Chapitre 17 : Impossible

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Mahaut activa ses omnivues aussi vite que possible et lança un appel d’urgence à l’attention du responsable des défenses danatiles. À son immense stupeur, une nouvelle salve de tirs vint balafrer le ciel alors qu’elle attendait la réponse du militaire.

« Paruk ! cria-t-elle dans le micro dès qu’ils furent en communication. Les Ramahènes envoient des missiles sur Danapi au départ de Sirna Baal ! Une dizaine au moins, il faut que vous calculiez leur trajectoire exacte au plus vite, plusieurs sont partis vers le nord-ouest… Et nous… Nous pensons qu’il s’agit d’engins hypersoniques… » acheva-t-elle avec difficulté après un bref regard vers Shanem.

Elle n’eut pas le temps d’entendre la réaction de Paruk, ni d’esquisser le moindre mouvement au passage du missile. La détonation secoua le belvédère avec une violence incroyable. Shanem plaqua Mahaut contre le sol tandis que l’onde de choc de l’explosion balayait leur dos. Mains sur les oreilles, ils attendirent que le vacarme de la destruction s’estompe pendant de longues secondes, puis se redressèrent avec lenteur.

Mahaut avait le sentiment que son corps avait été changé en pierre tellement il lui semblait lourd. Les quelques pas qu’elle effectua pour rejoindre l’extrémité de l’esplanade donnant sur Baalthis lui demandèrent un effort colossal ; elle aurait préféré ne plus jamais rêver de Danapi que devoir regarder la dévastation qui s’étendait devant eux. Elle tomba à genoux en gémissant.

« Pourquoi ? Pourquoi, Shan ? Pourquoi ? » parvint-elle seulement à articuler.

Au fur et à mesure que la fumée se dissipait, le pire semblait se matérialiser sous leurs yeux : Baalthis n’était plus qu’un champ de ruines parsemé d’incendies naissants. En son centre, un gigantesque cratère marquait l’endroit d’où la haine des Ramahènes avait entamé son entreprise d’anéantissement. Tout autour, les bâtiments avaient été soufflés ; il n’en restait plus rien. Seule une partie des constructions des quartiers périphériques était demeurée intacte. L’obscurité totale dans laquelle était plongée la ville s’éclairait par petites taches de feux étincelants, comme autant de points de ralliement pour les survivants ; ou comme autant de dangers supplémentaires destinés à parachever l’œuvre de mort de Ramah.

Au loin, une alarme retentissait dans le silence, d’évidence inutile. Mahaut n’arrivait pas à concevoir que des êtres humains — comme elle ! — aient pu décider froidement d’infliger autant de souffrance à d’autres êtres humains. Aussitôt, les visages de ses amis surgirent à l’avant de sa conscience : Boghdar, Talisham, Miolan, Zinip. Elle scruta la zone de la ville où elle pensait pouvoir situer leur appartement, mais rares étaient les immeubles qui paraissaient y avoir résisté à la déflagration. Quelle chance avaient-ils d’avoir survécu ? Mahaut s’accrocha au bras de Shanem, se retenant d’hurler.

Le cœur déchiré, elle saisit à nouveau ses omnivues afin d’appeler Boghdar. Le réseau de communication ne fonctionnait malheureusement plus : elle ne pouvait ni entrer en contact avec ses amis ni obtenir des nouvelles du reste de Danapi. Combien d’autres villes avaient-elles été touchées par l’attaque ramahène ? Les défenses antiaériennes avaient-elles pu détruire certains missiles ? Elle secoua la tête, imaginant la même scène d’horreur répétée aux quatre coins du continent qu’elle adorait. Les armes hypersoniques développées par Ramah étaient conçues pour éviter toute manœuvre d’interception ; Mahaut et Shanem l’avaient appris lors de leur formation de base.

« On devrait être morts, énonça Shanem piteusement en s’écroulant à côté d’elle. Si tu ne m’avais pas proposé cette balade, je serais mort dans mon lit. Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Pourquoi moi, pourquoi pas Boghdar ? Il est bien meilleur que moi… »

La voix du jeune homme s’était étranglée. Mahaut ne comprenait que trop bien son désarroi ; elle-même se sentait coupable. Coupable de n’avoir pu empêcher ce drame, coupable de ne pas avoir trouvé la bonne approche pour convaincre les autorités ramahènes de renoncer à leurs fantasmes de conquête armée ; coupable aussi d’avoir fourni des informations sensibles à Gemli ? Pourquoi les Ramahènes s’obstinaient-ils dans cette voie qui ne leur apporterait que tourments et malheur ? Combien des merveilleuses personnes qu’elle avait côtoyées depuis le début de son séjour à Danapi avaient d’ores et déjà péri sous les bombes ? Combien allaient encore être fauchées ?

Pour contenir ses larmes, elle choisit de se concentrer sur l’idée que tout ça n’était pas réel, que tous ces gens n’étaient que le produit de son imagination, des visions issues d’un futur qu’elle comptait toujours voir évoluer. Elle s’interrogea sur le sort de tous ses amis qui rêvaient comme elle de Danapi. S’ils n’étaient pas morts, ils allaient désormais passer leurs nuits dans un pays en guerre, bien différent de l’idéal qui les avait motivés à créer leur mouvement. Les Ramahènes venaient donc de réduire à néant non seulement ses espoirs de découvrir l’histoire d’Opthéo Tsong, mais également un moteur essentiel de leur volonté d’améliorer leur vie dans le présent. Mahaut ne pouvait le supporter.

« Vu qu’on a le privilège d’être toujours là, autant en faire quelque chose, non ? proposa-t-elle à Shanem après une grande inspiration.

— Je ne vois pas ce que nous pouvons faire contre des missiles hypersoniques… répliqua son ami, le ton presque détaché.

— Contre les missiles, rien, mais contre les lanceurs, sans doute quelque chose. Regarde, on dirait que la résistance s’organise ! »

Mahaut lui indiqua la base militaire, nichée au bord de l’eau dans la baie en contrebas. Eux paraissaient disposer d’électricité et n’avaient visiblement pas subi de dégâts importants. Partout autour des quais, des phares de véhicule allaient et venaient dans un ballet effréné, au son de lointaines sirènes. Pendant que Mahaut et Shanem les observaient, plusieurs vedettes rapides quittèrent leur mouillage pour disparaître dans la nuit en direction de l’enclave ramahène.

« Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? questionna Shanem.

— Les tirs ont stoppé pour le moment, mais ils pourraient vite redémarrer ! s’exclama Mahaut. Surtout si Ramah pense que nous n’avons plus les moyens de nous défendre… Il faut absolument reprendre le contrôle de la péninsule, mettre leurs dispositifs de lancement hors d’état de nuire. Viens ! »

Ils empruntèrent le sentier accidenté qui descendait droit vers la côte à travers la végétation luxuriante. Éclairés par la lampe d’assistance de leurs omnivues, ils devaient progresser avec précaution malgré l’urgence de la situation. Au fil de leur parcours, le dépit de Mahaut se mua alors en quelque chose de plus sombre, de plus mobilisateur aussi ; un besoin d’en découdre, de dominer les Ramahènes, de leur faire ressentir son courroux.

Parvenus enfin aux portes de la base maritime, ils n’eurent pas de mal à trouver comment se porter volontaire : des dizaines de Danamôns en civil, souvent blessés, se dirigeaient également vers un poste d’accueil transformé en bureau des engagements.

« On était dans les forces d’élite à Ramah, on veut se battre pour arrêter ce carnage, annonça Shanem à la soldate chargée d’orienter les bénévoles vers la mission correspondant le mieux à leurs capacités.

— Soyez les bienvenus ! répondit celle-ci avec un sourire triste. Allez vous équiper dans le bâtiment, là à gauche, puis rendez-vous au hangar numéro 3. »

Shanem et Mahaut s’habillèrent en silence, entourés par de nombreux anciens militaires ramahènes et une poignée de Danamôns. Mahaut revêtait l’uniforme des forces de défense danatiles pour la première fois, même si, dans son âme, elle l’avait toujours arboré. Elle pensa à Paruk, Terrop et aux autres membres du Conseil issus de l’armée de Danapi.

« Quelqu’un a des nouvelles du reste du continent ? » demanda-t-elle sans grand espoir.

Une dizaine de visages fermés lui répondirent non d’un mouvement las.

« Moi, j’ai entendu un échange entre deux responsables à l’entrée de la base, réagit une jeune femme dont la moitié de la figure était maculée de sang. Apparemment, la coordination militaire a pu maintenir les canaux de communication de secours opérationnels. Les gars faisaient l’inventaire des villes touchées : Doknaris, Mana Daluh, Karab Lomu ; je n’ai pas retenu le reste. Mais ils auraient réussi à intercepter un des deux missiles visant Badilaam ainsi que celui vers Winilaam. »

Mahaut sentit ses mains se remettre à trembler : Sam vivait à Karab Lomu. Avait-il survécu à la frappe ? Elle ne pouvait imaginer poursuivre ses rêves sans lui.

Armés de fusils paralysants, ils embarquèrent à soixante dans une des vedettes de transport, qui se lança sans attendre à l’assaut des flots noirs et froids. Secouée par les soubresauts de leur navire au-dessus des vagues, Mahaut commençait à douter de l’utilité de cette opération, tout en restant convaincue de la pertinence de sa participation. Les Ramahènes avaient certainement assemblé un important contingent sur Sirna Baal pour protéger leurs lanceurs ; se précipiter à leur rencontre avec des moyens aussi dérisoires semblait insensé. Elle ne voyait toutefois plus beaucoup d’inconvénients à la perspective de mourir pour protéger Danapi et devinait que Shanem, les yeux hagards, partageait son ressenti.

Quittant le poste de pilotage, un militaire d’âge mûr s’avança jusqu’au centre de la cabine et considéra un moment tous ces soldats improvisés, les traits étrangement paisibles.

« Mon nom est Zamoran, déclara-t-il d’une voix grondante. J’ai la charge de guider votre groupe pour cette mission. Notre objectif en cette nuit d’infamie est de repérer un lieu propice au débarquement de nos troupes. Aussi, si possible, de pénétrer à l’intérieur des terres pour faire détonner des bombes narcoleptiques, afin de mettre hors d’état de nuire les forces ramahènes manœuvrant leurs lance-missiles. L’armée de Ramah a déployé des centaines de chasseurs dans la zone, ce qui exclut l’option d’utiliser les héliplans pour un bombardement stratégique et nous oblige à passer par l’option maritime. »

Dans l’habitacle, les jeunes gens en uniforme échangèrent quelques regards étonnés, ce qui n’enleva rien à leur évidente résolution.

« Nous avons tous perdu de nombreux proches et amis ce soir, poursuivit Zamoran. Votre peine et votre dégoût pour les actes commis par les Ramahènes dépassent certainement tout ce que vous avez pu vivre auparavant. Ces crimes constituent la pire abomination que j’aie connue en trente ans de carrière. Je vous adjure cependant de ne pas oublier le fait que les Danamôns respectent la vie avant toute chose. Êtes-vous tous familiers avec nos règles d’engagement ? »

La plupart des volontaires acquiescèrent, le visage grave.

« “Neutraliser sans blesser” ? détailla un Ramahène aux longs cheveux blonds. Vous pensez vraiment que ces chiens méritent encore de vivre, après ce qu’ils ont fait ?

— Ce n’est simplement pas à nous d’en juger, rétorqua le Danamôn. Mais si nous nous abaissions à les tuer parce que nous les haïssons, alors nous ne vaudrions pas mieux qu’eux… Notre seul but, cette nuit, est de les empêcher de faire plus de victimes. Pas de rendre une justice expéditive qui abîmerait notre conscience bien plus que tout ce qu’eux nous ont imposé. J’espère que vous êtes tous d’accord avec cela. »

Le jeune homme qui était intervenu détourna les yeux et hocha la tête, imité par l’ensemble des passagers de la cabine.

« Par ailleurs, reprit Zamoran, c’est à ma connaissance la première fois que des troupes danatiles mèneront une attaque sur le territoire ramahène, ce qui suffit à exprimer la mesure des enjeux auxquels nous sommes confrontés. Danapi compte sur nous… »

« Et pas que Danapi, d’ailleurs… » pensa Mahaut, qui redoutait déjà son réveil et la perspective de voir la détresse dans le regard de – littéralement – tous ses amis. Comme si sa vie n’était pas encore assez merdique pour le moment…

« Bien, il nous reste trois minutes avant d’atteindre la côte, avertit le chef de groupe. Formez des équipes de dix personnes et apprenez les noms et les compétences de chacun ; nous aurons besoin des efforts et de l’expertise de tout le monde pour avoir une chance… »

***

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