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— Merci. Eh bien, commence-t-elle le plus posément possible, en retrouvant son joli sourire. Je venais tout juste de terminer mon tour dans le jardin, et... Oh ! Et vraiment, ce qu'il y fait bon encore ! Un délice. Tu devrais en profiter tant que tu peux, toi aussi. D'ici une heure ou deux, on y cuira. Je rends grâce à mon amie Cécile de m'avoir conseillé ces promenades matinales. Oh oui ! Sans ça, comment supporter ce soleil de plomb toute la journée ensuite, je te le demande !? Je suppose qu'on va devoir encore se calfeutrer à la maison... Je t'ai dit qu'elle tenait cette recommandation de son docteur, Cécile ? Enfin, bref ! Quel dommage que nous n'ayons pas une maison de villégiature en Bretagne ou en Normandie... Nous aurions moins chaud l'été. Pourquoi tu ne viendrais pas avec moi demain ? Cela te ferait du bien ! En plus, les nénuphars dans le bassin sont de toute beauté. Plein d'abeilles s'y posent pour boire, c'est adorable. L'herbe des pelouses est gâtée, bon, mais pour ce qui est des massifs de...

Émile grommelle dans sa barbe. Enfin, façon de parler : il n'en a pas ; il ne porte que la moustache. Par contre, comme toujours, il a le sentiment d'être une mouche s'empêtrant dans une toile d'araignée... À dire vrai, il éprouve une compassion toute particulière pour cet insecte, depuis le temps !

Inutile d'être un fin limier pour savoir que ce que la bonne a rapporté à sa sœur n'a aucun rapport avec l'état du jardin. Et il a beau tenir les jardiniers en grande estime, il se moque bien des exploits qu'ils ont accomplis pour préserver les œillets, les glaïeuls ou les clématites. Aussi, son regard fait le tour de la pièce quelques secondes, s'accroche à-peu-près à tout sans s'y attarder... pour s'échouer finalement sur la toilette impeccable virevoltant devant lui. Sur ce petit bout de femme aussi loquace qu'un prêcheur. Victoire... Marie-Rose, de son deuxième prénom – pour faire plaisir à leurs deux grand-mères. Mais si on avait demandé son avis à son grand-frère chéri, il aurait proposé : Némésis. Ou Attila. Pas encore majeure*** mais déjà accomplie, et bientôt épouse. Aujourd'hui, elle porte une robe de couleur prasine(1), aux longues manches bouffantes et à la jupe gonflée. Ça lui va à ravir, même s'il trouve toujours que ce genre de jupes, en vogue depuis quelques mois, donnent des allures de cloche. Évidemment, un canezou(2) de mousseline brodée emmitoufle son buste, cachant l'existence ne serait-ce que d'une clavicule. C'est beaucoup trop couvrant par ces temps caniculaires (beaucoup trop couvrant tout court, en fait) mais que voulez-vous, la mode et son chaperon, la religion, ont leurs raisons que le bon sens n'a pas...

— ... et j'ai croisé Margot ! Elle finissait de dresser la table à manger. Mère patientait dans la véranda. En passant, je...

— Victoire, essaie-t-il mollement de l'interrompre dans l'espoir de s'en sortir, avant d'y mettre (un peu) plus de vigueur : Victoire ! Pitié, je t'ai déjà dit cent fois...

— ... de ne pas cuire mes œufs trop longtemps pour le petit-déjeuner. J'aime quand ils sont mollets, enchaîne celle-ci avec sérieux. Mais tu sais comment est Margot... Un peu tête en l'air. J'en ai donc profité pour le lui rappeler. Les œufs, je veux dire, évidemment, pas son trait de caractère, s'empresse-t-elle de préciser, ponctuant par un petit rire amusé. Bref ! Et c'est comme ça que j'ai appris... Oh là là ! J'en suis toute retournée ! C'est si...

— Victoire ! assène-t-il, perdant véritablement patience, cette fois. Pour l'amour des sciences, tu es...

— ... bizarre, oui. Il n'y a pas d'autre mot.

— J'en ai plusieurs qui me passent par l'idée, au contraire, maugrée-t-il de plus belle.

La jeune femme fronce aussitôt les sourcils ; elle a parfaitement saisi l'allusion – preuve qu'elle n'est pas sotte, s'il en est. Et qu'elle écoute. Quand elle veut...

— Pff ! Très drôle, bougonne-t-elle en croisant les bras. Tu es un rustre, le sais-tu ? Tu ne changeras jamais. Tu mériterais que je ne te dise rien du tout. Comme ça, toute la ville sera au courant avant toi, tu auras l'air d'un idiot et ce sera bien fait ! En plus, tu blasphèmes. Enfin voyons ! Ce n'est pas tous les jours qu'il se passe ici quelque chose d'aussi... d'aussi...

— Bizarre ? suggère-t-il sur un ton taquin.

— Et excitant ! lâche-t-elle, levant les bras au ciel.

Malgré lui, il ne peut retenir un sourire plein de tendresse devant tant d'enthousiasme.

— Bon, et qu'est-il arrivé au juste, qui a nécessité de me faire frôler la crise cardiaque ? Tu ne me l'as toujours pas dit, je te signale.

— J'y venais, figure-toi !

Elle se penche vers lui, et ses anglaises châtain clair tombantes glissent sur ses joues pleines. Ses yeux d'aigue-marine(3) plongent dans les siens. Au fond pétille une lueur conspiratrice qui ne lui dit rien qui vaille.

— M. Sifrèn. Il a disparu.

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*** Au 19e siècle, la majorité civile est fixée à vingt-et-un ans accomplis. Une femme peut se marier légalement dès l'âge de quinze ans malgré tout (contre dix-huit ans pour un homme), mais elle doit obligatoirement avoir l'accord de son père (ou de sa mère, en cas du décès de ce dernier) jusqu'à cet âge.

(1) Le mot prasin désigne un vert clair, comparable à celui du poireau.

(2) Le canezou était un grand fichu (ou petit châle) que les femmes portaient par-dessus leurs robes.

(3) L'aigue-marine est une pierre semi-précieuse bleu clair ou bleu-vert.

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