assaut et le pointa directement sur le front de Mahaut.

« Mais qu’est-ce que tu imagines ? vociféra-t-elle. Le commandement n’en a rien à foutre de vos technologies ! Tout ça n’était qu’un prétexte ! »

Mahaut fixait la cheffe d’unité, indécise quant à l’origine de sa colère. Si les Ramahènes l’avaient manipulée, n’était-ce pas plutôt à elle de s’énerver ?

« Que cherchais-tu alors ? questionna-t-elle avec dépit.

— Des renseignements militaires, évidemment ! rugit Gemli. L’emplacement de vos bases principales, de vos sites de production d’énergie, de vos réserves stratégiques, la structure de vos circuits d’approvisionnement, vos moyens de communication, vos chaînes de commandement. Tout !

— Pour préparer une attaque ? s’enquit Mahaut, mortifiée.

— À ton avis ? »

Face au canon de l’arme de son amie, elle ne savait comment exprimer ni sa déception ni son incompréhension. Bien sûr, elle s’était doutée que les objectifs de Gemli lors de sa visite de Danapi n’étaient pas aussi innocents que ce qu’elle affirmait, même si elle avait continué à espérer le contraire. Mais que lui reprochait la Ramahène ? De l’avoir obligée à lui mentir ? Et pourquoi lui disait-elle la vérité maintenant ?

« Et donc ? poursuivit Mahaut pour essayer d’en apprendre plus. Tu n’as pas trouvé assez d’infos ?

— Fiel, tu sais bien où est le problème ! Tout Maïdokh fonctionne comme une putain de ruche ! Votre réseau de distribution électrique est tellement décentralisé qu’il n’offre aucune cible significative… Et tout le reste est pareil ! »

Mahaut rapprocha ses bras de son visage, anticipant un nouveau débordement de la haine de Gemli. Naturellement, la résilience de la société danatile devait s’avérer contrariante pour qui souhaitait l’anéantir à moindres frais. Bien qu’elle ne vît pas comment elle pouvait en être tenue responsable, elle comprenait la frustration de son amie. Le coup n’arriva toutefois pas.

« Debout. Avance », lui intima la cheffe d’unité d’un ton froid.

Mahaut se redressa, le crâne toujours en pièces et le moral encore plus friable. Elles se dirigèrent vers le portail, au pied duquel les attendait le petit groupe des émissaires-otages. Lorsqu’elle fit mine de suivre Gemli vers l’entrée de la base, celle-ci lui indiqua que leur parcours commun était terminé en braquant son fusil vers sa poitrine. Mahaut la regarda s’éloigner, envahie par le sentiment d’avoir raté une occasion unique.

« Alors, ces vacances ? l’apostropha Diawa dès que Gemli ne fut plus à portée de voix. Tu en as bien profité ? Tu n’as pas super bon teint, si je peux me montrer très honnête…

— Je crois qu’on n’avait juste pas les mêmes attentes par rapport au voyage… ironisa Mahaut. En plus, je n’ai pas eu l’occasion de vous acheter des cadeaux. J’aurais voulu vous ramener des couvertures de Daluh, parce que l’hiver risque de paraître très long, ici… »


***


Déposer plainte à la police pour harcèlement, menaces de mort et tentative d’assassinat. Déménager discrètement pour aller loger dans un studio prêté par des amis des parents de Cyriaque. Prendre un nouveau numéro de téléphone et ne le divulguer qu’à ses proches. Ne communiquer avec les autres que via messagerie cryptée. Ne plus sortir seule. Cacher son découragement, son inquiétude. Essayer de vivre normalement malgré tout.

Mahaut voulait se convaincre que si elle suivait tous les conseils de Sam, de son père et de son avocat, l’angoisse qui lui étreignait la cage thoracique à chaque instant finirait par se dissiper, se muer en une simple vigilance accrue. Sam, lui, voulait la convaincre que la solution la plus raisonnable était de poursuivre leur travail, mais en s’exposant moins ; parce qu’au plus leur mouvement gagnerait en ampleur et en influence, au plus il infiltrerait toutes les couches de la société, au moins elle risquerait de faire l’objet d’attaques personnelles.

Jusque-là, Mahaut avait surtout l’impression de n’être plus que l’ombre d’elle-même, un pâle reflet de la jeune femme confiante et déterminée qui croyait dur comme fer que les bonnes idées pouvaient rendre le monde meilleur. Une semaine s’était écoulée depuis que la vieille Mercedes avait tenté de l’écraser — ou juste l’empêcher de photographier sa plaque d’immatriculation, comme le prétendait Sam ? — et les séquelles de cet incident pesaient sur chaque décision qu’elle prenait. Elle n’avait d’ailleurs accepté de visiter la nocturne de l’exposition du moment que pour se prouver à elle-même que sa vie n’était pas finie ; en réalité, elle aurait préféré regarder des séries toute la soirée et oublier un instant les menaces qui pesaient sur son avenir.

Mahaut rejoignit Sam en face d’une des premières œuvres présentées. Le dispositif interactif imitait un miroir, reproduisant avec un léger décalage l’image des visiteurs sur un panneau rond, garni de petites pièces métalliques qui tournaient et changeaient de couleur[1]. Sam, l’éternel optimiste, semblait trouver l’arrangement tout à fait fascinant ; il s’amusait à faire de grands gestes des bras devant le faux miroir, s’en approchait et s’en éloignait pour observer les différents effets. Avisant tout à coup la mine renfrognée de Mahaut, il l’attira vers elle afin de l’embrasser, reflétés tous deux par le cercle chatoyant.

« C’est plutôt joli, non ? commenta-t-il ensuite. Comme si on était sublimés par les couleurs et l’éclat de tous les petits éléments de l’œuvre…

— Ou comme si notre identité était rendue floue par la médiation de la technologie… »

Sam dévisagea Mahaut avec un petit sourire en coin, puis l’entraîna vers le prochain dispositif en agitant la tête

« Tu psychotes toujours ? questionna-t-il.

— Est-ce que tu m’as déjà vue ne pas psychoter ? répondit-elle de façon lucide.

— Ben j’avais l’impression que ça allait mieux depuis qu’on sortait ensemble… Ou plutôt depuis que tu rêvais de Danapi.

— Ça, c’était avant d’apprendre que j’allais devenir soit un tyran, soit un martyr », voulut plaisanter Mahaut.

Elle sentit pourtant une grosse boule se former dans sa gorge. Lâchant la main de Sam, elle grimaça pour contenir ses sanglots, debout au centre de la grande salle du musée.

« On va s’en sortir, ma belle, je te le promets, lui murmura son ami en l’enlaçant tendrement.

— Mais comment peux-tu en être sûr ? protesta-t-elle avec une pointe de ressentiment.

— Je ne le suis pas, accorda-t-il, j’ai simplement confiance en nous… En notre capacité à poser les bons choix, à faire ce qui est juste.

— Alors pourquoi le futur ne change pas, dans ce cas ? s’énerva-t-elle après s’être reculée d’un pas. Si nos rêves sont réellement prémonitoires, ils devraient évoluer en fonction de ce qui se déroule maintenant, non ? Si je ne risque plus de devenir Opthéo Tsong, Ramah pourrait même se transformer en Danapi, tu ne crois pas ? À quel moment on saura qu’on est sur la bonne voie ? »

Pour toute réponse, Sam lui sourit d’un sourire sans joie. Son visage tendu dénotait au milieu des mines réjouies des visiteurs de l’exposition, qui gesticulaient devant les œuvres interactives.

« Ma belle, on n’a aucune idée de comment ces rêves fonctionnent, de ce qu’ils représentent vraiment, reprit Sam après un bref instant. Pouvons-nous les influencer ? C’est impossible à dire. Peut-être que le risque que ça tourne mal est toujours présent, peut-être qu’ils ne changeront jamais quoi qu’on fasse… À mon sens, continuer à faire de notre mieux est notre seule option. »

Mahaut laissa Sam lui saisir les mains à nouveau, les serrer sur son cœur. Sans doute avait-il raison, même si la route qui s’ouvrait devant elle paraissait de plus en plus sinueuse et escarpée. Elle en arrivait à regretter le temps où ses seules préoccupations étaient d’éviter les piques de sa mère pendant les réunions du conseil d’administration de GreenFields. Elle cala son front dans le creux du cou de Sam et ferma les yeux.

« Ça ne t’ennuie pas si on rentre ? demanda-t-elle. Je suis épuisée, j’ai juste envie de dormir. »

[1] Daniel Rozin CMY Shadows Mirror

***


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