Wendigo (seconde partie)
Ce soir c’était omelette au jambon et gruyère, une salade de tomates, avec en dessert une belle poire bien mûre. Il n’a touché à rien, sauf à la poire dans laquelle il a croqué. Un estomac rempli d’un seul morceau de poire, c’est bien peu. Le vieil homme n’a pratiquement jamais cuisiné de sa vie, s’il le fait maintenant, c’est uniquement pour lui, mais rien ne rentre. Le docteur dit qu’il est en sous-poids et qu’il a des carences et si ça continue comme ça il va falloir prendre des mesures appropriées à la situation, à commencer par une cure de vitamines, des petites pilules à avaler avant chaque repas. Au début il refusait de les prendre, puis a commencé à les prendre pour mieux les recracher dans les toilettes.
Il était chétif pour son âge et sa taille, maigre comme une paille, une pichenette aurait suffit pour le casser en deux. Il faisait vraiment pitié avec ses grands yeux qui retenaient constamment des larmes, et ses cernes qui se sont creusées par tant de nuits sans sommeil. Il en avait bavé le pauvre môme, ses deux parents décédés en même temps, son père, et sa mère ; sa fille, tous les deux morts dans un accident de la circulation. Le vieux, pas si vieux que ça en réalité, Josef de son prénom, mais plus couramment appelé Jo, était son unique parent encore en vie et en capacité de s’en occuper, au moins jusqu’à sa majorité, après il faudra qu’il se démerde. Mais tout ça était bien mal parti, le gamin, mutique, ne lui adressait jamais la parole, et lui ne savait pas quoi dire pour lui tirer les vers du nez.
Dans son jardin, une balançoire était accrochée à la branche la plus solide d’un vieux chêne. Le garçon y passait des heures sans se balancer, c’était triste à voir, mais aussi tristement beau. Jo s’empara de son Polaroid SX-70 pour prendre une photo de la scène qu’il avait sous les yeux et ainsi de l’immortaliser. Un jour il se risqua à le pousser, mais le petit sauta de la planche et courut jusqu’à sa chambre et s’y enferma à double tour. De l’autre côté de la porte on pouvait l’entendre sangloter. Jo, désemparé, croyant avoir bien fait en voulant le balancer, s’était complètement fourvoyé. Du fait de sa grande fragilité émotionnelle, il ne savait pas comment s'y prendre sans le braquer totalement, alors il disait de lieux communs qu’il devinait forcément inutiles, ou bien rien, ce qui n’était pas mieux…
Par une belle journée d’été, Jo eut une idée un peu étrange. Il ne savait quel démon la lui avait inspiré. Manifestement sa seule présence ne convenait pas au garçon, alors pourquoi pas lui faire rencontrer un enfant de son âge. Seulement il ne connaissait aucun enfant du patelin, hormis la singulière Miette avec qui il fit connaissance quelques jours plus tôt. Sans doute elle aussi devait-elle être très seule avec une mère peu aimante, pour ne pas dire violente avec elle, ce qui expliquerait son attitude un peu bizarre. Certes était-elle un peu malaisante, mais il s’était mal comporté avec elle après avoir été sorti de son sommeil de la sorte. Jo se levait régulièrement du pied gauche et c’était, pensa t-il, la raison de tout ce qui suivit. Bref il tentait de se rassurer du mieux qu’il pouvait pour dédiaboliser cette petite fille qui sous cette couche d’extravagance devait être comme toutes les autres. Tous ses efforts pour redorer l’image de la gamine n’avaient pas d’autres ambitions que de trouver de la compagnie, surtout une compagnie moins âgée que son vieux grand-père.
“Demain on ira faire une petite promenade, tu veux bien ?”
Le garçon hocha les épaules, l’idée avait l’air de lui faire ni chaud ni froid. Jo se contenta de son indifférence pour acquiescement. Le grand problème dans cette entreprise, c’est qu’il ne savait pas où la fillette habitait, il ne lui avait pas demandé vu que son plus cher vœu était de lui fausser compagnie le plus rapidement possible, alors il opta pour le grand champ d’herbes hautes, le lieu même de leur rencontre quelques jours plus tôt. Peut-être s’y rendait-elle souvent ? Quelque-chose lui disait que c’était le cas.
Aux alentours de 16 heures, ils se mirent en route. Le garçon traînait des pieds, les bras ballants et ne regardait rien d’autre que le bitume, il semblait n’éprouver aucun intérêt pour l’architecture typique de Gordes et ses panoramas absolument splendides. L’attitude du petit lui crevait le cœur, lui qui était venu s’installer ici, dans ce beau village, trésor perché du Vaucluse, pour y trouver l’inspiration afin de devenir peintre, ce qu’il parvint à faire finalement. La morosité de l’enfant commençait à déteindre sur l’humeur de Jo commençant à se demander assez sérieusement s’ils ne couraient pas au désastre et non au triomphe d’un plan qu’il avait cru bien mené. La rumeur des répétitions d’un concert leur parvenait depuis le Théâtre des Terrasses. Jo secoua un peu le garçon pour le faire sortir de sa torpeur et apprécier la musique, il esquissa un “Ah!” muet, puis se renfrogna tandis que Jo poussa un soupir de désespoir. Tout reposait maintenant sur l’hypothétique rencontre entre les deux enfants.
Ils arrivèrent au champ d’herbes à peu près à l’heure où Jo l’avait rencontrée. De la main gauche, il croisait les doigts pour qu’elle soit là, et de la main droite, il les croisait pour qu’au contraire elle soit absente. Après tout, les chances de la retrouver au même endroit et à la même heure étaient assez minimes, même si Gordes n’avait pas la superficie de New-York… Il s’enfoncèrent dans le champ, Jo entreprit de jouer à cache-cache avec son petit-fils, mais écarta assez rapidement cette idée, l’heure était grave.
Une bourrasque de vent chaud fit se mouvoir les herbes pareilles à des herbes vivantes, puis elle était là comme si elle avait été transportée par cette bourrasque. Elle était de dos. Jo avait emporté avec lui son SX-70 et prit un cliché à contre jour de la petite fille dans cette posture à côté d’un grand cyprès. Il était content des deux seuls clichés qu’il avait pris avec son Polaroid. Jo avançait vers elle, mais le garçon restait immobile, comme cloué au sol. Il lui dit : “viens, tu vas voir, elle est sympa !”. En entendant la phrase, Miette se retourna très lentement vers eux, comme dans un ralenti cinématographique.
Elle les regardait avec le même air impassible sur le visage qu’elle avait l’autre fois, un visage pareil à un masque. Jo s’attendait un peu à ce qu’il rebrousse chemin, mais aussi étrange que cela puisse paraître, il ne bougea pas et était bouche bée.
“Miette je te pré…”elle le coupa dans son élan.
“Je savais que vous veniez souvent ici.”
“Certes, ça m’arrive quelquefois, mais laisse-moi te présenter…”
“Paul, je m’appelle Paul.”
Le silence se fit, parfait, presque surréel, puis fut rompu par le croassement d’un corbeau.
“J’aime le cri du corbeau, et toi ?”
“Moi aussi !” s'exclama-t-il avec une ferveur un peu exagérée. “J’aime aussi le chant du Rossignol, et toi ?
“Nevermore.”
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