Main dans la main

6 minutes de lecture

Elle était taiseuse, très taiseuse, proche du mutisme parfois. Paul s’y était fait, ça lui changeait de son grand-père qui bavardait sans cesse, le contraste était saisissant entre ces deux-là, mais ça lui convenait. Miette, dans ses silences, donnait l’impression d’écouter très attentivement, d’analyser même, un peu comme ce psychologue qu’il a été amené à consulter trois ou quatres fois, à la différence qu’elle ne l’interrompait jamais pour souligner un passage supposément important prélevé dans le flot de ses paroles un peu désordonnées. Elle ne le faisait pas et ça lui donnait l’occasion de vider son sac. Mais de temps à autres tout de même, il lui arrivait de se demander si elle n’était pas perdue dans ses pensées et ne l’écoutait en fait pas du tout.

Chose étrange, elle ne souriait jamais, on eut dit que du fil avait été cousu sur ses lèvres. Un jour, ils croisèrent des enfants de leur âge sur leur chemin. Ils se mirent à rire aux éclats en les regardant marcher côte à côte et se mirent à dire en chœur : elle va te bouffer ! Elle va te bouffer ! La sorcière, elle va t’avaler ! Puis ils ramassèrent chacun une poignée de gravier, et les jetèrent sur Miette qui ne broncha pas. Paul, tout chétif qu’il était, se saisit d’une grosse pierre, mais n’arriva pas à la soulever plus haut que ses genoux. Toute la ribambelle, prête à partir dans un nouvel éclat de rire moqueur, n’en fit rien à son grand étonnement, puis ils partirent en courant comme si un incendie menaçait de les avaler dans ses flammes, ça ne pouvait pas être sa pitoyable tentative de soulever un rocher avec ses bras maigrelets qui les avait fait détaler aussi soudainement. Puis en se retournant il vit Miette fixant la petite bande s’esquiver, avec un regard féroce qui le fit frissonner alors que la température excédait les 30°C.

“Miette… Tu…”

“Je ?” Dit-elle avec le regard qui se radoucit.

“Non, rien… On leur a foutu grave la pétoche à ces imbéciles, hein ? Miette !”. Elle ne répondit pas comme il s’y attendait, il changea de sujet en lui proposant de descendre jusqu’à la rivière.

“Je préférerai ne pas.”

Encore une mystérieuse phrase de Miette, se dit Paul. Après cela, il n’osa plus lui faire de propositions. Puis, soudainement, il se rembrunit et osa dire : 'Puisque c’est comme ça, j’irai seul…” Jusqu'au bout de sa phrase, il espéra qu’elle changerait d’avis. En vain elle restait fixe et droite pareille à une statue de bronze. L’envie de Paul était superflue en fin de compte, tout ce qu’il souhaitait réellement c’était rester en sa compagnie. Sa présence seule l'apaisait, pourquoi la forcer à faire des choses qu’elle ne souhaitait pas faire? Il pensait avec un peu de remords tout de même, que pour rester avec elle, il allait devoir renoncer à beaucoup de choses que les enfants aiment faire, comme aller se baigner dans l’eau d’une rivière en été par exemple. Soudain, il se surprit à imaginer Miette se baignant dans l’eau sans avoir enlevé sa robe noire, touchant de ses doigts diaphanes la surface de l’eau et chacun de ses doigts devenait noir, puis ses poignets, puis ses avants-bras, et bientôt elle fût entièrement noire, ainsi que la rivière dont les bras encore limpides devinrent sombres. Puis elle se laissait emporter par le cours de l’eau, flottant un instant, avant de s’enfoncer dans les profondeurs opaques et huileuses. Non, décidément ce n’était pas une bonne idée d’aller là-bas, pensa t-il.

Ils reprirent leur marche en silence, lentement, accompagnant un convoi funéraire invisible. Paul fut gagné par le souvenir de ses parents décédés, la tristesse l’envahit mais il retenait ses larmes. D’une manière totalement imprévue, elle prit sa main dans la sienne. Comment avait-elle pu deviner sa tristesse alors qu’il n’en laissait rien paraître ? Ou alors était-ce autre chose ? Avait-elle quelques sentiments pour lui ? C’était peu probable, ils se connaissaient à peine, il n’arrivait même pas à soulever de terre une pierre un peu lourde, il était chétif et bon à rien, alors quoi d’autre ? Et pourquoi avait-il cette impression qu’elle le connaissait depuis sa naissance, jusque dans le moindre détail, alors que lui non ? Tout ce qu’il savait d’elle c’est qu’elle aimait les corbeaux, et que tout le monde la craignait et la fuyait, sauf lui. Il entreprit alors de lui poser quelques questions d’ordre général :

“Miette, qu’est-ce que tu aimes le plus dans la vie ?”

“Je ne sais pas.”

“Tu dois bien aimer quelque chose, non ?”

“Je te dis que je ne sais pas.”

“D’accord… Est-ce que tu aimes les barbapapa ?!”

“Je ne sais pas ce que c’est.

“Tu connais pas les barbapapa ?! T’es sérieuse ?!”

“Ma mère est une harpie.”

“Une Harpie ? Qu’est-ce que c’est ?

“C’est une femme méchante et acarîatre. La mienne enlève les âmes des morts.

“C’est horrible, je comprends mieux pour tu es comme…”

“Comme quoi ?”

“Comme quelqu’un qui ne connaît pas les barbapapa, ha,ha.”

Miette se mit soudainement à serrer très fortement la main de Paul.

“ Aïe ! Tu me fais mal ! Arrête !”

“Voilà, c’est tout.”

“Mais pourquoi tu as fait ça ?!

“Parce-que tu poses trop de questions. Me feras-tu goûter à de la barbapapa ?

“Ou…oui, il y a justement une fête au village ce soir, en général il y a un marchand de barbapapa…”

“Ma mère ne veut pas que je sorte le soir.

“Mais pourquoi ? C’est juste une fête au village.”

“À cause du croquemitaine…”

Paul éclata de rire en entendant Miette, LA Miette, évoquer l’existence du croquemitaine. Visiblement fâchée, elle lâcha la main de Paul en la rejetant violemment. C’était manifestement un sujet à ne pas prendre à la légère pour elle.

“Mais… Miette, il n’existe pas le croquemitaine ! C’est qu’une légende pour faire peur aux petits enfants pour qu’ils ne sortent pas de leur chambre, mais nous, on est grands…"

“Oui il existe, c’est mon père, et s’il rôde le soir c’est pour me faire la même chose qu’à ma mère.”

Elle lui reprit la main en la serrant fort, comme pour se rassurer.

“Tu sors de ta chambre en catimini, je t’attendrai juste devant chez toi, tu vas voir, tout va bien se passer !

Ils se séparèrent le temps de souper. Jo voulait montrer quelque chose à Paul. Ils allèrent dans son atelier. Jo tira une cordelette accrochée au plafond pour allumer l’ampoule et ainsi éclairer tout l’atelier. C’était un sacré bazar, un bazar de peintre toujours très actif. Deux chevalets trônaient au centre de la pièce, recouverts par un drap. Jo le retira d’un geste rapide et précis. Deux tableaux au format carré, l’un représentant Miette de dos dans les hautes herbes, l’autre représentant Paul de dos assis sur la balançoire. Ils étaient magnifiques, deux véritables petits chefs d’œuvres. Leur caractéristique commune était la lumière particulièrement bien rendue et il avait conservé les couleurs caractéristiques des films du Polaroid SX-70. Ils ressemblaient presque aux photos dans un plus grand format. Paul était fier de son grand-père, il voulait devenir peintre lui aussi.

“Lequel choisis-tu ?”

“Celui avec Miette !” dit-il avec beaucoup d’enthousiasme.

“Et l’autre tu vas le garder grand-père ?”

“Non ! Tu vas l’offrir à Miette, bien sûr !”

Paul rougit lorsque Jo évoqua ce projet d’offrir à Miette un aussi joli cadeau.

“Grand-père, je vais devoir aller à la fête.”

“Bien, tu y vas seul ?

“Non j’y vais en compagnie de miette, pour lui faire découvrir la barbapapa !”

“Super ! Je suis sûr qu’elle va adorer, mais ne rentrez pas trop tard, d’accord ?”

“D’accord Jo !”

Il était 21 heures, Paul voyait la Harpie somnoler devant la télévision visiblement mal réglée car il n’y avait que de la neige statique sur l’écran. Miette se faufila par la fenêtre de sa chambre, rejoignit Paul, ils partirent en direction de la grande place. On entendait déjà à cet étage du village, la rumeur de la musique glisser de ruelles en ruelles jusqu’à leurs oreilles.

Une grande et massive silhouette leur emboîta le pas.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Gris ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0