Chapitre 20 : Consciences

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« Oh, ça me fait tellement plaisir de voir que tu vas bien ! J’étais si inquiète… Sam n’est pas là ? »

Mahaut quitta à regret l’étreinte chaleureuse d’Émilie pour permettre à ses amis de l’embrasser également. Retrouver sa colocataire après les moments difficiles qu’elle avait traversés lui donnait l’impression d’avoir voyagé dans le temps, d’être retournée à l’époque merveilleuse où rien ne semblait pouvoir arrêter l’enthousiasme de leur mouvement en gestation.

« Non, son frère avait un match important, indiqua-t-elle, il tenait à y assister. C’est sa première sortie depuis m… depuis deux semaines. Mais il nous rejoindra dès que c’est fini, il l’a promis ! Alors, comment est la vie à Toronto ?

— Franchement, c’est top ! s’exclama son amie. Les cours sont vachement intéressants et la ville est dingue : la population est super diversifiée et c’est très riche au niveau culturel. Même si la finance est aussi très présente… »

Mahaut sourit malgré elle. À ce stade, le simple fait de voyager, de séjourner dans un autre pays que le sien lui paraissait risible.

« Tu as été visiter les chutes du Niagara ? s’enquit Matthis le fan de géographie. On n’avait pas eu le temps d’aller les voir la dernière fois avec les parents…

— Bien sûr, répondit Émilie, c’est même une des premières activités que j’ai faites avec ma famille d’accueil. Grosse déception, malheureusement : il n’y avait pas autant d’eau que prévu et le site est assez moche. Ils ont construit partout pour les touristes, du coup c’est plus du tout sauvage comme je l’imaginais.

— Capitalisme quand tu nous tiens… commenta Alexia avec une moue fataliste.

— Je vois que vous n’avez pas trop changé en mon absence en tout cas ! plaisanta leur ancienne colocataire. Compte tenu des circonstances, je veux dire… »

Désireuse de ne pas s’étendre sur le sujet, Mahaut invita ses camarades à passer à table. Soraya leur servit le vin produit par son oncle au Maroc tandis que Cyriaque disposait entre eux les immenses plateaux de sushis qu’il avait achetés.

« Eh bien, les affaires marchent chez GreenFields ! commenta Émilie avec un clin d’œil.

— Oui, ça fonctionne plutôt pas mal, corrobora le jeune assistant-directeur. Mais je ne gagne pas des masses de thunes pour autant. Figure-toi qu’on a introduit le mois passé l’autofixation du salaire : chacun décide de sa propre rémunération selon ce qu’il estime apporter à l’entreprise. Et pour l’instant, je considère que ma contribution personnelle n’est pas extrêmement significative…

— Au temps pour moi, s’amusa Émilie, je me suis trompée : certains d’entre vous ont bel et bien changé ! »

Cyriaque répliqua par une grimace, mais accepta néanmoins de taper dans la main que son ancienne cavalière de bal lui présentait.

« Et toi, Alex, l’associatif ? enchaîna celle-ci. Toujours motivée ?

— Ben apparemment, pas assez… Je me suis fait virer il y a dix jours.

— Quoi ? réagit aussitôt Mahaut. Mais tu ne m’as rien dit ! Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Ça ne semblait pas le plus important à ce moment-là… se justifia Alexia. Le responsable a jugé que je ne m’impliquais pas suffisamment dans mes missions. En réalité, ils ont sans doute remarqué que les sollicitations du mouvement me bouffaient systématiquement la moitié de mon temps au bureau. Ou que je détournais la plupart des porteurs de projet durables vers nos financements à nous… »

Mahaut écarquilla les yeux. Elle n’avait personnellement jamais été soumise à un contrat de travail, mais était pourtant à peu près sûre que voler la clientèle de son patron ne faisait pas partie des tâches de l’employé modèle.

« Bah, c’est normal, poursuivit Alexia en haussant les épaules, on est juste beaucoup plus efficaces. Si tu avais vu les quantités de paperasse que l’association réclamait pour quelques pitoyables milliers d’euros… Le but, c’est quand même d’avoir un impact positif à la fin, non ? »

Incapable d’exprimer sa consternation de façon diplomate, Mahaut leva son verre pour proposer à ses amis de trinquer aux impacts positifs qu’ils cherchaient tous à générer, chacun à leur manière.

« À ce propos, bravo pour ton interview ! reprit Émilie lorsqu’ils eurent achevé leurs solennités. Je l’ai regardée trois fois tellement j’ai trouvé que tu défendais bien notre vision.

— Oh merci, c’est gentil, se réjouit Mahaut. J’avais trop chaud et j’étais hyper stressée à l’idée de dire une connerie, donc c’est cool si j’ai limité la casse…

— Tu veux rire ? intervint Soraya en posant plusieurs makis végétariens sur son assiette. Tu as carrément retourné le journaliste ! “Mademoiselle Deschamps, les changements que vous préconisez impliqueraient de véritables bouleversements de nos modes de vie. Votre génération n’a jamais rien connu d’autre que l’affluence et la liberté de notre époque. Êtes-vous réellement prêts à réduire votre confort matériel au quotidien pour atteindre ce grand idéal ?” »

Le regard faussement réprobateur de son amie fit frémir Mahaut ; elle eut le sentiment de se trouver à nouveau face au reporter qui l’avait interrogée dans son salon pendant plus d’une heure.

« “Je peux vous assurer que non seulement nous y sommes prêts, nous sommes déjà en train de le faire”, reprirent à l’unisson Soraya, Matthis, Alexia et Émilie, qui semblaient tous avoir visionné la séquence en boucle. “Mais vous ne posez pas la bonne question. La vraie question, en fait, c’est : pourquoi pas vous ? C’est tellement inconcevable pour vous de renoncer à vos entrecôtes et à vos vacances à Bali pour laisser un monde vivable à vos petits-enfants ?”

— C’est clair qu’il tirait la tronche à la fin… commenta Cyriaque tandis que les autres applaudissaient la tirade.

— Je n’aurais pas dû me montrer aussi agressive, s’admonesta néanmoins Mahaut, notre message n’est pas très audible quand on l’enveloppe dans les reproches… »

Opthéo Tsong, le bras tendu au-dessus de Dar Long. Les bombes ramahènes qui semaient la mort et le désespoir. Toutes ces choses qui hantaient sa conscience avant même qu’elles se soient produites. Elle secoua la tête.

« De temps en temps, c’est bien de remettre ces gens à leur place, non ? opposa Soraya. Sans ça, ils ne comprennent pas qu’ils font partie du problème…

— Si Sam était là, marmonna Mahaut, il te dirait qu’on essaie justement de les faire passer du côté de la solution.

— Certains ne veulent rien entendre, voyons, insista Alexia. Ils savent que tes arguments sont valides, mais s’ils l’admettent, ils doivent réviser la plupart de leurs choix de vie. Alors, forcément, ils résistent. »

Mahaut lui adressa un sourire crispé, puis se resservit de sushis. Matthis relança la conversation sur Toronto, ce qui parut susciter l’enthousiasme de tous les convives. Peu à peu, les échanges revinrent cependant à leur sujet de prédilection. Émilie leur relata comment les sections canadiennes du mouvement avaient d’ores et déjà recruté des milliers de rêveurs, sous l’impulsion des adolescents de la famille chez laquelle elle séjournait. Elle-même s’était contentée de les conseiller et de les encourager — après leur avoir inoculé le « virus » de Danapi.

« Le Canada est plus progressiste que les États-Unis, non ? demanda Soraya en débarrassant les plateaux vides.

— Socialement, oui, confirma Émilie. Économiquement, par contre, ils restent fort dans le même trip. Leur pays est vaste, bien entendu, donc j’ai l’impression qu’ils voient leurs ressources naturelles comme inépuisables. »

Les images d’un documentaire montrant de gigantesques mines à ciel ouvert en Alberta revinrent à l’esprit de Mahaut. 3 000 ans plus tard, la région n’en gardait étrangement plus aucune trace. À partir de quand les Canadiens avaient-ils permis à la nature de se régénérer de la sorte ?

« Ou du moins suffisantes pour préserver leur niveau de vie jusqu’à ce que la technologie vienne proposer des alternatives efficaces… nuança Émilie.

— Des alternatives ? s’étonna Matthis. Du genre : les réacteurs à fusion nucléaire, c’est ça ?

— Mais c’est n’importe quoi ! s’exclama Alexia. Tout le monde sait que leur développement n’aboutira au mieux que dans une dizaine d’années. Il faut qu’on diminue drastiquement nos émissions avant ça. »

Mahaut dévisagea son ancienne colocataire. Elle avait l’habitude de la voir s’emporter lorsque la discussion abordait le néolibéralisme ou la financiarisation de l’économie, mais cette indignation à propos de la transition énergétique était inédite. Évidemment, les questions n’étaient pas sans lien, que du contraire.

« Eh, je ne suis pas responsable des décisions du gouvernement canadien, rétorqua Émilie avec une pointe d’humeur. Moi aussi, ça me rend folle qu’ils prétendent vouloir remplir leurs objectifs de réduction tout en continuant à promouvoir l’extraction de combustibles fossiles…

— Est-ce qu’ils ne misent pas surtout sur la capture de carbone ? suggéra Matthis. J’ai lu qu’ils investissaient pas mal dans ce domaine.

— Ouais, probablement pour leur ineptie de “net zéro”, s’énerva Alexia. Comme si ce n’était pas grave de détruire des milliers d’hectares et des biotopes précieux, du moment qu’on équilibre les comptes après… »

Face à son verre vide, Mahaut se sentait accablée. Bien que leur travail d’éveil des consciences portât ses fruits, la tâche à accomplir lui semblait tellement compliquée, la reprogrammation du système tout entier tellement impossible, qu’elle imaginait déjà ses amis se décourageant et se détournant de leur lutte à la moindre contrariété supplémentaire.

« C’est bien pour ça qu’on doit continuer à élaborer d’autres modes de fonctionnement, avança-t-elle sans grande conviction. Offrir aux gens de nouvelles options de consommation, de satisfaction de leurs besoins, qui n’exigent pas des efforts colossaux pour les adopter.

— Tu oublies que chaque personne ne vit pas en vase clos, tempéra Soraya. Les gens acceptent de faire des efforts s’ils voient que tout le monde joue le jeu. Et de façon équitable. Sinon, ils vont toujours se retrancher derrière le fait que d’autres — les plus riches, naturellement — font bien pire qu’eux, et que ceux-là continuent à jouir de leurs privilèges comme si de rien n’était…

— Ça, c’est notre autre objectif, confirma Mahaut. Poursuivre la sensibilisation des citoyens et des gouvernants afin de favoriser la mise en place de lois qui empêchent la constitution ou le maintien de ces privilèges. En clair, faire en sorte que l’argent ne puisse pas tout acheter…

— Et tu penses sincèrement qu’on a le temps d’attendre que de telles règles contraignantes produisent leurs effets ? En supposant qu’elles aient même une infime chance de voir le jour ? Ou d’être appliquées ? » railla Alexia.

Une étrange sensation de dégoût dans la gorge, Mahaut fixa son amie. Celle-ci avait-elle horriblement tort ou tristement raison ? Elle culpabilisait de ne pas réussir à trancher.

« C’est l’éternel débat, parut vouloir recadrer Émilie. Est-ce que la fin justifie les moyens ? Est-ce qu’on peut utiliser la violence pour la bonne cause ?

— En sachant que la bonne cause des uns est parfois le diktat des autres, renchérit Cyriaque…

— J’ai eu le temps de lire quelques bouquins, ces derniers jours… entre deux recherches d’emploi, expliqua Alexia. Dont trois romans qui parlaient de transition écologique. Ils aboutissaient tous au même constat : les gens ne se mettaient à bouger que lorsque leur sécurité en dépendait. Dans l’un des trois, les actions des instances internationales de défense de l’environnement restaient sans impact jusqu’à ce qu’un groupe terroriste commence à abattre des avions pour dissuader les nantis de voyager à tout-va. Et là, tout à coup, on réinventait d’autres modes de déplacement !

— On dirait que j’arrive juste au bon moment, lança Samuel, qui était entré dans l’appartement sans un bruit. Donc non seulement on va hacker les entreprises, mais on va aussi tuer des gens maintenant, si j’entends bien ? »

Mahaut perçut la tension dans sa voix malgré le ton badin qu’il tentait de conserver. Elle se dirigea aussitôt vers lui, mais Sam ne lui rendit son baiser que du bout des lèvres.

« T’inquiète, Alex parlait seulement d’un roman qu’elle avait lu, chercha à le rassurer Mahaut. On essayait précisément d’envisager d’autres pistes. Et personne ici ne s’est subitement découvert une vocation d’assassin, à ma connaissance… »

Dans un silence inconfortable, il s’assit à côté d’elle après avoir donné l’accolade à Émilie et salué leurs camarades.

« Comment s’est passé le match ? interrogea Matthis.

— Ils ont perdu de trente points », répondit Sam sans détacher ses yeux d’Alexia.

Tête baissée, Mahaut ramassait avec la pointe de ses baguettes les grains de riz qui baignaient dans le reliquat de sa sauce soja. Elle aurait d’évidence dû réagir, prendre une position ferme contre ce qu’insinuait Alexia ; elle se tut pourtant, incapable de réconcilier les hurlements de son cœur avec les exhortations de sa raison.

« Je me souvenais que les réunions de notre club étaient parfois tendues, finit par déclarer Émilie en se levant, mais je ne me doutais pas que maintenant, il fallait aussi apporter ses couteaux… Bon, je vais sortir le dessert. Vous m’en direz des nouvelles, même si ce n’est pas une spécialité canadienne à proprement parler. Qui veut du thé ? »



***


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