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Co... Comment ça ? demande Émile en haussant les sourcils, bel et bien surpris.

— Eh bien, fiou ! Envolé, répond Victoire.

— Euh... Oui... Non, d'accord, fait-il en agitant une main, contrarié. Mais... Depuis quand ?

— Hier soir. Ou durant la nuit. Très certainement.

— Et les membres de sa famille ? Ont-ils bien vérifié partout ? Personne n'a une idée ? Vraiment personne ne l'a vu ?

Sa sœur secoue la tête en signe de négation. Voilà qui est fort étrange.

Antoine Sifrèn est un bourrelier(1) de La Colle-Codou. Un métier dont, je suppose, cher lecteur, vous ne savez rien, du moins de nom – et si je vous dis : « le marquis de la croupière », m'est avis que je ne vous aiderai pas plus... C'est un métier qui disparaîtra lui aussi (je le prédis), ou presque. On doit les chercher à votre époque ; mais à celle de notre protagoniste, il n'y a pas lieu encore de remuer monts et vaux pour en trouver un. Oh, ça non ! Et Antoine est l'un des meilleurs. Il tient un atelier avec ses frères et leur réputation n'est plus à faire. Ils ont des commandes jusqu'à Pertuis et même Brignoles, rendez-vous compte ! Bref, du travail par-dessus la tête. Et des kilomètres à arpenter.

— Si quelqu'un l'avait vu, on l'aurait déjà retrouvé.

— Pas forcément, objecte le fils Genêt, dont les méninges se mettent en branle.

Car aussi bien, Antoine, est-il parti aux aurores, ou hier soir, sur les routes livrer un collier(2) (non, rien à voir avec la joaillerie, tt' tt' tt'), et aussi bien est-il déjà loin ! Quoi qu'il en soit, s'il a quitté la ville, le boulanger ou ses commis l'auront aperçu passer devant leur boutique à un moment donné, celle-ci étant le commerce le plus proche des portes de la ville. Il a dû croiser des agriculteurs, des éleveurs également, des bûcherons, le puisatier... Bien des gens ont le soleil pour contremaître. Sans compter, de toute façon, qu'il en aurait parlé à quelqu'un : sinon à sa femme, au moins à ses frères ainsi qu'à leur apprenti. Et à défaut de l'avoir vu, alors on saurait où il est (ou, cela étant, là où il devrait être) et on ne le supposerait pas « disparu ». Étrange, pour sûr ; ou, comme l'a dit Victoire : bizarre.

— Et à quelle heure précise a-t-on remarqué sa disparition ? Qui l'a fait savoir, d'ailleurs ? Fantine ? Ou bien est-ce Carle ?

— Ni l'un ni l'autre, le détrompe gravement Victoire. C'est le fossoyeur. Ce matin, alors qu'il faisait sa ronde.

Émile la regarde sans comprendre. Assurément, il aurait mieux raccroché les wagons si elle lui avait parlé néerlandais – oui parce que, confidence, il s'est découvert une passion pour cette langue depuis Noël dernier... mais vous comprendrez plus tard pourquoi, ne nous éparpillons pas davantage.

— Le... Le fossoyeur ?! balbutie-t-il. Qu'est-ce que...

— Enfin, Émiiile ! s'énerve la jeune femme. Je parle du père d'Antoine ! J'aurais dit Antoine, sinon : pas M. Sifrèn ! Antoine est un petit peu plus vieux que moi, nous nous connaissons depuis l'enfance, voyons... Non, c'est son père qui n'est plus là.

Le désarroi du fils Genêt est total. « Par les pommes d'Isaac Newton ! tempête-t-il intérieurement. Qu'est-ce qu'elle raconte ?! Joseph est ... ». Il se pince l'arête du nez comme pour empêcher l'agacement, déjà reparti en ébullition, d'en sortir.

— Evidemment qu'il n'est plus là, réplique-t-il lentement, en reportant les yeux sur elle. Puisqu'il est mort ! Nous sommes allés à son enterrement hier, Victoire. Tu te rappelles ?

Ça avait été une solennelle cérémonie, Joseph Sifrèn ayant été aimé de tous à La Colle-Codou. De la famille du côté maternel était aussi venue de Sisteron pour l'occasion.

Mais s'il y a bien une chose que la sœur d'Émile ne supporte pas, c'est qu'on la prenne pour une imbécile (car, comme je l'ai indiqué précédemment, elle ne l'est pas), et son minois se chiffonne de plus belle.

Elle a un petit rire sec. Feint l'étonnement, mime l'embarras.

— Oh ! Oui, c'est... Bien sûr, quelle idiote je fais ! (elle pouffe, se donne une petite tape sur la tempe) J'avais oublié ce léger détail. Où avais-je la tête ? Vraiment, merci grand-frère, persifle-t-elle... avant de reprendre une attitude subitement sérieuse : Mais j'ai encore toute ma mémoire, tu sais ?

Les mâchoires d'Émile jouent d'impatience.

— Et donc ?

— Et donc, sa tombe est vide, rétorque-t-elle en détachant chaque syllabe comme autant de tapes de marteau dans un tribunal. Ce n'est plus... qu'un trou béant.

Pour le coup, la bouche de l'aîné des enfants Genêt aussi.

— Je t'avais bien dit que c'était bizarre, crâne-t-elle.

Et son sourire est plus resplendissant que le soleil se déversant par les fenêtres.

— On l'a pillée ? s'effare Émile en redressant son dos.

— Apparemment, acquiesce Victoire. Mais ça, enfin, ce n'est pas le plus incroy... Émile ?

Ce dernier s'est levé et, tout en remettant de l'ordre dans sa tenue, marche d'un bon pas vers la porte d'entrée restée ouverte.

— Euh... Enfin, Émile ! le hèle-t-elle. Où vas-tu ?

Déjà, il n'est plus en vue. Elle est obligée de trottiner après lui sur le large palier, également carrelé de malons(3). Essaie de le rattraper. Mais il commence à descendre l'escalier tournant(4) ; par chance, il ne le dévale pas encore. Elle se jette contre la rampe ouvragée, le souffle court – maudit corset.

— Qu'est-ce que tu vas faire ?

— Voir ce qu'il en est de mes propres yeux. Antoine et sa famille auront besoin de soutien, je...

— Non, tu ne peux pas y aller maintenant !

L'injonction le stoppe net au milieu des marches. Il se tourne à moitié, levant la tête vers elle. Interrogatif.

— Ah bon ? Et pourquoi ?

— Mère, elle veut te parler.

Et tout à coup, c'est comme s'il se mettait à tonner.

Parler. Ce simple mot, combiné au premier, éclate avec force menace à ses oreilles. À lui seul, il l'absorbe, le siphonne par le sol, le coupe du monde... Le glace à la manière d'une douche froide.

Sa gorge se serre plus fermement que les cordons d'une bourse entre les mains d'un avare. Parler. Avec leur mère ! Un frisson remonte de ses reins à la pointe de ses courtes boucles brunes en bataille. Un gros frisson. Comme seuls savent en procurer le vent hurlant à l'intérieur d'une cheminée, une brindille craquant près de soi dans les bois, une porte ou un plancher grinçant quelque part à pas d'heure, alors qu'on est tout seul... La pensée d'un monstre sous le lit... D'un spectre glissant dans le brouillard...

Ou une douche froide.

...

____________________

(1) Le bourrelier est un artisan qui réalise des pièces d'attelage pour les chevaux et les bêtes de somme.

(2) Le collier est également une pièce du harnais des animaux de trait ; il s'agit de l'élément, souvent en bois ou en cuir rembourré, que l'on mettait autour de leur cou pour les relier à l'attelage.

(3) Autre nom des tomettes – pour rappel : des carreaux de terre cuite.

(4) À ne pas confondre avec l'escalier hélicoïdal, aussi appelé « en colimaçon », l'escalier tournant est un type d'escalier dont chaque angle forme un L.

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