Chapitre 16 : Kupa Tor Baal

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Les discussions s’animaient à nouveau, comme souvent depuis que le Conseil avait coopté Gemli en son sein. L’amie de Mahaut était surexcitée parce qu’ils avaient reçu la confirmation que son plan avait fonctionné : les émissaires dépêchés en urgence à Shamilidun avaient réussi à entrer en contact avec les forces rebelles et à leur confier des radios longue portée. Le matin même, les membres du Conseil avaient pu converser avec Ranshidi sur la situation à Shadobu. À présent, ils tentaient de déterminer comment les aider à reconstruire une société plus durable.

Mahaut observait les intervenants parler chacun à leur tour, hochait la tête et souriait quand cela semblait approprié ; mais elle n’arrivait pas à suivre les échanges, dont la teneur lui paraissait absconse, comme détachée de sa vie. Ces rêves n’étaient de toute façon pas plus réels qu’un jeu vidéo, alors pourquoi s’en préoccuper ? Bien sûr, elle souhaitait préserver Danapi, voir Ramah trouver d’autres solutions. Devait-elle cependant porter ce poids supplémentaire sur les épaules ? Quel sens cela avait-il vraiment ?

Elle avait échappé au viol, mais se sentait dégradée. Elle avait échappé à l’assassinat, mais se sentait morte à l’intérieur. On lui avait dénié le droit de s’exprimer, d’agir selon ses opinions, d’être respectée. D’exister. Elle n’était pas la première, assurément pas non plus la dernière et elle s’en était très bien sortie, mais ça ne faisait pas de différence. Le monde dans lequel elle vivait écrasait ceux qui aspiraient à le rendre plus juste et ses nuits ne pourraient rien y changer.

« Est-ce que vous validez tous la proposition de Gemli ? questionna Doagsham, qui présidait la séance. Mao ? L’envoi discret de volontaires Shadon à Shamilidun avec du matériel pour accompagner la reconstruction, ça te semble pertinent ? Tu n’as pas beaucoup parlé… »

Mahaut fixa la jeune femme en clignant des yeux. Elle n’avait pas parlé du tout.

« Oui, je me range à l’avis du Conseil, se força-t-elle à répondre, même si je regrette que Gemli reparte si vite. »

La réunion achevée, Boghdar et Mahaut prirent congé des membres du Conseil, puis se rendirent à la gare en compagnie de Gemli. L’ancienne cheffe d’unité partait immédiatement vers une base de la côte nord-est, retrouver le groupe qu’elle avait constitué en vue de la mission à Shadobu. Mahaut la regarda monter dans le train avec une pointe d’émotion. Depuis sa désertion, son amie avait abandonné le cynisme permanent qui trahissait son caractère jovial et faisait preuve d’un enthousiasme débordant et communicatif. Au lendemain de son agression, Mahaut n’avait d’autre choix que s’accrocher à chaque once d’espoir, de détermination disponible ; ne pas sombrer définitivement dans le défaitisme — ou l’indifférence ? — s’avérait un combat de chaque minute.

Shanem les rejoignit peu après le départ de Gemli, afin d’embarquer avec eux dans le train transcontinental pour Baalthis. Tandis que ses camarades bavardaient sereinement, les pensées de Mahaut se détachaient sans cesse du superbe paysage pour revenir vers le petit parc, vers le moment atroce où elle avait cru que tout allait s’arrêter. Loin de lui offrir le répit dont elle avait tant besoin, ses nuits doublaient simplement le nombre d’heures qu’elle devait passer à revivre l’angoisse indicible de ces quelques minutes.

Le soleil était couché depuis longtemps lorsqu’ils arrivèrent chez leurs amis. Forcés par le Conseil à prendre quelques jours de vacances après leur très longue mission, Boghdar et Mahaut avaient accepté avec plaisir l’invitation de Miolan. Le fait que le festival de Mana Daluh soit maintenu malgré l’incertitude dans laquelle tout Danapi était plongé depuis des mois était déjà matière à réjouissance. Les Danamôns semblaient d’ailleurs s’accorder sur la nécessité de ne rater aucune occasion de faire la fête, de profiter de chaque instant d’insouciance ; de continuer à être eux-mêmes.

« Je peux être franche avec toi, Mao ? l’interrogea Talisham lorsqu’elles sortirent prendre l’air sur la terrasse après le repas. Tu n’as pas très bonne mine…

— Les derniers mois n’ont pas été de tout repos, répondit Mahaut de façon laconique. Et puis j’ai probablement reçu trop de coups dans la figure.

— Non, ce n’est pas ça, disconvint son ancienne colocataire en agitant la tête. Tes traits sont tirés, bien sûr, mais ce n’est pas ce qui m’a frappée en premier. L’étincelle qu’on apercevait toujours dans tes yeux a disparu, comme si la vie t’était soudain devenue pénible. »

Mahaut dévisagea la Danamôn, plus attristée que surprise de découvrir que son mal-être était tellement apparent. Elle ne pouvait pas évoquer avec son amie le traumatisme qu’elle avait subi, mais bien l’autre sujet qui la préoccupait.

« En fait, je n’ai pas encore trouvé réponse à la question que je me posais il y a près d’un an, soupira-t-elle. Pourquoi les Ramahènes restent coincés dans cette conception du monde qui considère la nature comme un grand réservoir de ressources ?

— C’est pourtant ce qu’elle est, non ? s’étonna Talisham. Nous l’exploitons aussi.

— Tout est dans la manière : vous ne prélevez pas plus que ce qu’elle peut renouveler d’année en année. Eux ne semblent pas en mesure d’accepter cette limite simple.

— Tu penses que c’est un problème de culture ? De philosophie générale ?

— C’est possible. J’aimerais en apprendre plus sur Opthéo Tsong, sur ses enseignements. Ce qu’il y avait dans son message qui empêche les Ramahènes d’évoluer vers une vision plus durable du fonctionnement de la société. Ils déclarent tous s’y raccrocher, mais le contenu en reste très flou pour moi. »

Quand il n’était pas envahi par les images des cinq hommes masqués, l’esprit de Mahaut dérivait en effet systématiquement vers l’appel téléphonique qui l’avait poussée à quitter la sécurité — toute relative ? — de son studio. D’après ce qu’elle en avait compris, la personne qui l’avait mise en garde avait obtenu des informations sur le chemin qui allait l’amener à devenir le guide éclairé des Ramahènes. Quelque part dans le monde de ses rêves résidait donc la clé qu’elle cherchait depuis des semaines. Où ?

Elle n’avait pas eu le temps de le demander à son étrange correspondant. La police parviendrait-elle à l’identifier ? Quelque chose lui disait qu’il n’était pas de mèche avec ses agresseurs, mais finalement pourquoi pas ? Ils avaient des arguments : si elle-même était incapable de réorienter son action, il valait peut-être mieux se débarrasser au plus vite de son influence néfaste…

« C’est bizarre, reprit Talisham, ce concept de dévotion, d’admiration sans bornes pour quelqu’un.

— Les Ramahènes révèrent les personnes qu’ils estiment incarner dignement leurs valeurs : les guerriers, les rois et les reines, les gagnants, les meneurs.

— Sauf que là, c’est ce fameux guide éclairé qui a défini leurs valeurs, non ?

— Ah oui, c’est vrai ! Raison de plus pour essayer de découvrir d’où ça vient…

— Assurément, même si ce genre de glorification personnelle me laisse perplexe. Comme si ses idées étaient tellement géniales que tout le monde avait pu s’arrêter de réfléchir par la suite. Comme si des millions de gens n’avaient pas eu de bonnes idées avant elle… »

Mahaut ne put s’empêcher de sourire. Le surréalisme de cette conversation dépassait sans doute tout ce qu’elle avait déjà vécu depuis le début de ses rêves. Comment pouvait-elle discuter ainsi d’elle-même, faire des conjectures sur la suffisance du personnage horrible qu’elle semblait devoir devenir ?

Dans la chambre d’amis de l’immeuble de Miolan et Zinip, trouver le sommeil se révéla impossible malgré l’heure tardive — et le réveil aux aurores qu’ils avaient planifié pour attraper le premier train. Mahaut se releva et s’habilla en silence.

« Tu vas où ? l’interpella Shanem entre deux ronflements de Boghdar.

— J’ai besoin de me dégourdir les jambes. Tu ne dors pas ?

— J’y arrive pas. Ce vol en soloplaneur me stresse trop, je crois…

— Toi ? L’as du parcours numéro 12 ?

— C’était il y a longtemps. Je me sens plus à l’aise sur la terre ferme maintenant…

— Alors, viens avec moi, lui proposa Mahaut, je te montre le plus beau point de vue de Baalthis, garanti sans vertige. »

Ils louèrent deux rouleurs et empruntèrent les voies express jusqu’à la sortie Kupa, puis montèrent lentement les virages en épingle qui permettaient de gravir la colline séparant Danapi de la péninsule de Sirna Baal. Sous une lune gibbeuse, le panorama qui s’offrit à leurs yeux depuis le belvédère de Kupa Tor Baal était presque aussi spectaculaire qu’en plein jour. Le ciel étoilé à l’infini, les reflets de l’astre de la nuit sur les moutons de l’océan et les lumières des rues de Baalthis qui s’allumaient au passage des promeneurs noctambules dégageaient ensemble une impression de sérénité bienfaisante.

« La première fois que je suis venue ici, je portais un gros sac sur les épaules et j’étais prête à rentrer à Dar Long juste pour culpabiliser Boghdar, expliqua Mahaut après un long moment. Je le trouvais déloyal, je ne voulais pas être lâche comme lui…

— Mais retourner à Ramah n’aurait rien arrangé, objecta Shanem.

— Non, la grande machine aurait broyé mes atermoiements face à la perspective de massacrer des Maïdokhis ; à présent, je le sais. »

Elle exposa à son ami son souhait de mieux connaître Opthéo Tsong — et sa conclusion que seules des investigations sur place pourraient lui fournir les informations détaillées auxquelles l’accès via le terminal était apparemment restreint.

« Tu veux partir à Ramah ? s’exclama Shanem, l’air stupéfait. Mais tes données génétiques sont enregistrées, tu seras arrêtée tout de suite ! Pourquoi tu n’as pas demandé à Gemli de se renseigner pour toi ?

— Ça ne servirait à rien : depuis la sécession, les rebelles de Shadobu ne peuvent plus consulter les réseaux officiels de Ramah.

— Alors tu pourrais effectuer des recherches dans les ressources danatiles, dans l’encyclopédie partagée. Je ne suis pas féru d’histoire, mais je suis sûr que les Danamôns conservent des archives très complètes ; j’en ai vu quelques extraits. Tu y trouveras peut-être ce qu’il te faut pour comprendre.

— J’ai déjà fouillé dans tout ce qui était disponible ici », se désola Mahaut, reprenant à son compte les résultats infructueux de l’enquête menée par Sam au début de son incarcération.

Elle considéra Shanem attentivement. Il avait toujours été le plus dévoué de ses camarades, égayant leurs longues heures d’entraînement et l’aidant à traverser les terribles épreuves de leur formation militaire. À deux reprises, elle avait cru assister à sa mort. Elle avait pourtant beau retourner le problème dans tous les sens, elle ne voyait pas d’autre issue. L’insupportable souvenir du couteau du tueur pressé contre sa gorge, surgissant en flashs chaque minute de ses jours et de ses nuits, agissait comme le rappel de son obligation impérieuse de poser les bons choix.

« J’ai pensé que toi, tu pourrais y aller… osa finalement Mahaut d’une voix neutre. À Ramah, tu n’es pas identifié comme déserteur, tu es considéré mort en mission. Tu pourrais facilement prétendre que tu as été capturé sur Gobwé et que tu as seulement réussi à t’échapper maintenant… »

Elle esquissa un demi-sourire tandis que Shanem la fixait, une lune miniature au fond des pupilles de ses grands yeux gris. Il s’assit sur le parapet en pierre qui bordait la vaste esplanade, tournant son regard vers Sirna Baal et l’enclave ramahène, indistincte dans la nuit.

« Ce n’est pas rien, ce que tu me demandes… » répondit-il lentement en baissant la tête.

Mahaut s’installa à côté de lui, triste et tourmentée. Aurait-elle l’occasion d’interroger le mystérieux interlocuteur qui lui disait avoir vu le futur ? Le conflit entre Ramah et Danapi pourrait-il s’apaiser avant que son destin ne soit définitivement scellé ? L’urgence de découvrir son avenir se mesurait-elle en jours ? En mois ? En années ?

« Tu as raison, je ne peux pas t’imposer de tels risques, admit-elle presque pour elle-même. Oublie ça, on va trouver une autre solution… Et avant tout, on va profiter de notre petite excursion à Mana Daluh ! Tu verras, l’ambiance est indes… Nom d’un ours, qu’est-ce que c’est que ça ? »

Mahaut se redressa en même temps que Shanem. Loin au-delà de la zone neutre isolant l’enclave ramahène de Danapi, des lumières brillantes s’étaient élevées vers le ciel à grande vitesse. Tremblante, elle attrapa le bras de son ami pendant qu’ils suivaient des yeux la trajectoire des projectiles, haut au-dessus de leur tête puis droit vers l’intérieur du continent. Son cœur se serra pour ne plus constituer qu’un poignard douloureux au centre de sa poitrine.

« Oh, non, Shan, ce n’est pas possible… Il faut qu’on prévienne Paruk, ils n’ont que quelques minutes ! »

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