2 - Andy Kowen

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Andy Kowen pensait que ses fiers services au sein de la police méritaient une médaille nationale, voire internationale.

Il faisait partie du comité des anciens. C’était comme ça dans la police nationale de Cruh qui pouvait accueillir en son sein jusqu’à trois générations différentes. Les bleues, souvent dans la tranche de la vingtaine, les vaillants dans celle de la quarantaine et enfin les anciens, à partir de la soixantaine. Et comme deviné, Andy faisait partie de la dernière tranche. De plus, personne ne savait si c’était par formalisme ou tradition, mais les membres de cette dernière classe avaient pour réputation de se plaindre de la non-reconnaissance de leurs années de service, réclamant plus de gratitude, plus de médaille. Cependant, même en sachant cela, Andy Kowen n’avait pas dérogé à la règle.

Il était à deux semaines de la retraite - à contrecœur, étant donné qu’il aurait voulu continuer.

La décision de pousser ce vieil homme à la retraite avait été rendue pour la première fois alors qu’il touchait à peine les 65 ans. Lors d’un braquage de banque, ses muscles avaient choisi ce moment-là pour le lâcher, l’empêchant de poursuivre l’un des assaillants, lesquels essayaient de passer par-dessus la clôture d’une parcelle où des enfants jouaient. Par grâce, il n’y eut pas de blessés, car Andy avait été secondé par un bleu plus agile et téméraire. Dans le rapport, Kowen n’avait pu s’empêcher de grimacer lorsque l’on avait mentionné ce relâchement musculaire. Depuis ce jour, la plupart de ses collègues guettaient les moindres occasions pour lui rappeler qu’il devait se rendre.

Écœurant, devait-il penser. Comment lui qui a servi pendant plus de trente ans dans la police avait-il droit à un tel traitement ?

Assis sur son bureau, il ne put s’empêcher de frapper la table avec ses deux mains. Ce fut à ce moment qu’il prit conscience de sa vieillesse : en frappant la table, une douleur fulgurante lui transperça la peau. Il grimaça d’abord, puis observa ses membres. Les rides. Rien que des rides.

Dans un soupire fatigué, il s’adossa contre son siège et tenta de regarder à travers la fenêtre de la pièce voisine, l’une de ses collègues. En la voyant, il ressentit de la nostalgie. À l’époque où il avait réalisé être gracié par la beauté et la prestance, il ne lui était pas difficile d’obtenir des faveurs de la gent féminine. Et là, dans un élan de voyeurisme certain, il observait cette jeune bleue s’atteler à son travail. Une rousse. Créature rare, mais pourtant si magnifique. Dommage qu’il n’ait plus son corps d’antan. Sa chevelure qui avait été habituée à arborer une teinte noire formait désormais sur sa tête, un champ de bataille capillaire d’un gris fade. Il pouvait déjà s’estimer heureux. Au moins, au contraire de beaucoup de ses autres collègues anciens, aucune calvitie ne semblait vouloir pointer à l’horizon.

À la suite de cette pensée, il relaxa sa nuque avec ses deux mains et cambra encore plus son siège, car la collègue de la pièce d’en face venait de se déplacer. Il ne souhaitait pas rater sa démarche particulière. Il se souvint que pendant une discussion avec le commissaire, ce dernier avait qualifié sa démarche de miss monde. Une démarche calme, mais laissant émaner comme un sentiment de supériorité. Andy Kowen n’y trouvait rien de désagréable. Au contraire, il avait toujours été friand de femmes qui se croyaient supérieures. Ça avait du charme. Oui. Du charme. Car dans la majeure partie de cas, c’étaient des femmes qui avaient le plus besoin d’amour. Il comprenait que lorsque ces genres de femmes arrivaient à aimer un homme, ce dernier avait alors toutes les cartes en main pour séduire toute la terre.

Il se surprit à se demander qui serait l’heureux élu de cette jolie rousse. Il avait déjà une idée, mais il ne s’attarda pas dessus, car la porte de son bureau venait de s’entrouvrir. La seconde d’après, une tête passa à travers l’embrasure et lui annonça :

— Excusez-moi monsieur Kowen, vous avez un appel sur la ligne 33.

Kowen se redressa et banda ses épaules pendant qu’il s’appuyait sur la table. Il poussa de côté le bocal à crayon qu’il chérissait particulièrement et tira le téléphone fixe vers lui.

— C’est bon... je réponds...

Il aspira un grand coup, lança un dernier regard furtif en direction du bureau de la rousse, mais cette dernière n’y était plus, avant de finalement décrocher :

— Allô, agent Kowen de la police de Cruh.

— Papa ?

Surpris par la voix, Andy Kowen faillit lâcher son téléphone. C’était la première fois depuis des années qu’il n’avait pas reçu un tel appel. Non. Des siècles. Mais pour éviter de montrer avec évidence cette surprise, il aspira un autre grand coup et répondit :

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Pourquoi je ne suis pas surpris ?

Kowen sentit son cœur bouillir de colère. Ce n’était pas cette réponse qu’il attendait. Il voulait entendre une phrase du genre : « Papa, ne me réponds pas comme ça, s’il te plaît ». Mais il s’efforça de garder son sang-froid.

Il se leva, jeta une boule de papier dans la poubelle et revint continuer :

— Je désirais juste avoir de tes nouvelles.

— De mes nouvelles, réagit-il en haussant les sourcils. Je trouve que tu as attendu longtemps, hein ? Vingt ans ? Dix ? Quinze ? Tu sais, j’ai cessé de compter à partir de la deuxième année.

— Je sais, mais il ne me laissait pas t’appeler.

— Hum... Et puis quoi encore ?

À travers le téléphone, il l’entendit soupirer.

— Je sais que j’ai commis une erreur, papa. Mais... n’en parlons pas , tu veux bien ? Je t’ai appelé pour juste prendre de tes nouvelles.

— Il est juste à côté de toi, hein ?

— Papa...

Kowen ramassa un mouchoir et s’épongea le front. On tendait vers cinq heures, et pourtant il faisait toujours aussi chaud.

Maudit western.

Il fit ensuite quelques pas vers la fenêtre qui laissait entrevoir la zone parking avant de revenir vers le téléphone.

— Pourquoi c’est maintenant qu’il accepte ? finit-il par demander.

— Je lui ai demandé, et il a accepté...

— Pourquoi c’est maintenant qu’il accepte ? insista-t-il avec une pointe de colère.

Les veines s’agitèrent, comme si elles allaient éclater. Son visage, couvert de rides, rougeoyait de colère et de manière inconsciente, il serrait ses poings avec une telle force qu’il s’érafla avec l’un de ses ongles.

— Il t’a encore battu, c’est ça ?

Elle ne sut quoi lui répondre.

— La prochaine fois, quand tu penses à moi, écris-moi une lettre.

— Papa, réagit-elle d’une voix suppliante. Je t’en prie.

— Comment tu acceptes de vivre comme ça ? Pourquoi tu ne portes pas plainte ? Au lieu de le faire, tu utilises ce prétexte pour l’endetter de service. Il t’en doit combien ?

— Papa... je veux juste te parler, comme je le faisais avant. Comment tu vas... Ta journée...

— Les femmes qui acceptent se faire battre, ce n’est pas ma tasse de thé.

Andy Kowen qui avait toujours raffolé de femmes fortes, limites dominatrices, se souvint de comment sa fille avait commencé à changer. Il avait tenté de lui apprendre de tas de choses. Mais elle ne suivait pas le rythme. Elle laissait constamment émaner d’elle une attitude de femme soumise, très soumise.

— Papa, je t’...

Il ne lui laissa pas terminer sa phrase qu’il raccrocha, toisant par la même occasion. Ce court échange avait suffi à lui faire péter un câble. Quiconque l'approcherait subirait les courroux d’un vieux séniles à la recherche d’un bouc émissaire. N’empêche qu’une larme avait creusé un sillon à travers sa joue gauche. Pourquoi avait-il fallu qu’elle fasse ça ? Pourquoi avait-il fallu que ça lui arrive ?

Il n’eut pas le temps de s’attarder sur la question que la porte de son bureau s’ouvrit avec fracas.

— Monsieur Kowen, il nous est signalé un braquage à la station d’Acabris. Les Stroads frappent encore.

À cette nouvelle, Andy vit une occasion de ne pas penser à sa fille.

— Allons-y.

Il prit ses deux meilleurs flingues et les enfourcha. Dans un vieux geste de détective qu’il avait vu dans un film, il serra sa ceinture et suivit l’agent qui lui avait annoncé l’info.

Sur la route, ils pouvaient visualiser la silhouette de la station au loin, que les rayons du Soleil couchant peinaient à éclairer, préférant relayer à la lune, ce dernier affichant un teint orangé, amplifiant ses couleurs sur le sol aride et désertique de cette partie d’Acabris.

— Ce sont bien les Stroads ? demande Andy à son partenaire. Martha Stroads et Allan Stroads ?

— Affirmatifs, ils ont été identifiés avant que l’alerte ne soit donnée.

— Vous, les bleus, aimez trop être formels, bâilla Kowen en s’appuyant sur la portière de son côté.

— Je vous demande pardon.

— Ça y est, soupira-t-il finalement.

Mais ce soupire fut de courte durée. Car dans les minutes qui suivirent, il vit un homme de loin, tomber sur le parquet à côté d’un cabriolet. Difficile de distinguer avec précision les traits, mais il était évident que sa tête avait décalé vers l’arrière comme ayant reçu un projectile en plein centre du front. Et c’était le cas.

— Attention, ici l’agent Carter. Suspects localisés. Je répète, suspect localisé. Attention, suspect armé. Je répète...

—... C’est bon, c’est bon, s’impatienta Andy en lui arrachant son talkie-walkie. Les deux suspects viennent d’abattre un homme. Ils sont armés. Soyez prudent.

La course poursuite débuta, et Andy, qui n’avait plus l’habitude d’autant d’actions, éprouvait à certains moments des vertiges. Cependant, reconnaissant que les suspects ne se rendraient pas facilement, il essaya de viser le pneu arrière, dans l’espoir de les empêcher d’atteindre les montagnes. Même s’il s’agissait des criminelles, il connaissait très bien le danger de cette route.

Personne n’a le droit de vie ou de mort sur les autres.

Mais sa vision n’étant plus ce qu’elle avait été, il rata sa cible et fit exploser le rétroviseur gauche du cabriolet.

Encore un problème de vieux que je verrai sur mon rapport.

— Bon sang...

En réponse, les Stroads tirèrent à leur tour.

— Ils sont en train de gravir la pente d’Acabris. Empêchez ça...

Toutefois, avec un effroi qu’il ne saurait décrire, le coup de feu venant d’un autre véhicule de police perfora avec brutalité une des roues du cabriolet. Andy Kowen savait ce qui allait s'ensuivre. C’était clair. Ils s’étaient déjà trop enfoncés dans les montagnes. D’autant plus que maintenant, à sa gauche s’étendait une crevasse et à sa droite, la paroi de la première montagne.

Le temps de s’arrêter, la voiture du suspect sortit de la voie et s’élança dans une succession de tonneaux, s’entrechoquant contre les rochers du bas de la montagne.

— Arrête la bagnole, ordonna Andy.

Ce dernier s’exécuta puis Kowen sortit se positionner au bord de la falaise. Le bruit était tout insupportable. Un tonneau de verre qui se fracasse contre un autre tonneau de verre.

Il s’accroupit à quatre pattes et vit le véhicule atterrir au contrebas de la montagne. La minute d’après, elle avait commencé à prendre feu.

Il se tourna ensuite vers son partenaire et ses autres collègues.

— Appelle une ambulance. Vous autres, vous m’accompagnez.

— Qui peut survivre à une chute pareille ? firent-ils avec incrédulité.

À cette question, Andy Kowen se leva et les foudroya du regard. Cependant, la première chose qu’ils remarquèrent chez lui après ce geste, ce ne fut pas la colère, mais une goutte de sang coulant de son œil droit.

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