Marie
Exceptionnellement calme et impassible, Miette sentait que couper une tranche de pain complet avec le même genre d'ustensile qu’elle tenait fermement entre ses deux mains, ne devait pas être si différent que d’éventrer un pauvre chat probablement abandonné ou s’étant perdu dans le monde d’une rare violence des chats de gouttière. Donc elle était bien insensible, cela ne faisait aucun doute, mais la vraie question était de savoir si elle allait prendre un plaisir manifeste en tuant ce chat de sang froid ?
Le temps de se poser cette question elle remarqua que quelque-chose n’allait pas, son plan ne se déroulait pas comme prévu : le chat était déjà mort. Elle n’avait pas assez bien dosé la puissance du coup qu’elle avait donné sur son crâne et l’avait tué d’un coup sec sans le vouloir. C’était regrettable qu’elle n’ait pu mesurer son degré de cruauté par comparaison à la petite mercredi, et son plaisir à le faire plus encore. Miette décida de laisser le chat à sa place, en le mettant tout de même dans une position moins suspecte pour ne pas éveiller les soupçons de sa harpie de mère. Elle se disait qu’il eut été intéressant d’avoir un petit frère ou une petite sœur pour se livrer à des actes de cruauté sur eux, mais l’expérience du chat parlait d'elle-même, peut-être pas de manière aussi manifeste que si elle avait pu enfoncer le couteau dans le ventre, mais l’avoir tué, d’une façon ou d’une autre, ne lui avait fait ni chaud ni froid. Donc ni remords, ni plaisir sadique. Était-ce mieux ou pire en fin de compte ? Elle ne le savait pas, elle n’avait pas su en ce temps-là si elle était intrinsèquement méchante.
Rendue au cimetière intercommunal de la Courneuve, dans la section dédiée aux sépultures écologiques, Miette constata avec son habituel stoïcisme qu’il n’y avait pas d'épitaphe sur l’unique et modeste pierre tombale en calcaire de Paul. Seules étaient présentes les informations essentielles : son nom et son prénom, ainsi que sa date de naissance et celle de son décès. La terre était meuble, indiquant une inhumation récente. Une seule rose jaune magnifique et encore fraiche était déposée au pied de la stèle funéraire avec un petit mot : “Tu étais l’être le plus généreux et le plus gentil qui m’est été donné de connaître. Je te porterai toujours dans mon cœur même si tu en avais choisi un autre”. Le mot était signé par le prénom “Marie”. Cette Marie était probablement la seule personne présente lors de l’enterrement, en plus des fossoyeurs, sans doute une jeune femme éprise de Paul et qui l’avait suffisemment aimée, pour continuer de l’aimer sans dire un mot, en se mettant en retrait. Des funérailles aussi sommaires, personne de la famille ne devant être là, mise à part cette femme pour assister à la mise en terre, tout cela ne surprenait guère Miette. Ce qui était arrivé à ce jeune homme était tragique, et la jeune femme qui le chérissais en silence devait éprouver une haine terrible à son égard, fustigeant son comportement envers Paul, et c’est précisément pour cette raison qu’elle devait la retrouver.
Son intuition lui disait que Marie allait venir se recueillir souvent ici, peut-être même tous les jours. Alors, forte de cette certitude, elle s’y rendrait tous les jours elle aussi, quitte à passer des journées entières dans un cimetière, après tout c’est un endroit pareil à tant d’autres. Les gens craignent le lieu pour des raisons complètement stupides et parfois même carrément exagérées. C’est un lieu très calme dans lequel on a peu de chances de se faire agresser ou se faire voler son téléphone, chose qui est monnaie courante dans certains coins du 93.
Miette agissait par intuition se laissant conduire par elle, et en ce jour froid de novembre elle se rendit chez le fleuriste “À fleur de pot”, pour y acheter une très jolie rose rouge afin de la déposer au pied de la pierre tombale de Paul, ce qu’elle fit puis s'en alla faire le tour du cimetière trois ou quatre fois dans l’espoir de voir Marie et elle était là plantée devant la Stèle parfaitement immobile avec la rose rouge qu’elle venait de déposer entre les mains. Miette avançait vers elle d’un pas discret et lent, mais néanmoins décidé. Marie sentit que quelqu’un s’approchait d’elle et inclina son visage vers la droite. Comme Miette s’en doutait, cette Marie était une splendide jeune femme. Comment avait-il pu quitter une telle merveille pour Miette la solitaire à l’esprit sombre et parfois, il faut bien l’avouer, un petit peu malveillant ? Mais pourquoi donc ? Marie ne fut pas surprise de la voir, elle avait bien compris son message avec la rose. Elle la déposa au pied de la stèle à son tour, en compagnie de la sienne. Tout dans ses gestes et ses postures étaient d’une élégance rare, elle ne faisait clairement pas partie de la même classe sociale que Miette, ce qui rendait d’autant plus incompréhensible le choix idiot de Paul.
Une autre chose presque incompréhensible se produisit. Marie se saisit de la main de Miette, infiniment moins douce et fine que la sienne, la serra très fort pendant quelques secondes avant de relâcher la pression tout en gardant les mains liées. Elles restèrent un temps infini devant la pierre tombale qui paraissait toute chétive et fragile, comme l’homme qu’elle recouvre désormais. Miette fut surprise de sentir une larme couler sur sa joue et son cœur de granit se craqueler. Tout a une limite après tout, son insensibilité venait de fléchir devant un bout de pierre et la douce main d’une femme en deuil. Miette se tourna vers Marie qui semblait la scruter depuis un moment avec un sourire indescriptible et des yeux d’un bleu extrêmement clair et limpides. Un temps pour le recueillement, un temps pour la vengeance.
Annotations
Versions