Paul

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Malgré son armure d’orties et ses regards féroces, Miette de son prénom, n’est pas totalement parvenue à repousser les avances d’un gentil garçon nommé Paul. Elle ne savait pas ce qu’il lui trouvait ni pourquoi il s’acharnait ainsi malgré toute son aigreur manifeste. Paul était amoureux et il lui faisait savoir. La teigne l’a bien éconduit quelques fois, c’était une erreur, elle aurait dû le casser comme du bois sec et jeter les morceaux dans un feu maudit. Au lieu de ça, même si elle l’avait repoussé, il a continué son manège. N’attendant presque rien d’elle, même un rictus lui aurait fait l’effet d’un sourire charmant et engageant. Cet imbécile aveuglé par l’amour ne comprenait donc rien, alors, une fois, elle lui a craché à la figure. Médusé, Paul s’est mis à sangloter comme un enfant, alors elle l’a traité d’idiot au moment le plus inopportun. Miette était sans pitié avec les faibles, et vindicative avec les plus forts. De toutes les manières elle sortait victorieuse des diverses sortes de querelles en broyant ses ennemis comme ses potentiels amis à l’image de ce pitoyable Paul qu’elle pensait avoir démoli.

La vieille ne nourrissait pas de remords pour ce qu’elle lui avait fait subir ; sans doute était-il dans sa chambre sur son lit, en position fœtale, en train de pleurer, et hurlant après sa maman… Voilà qui la laissait indifférente, elle n’en tirait aucun bénéfice, qu’elle lui ait fait du mal ou du bien, Miette s’en balançait. “Je ne tire aucun plaisir du déplaisir causé à mes semblables, aucun plaisir à les heurter, les importuner ou les mécontenter ; je voudrais pouvoir énoncer des vérités qui les pussent rendre heureux et sereins. Mais, hélas, les choses sont telles que je les décris ". Giuseppe Rensi. En excluant le passage où il fait l'aveu de vouloir rendre ses semblables heureux, elle aurait presque pu écrire la même chose, mais sans doute en plus radical encore. Miette ne se souvenait plus si oui ou non elle avait lu ce livre, en tout cas elle se souvenait de cette accroche et ça lui avait parlé.

Par la suite, elle n’a plus vu de traces de Paul. Peut-être s’était-il donné la mort ? Pour tomber amoureux de Miette, il fallait être soit désespéré soit suicidaire, donc… Ce n’est que quelques mois plus tard qu’elle apprend son décès dans un accident de voiture. Il aurait manifestement raté un virage et son véhicule, une Renault clio d’occasion, aurait filé droit dans un précipice, peut-être était-ce un acte volontaire de sa part ? Quoi qu’il en soit, elle n’éprouvait aucun tourment. Qu’il se soit donné la mort ou pas, cet acte ne la concernait en rien. Par curiosité, elle est allée sur les lieux de l’accident. La voiture n’y était plus évidemment , seules restaient quelques traces de combustion, des tâches d’huile de moteur, des buissons calcinés et des fragments de pare-brise. Le gentil Paul avait achevé sa vie là dans cette crevasse aride, peut-être n’est-il pas mort sur le coup, coincé dans la voiture qui commençait à prendre feu, et aura t-il eu le temps de goûter à la brûlure des flammes et de souffrir le martyre avant que tout explose et que son corps soit dispersé en morceaux de chair calcinés, à quelques mètres de part et d’autre de l’incendie.

En imaginant cela, elle s’interrogea un instant : était-elle méchante finalement ? Après mûre réflexion, en remontant la pente de terre que la voiture de Paul avait survolée, Miette en tira la conclusion, assez inquiétante tout de même, qu’elle était plutôt insensible que méchante. Elle avait plusieurs fois eu l’occasion de constater son indifférence aux divers événements graves qui s’étaient produits tout au long de son existence. À l’occasion de l’enterrement d’un membre quelconque de sa famille par exemple, un autre membre tout aussi quelconque lui avait dit : « Tu n’as pas de cœur ! », ce qu’elle prit avec la plus parfaite indifférence, bien sûr… Il n’avait pas tout à fait tort cela dit, sauf qu’elle avait bien un cœur, mais ce n’était pas un muscle palpitant, c’était tout au plus un petit bloc de granit taillé au burin pour avoir cette forme de poire à l’envers propre à ce muscle indispensable.

L’insensibilité a ses revers. Ne ressentant rien, ni de bon ni de mauvais, elle éprouvait une certaine apathie, sans toutefois tomber en dépression. Non, elle était d’une parfaite neutralité ; même le mal du siècle ne l’atteignait pas alors que toutes les conditions étaient réunies pour faire d’elle une grande dépressive chronique. Sa constitution physique et psychologique étaient irréprochables et faisaient barrage à la maladie. L’ennui était un autre des revers de son insensibilité et comme rien ne l'intéressait, elle marchait beaucoup et pendant des heures pour chasser l’ennui, ou plutôt pour amoindrir son effet. Elle marchait en comptant ses pas sans aucune raison. Elle n’avait pas d’itinéraire particulier à suivre. Les parcs, les bords de route nationale, tout lui semblait valable et surtout équivalent en termes d’intérêt, c’est à dire aucun. Elle se contentait d’errer jusqu’à ce qu’une certaine fatigue se fasse sentir.

Étant plus jeune, Miette éprouvait un certain intérêt pour le personnage Mercredi de la série “La famille Addams". La petite fille avait une attitude semblable à la sienne, à la différence près qu’elle nourrissait un goût immodéré pour toutes sortes de comportements sadiques, goût qu’elle ne partageait pas avec le cruel personnage. Un jour, pour s’assurer de sa différence de caractère avec Mercredi, elle captura un chat de gouttière en l’attirant avec les restes d’un repas. Elle l'assomma avec une pierre et alla dans le jardin, bien à l'abri des regards, au pied d’un grand marronnier. C’était le milieu de l’automne, tous les marrons étaient tombés et jonchaient le sol tout autour de l’arbre. Elle a disposé le chat de telle manière qu’il soit sur le dos, puis sortit un grand couteau de cuisine et le dirigea en haut de son abdomen petit et un peu gonflé. La nuit commençait à faire tomber ses rideaux d’obscurité, seule la lame du couteau brillait un peu, raide, parfaitement verticale et fixe.

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