11 - La salle des jugements

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Neil Bojack vit en l’entrée du couloir qui se tenait devant lui, quelque chose de mauvais. Il avait toujours connu le malaise des lieux étroits, d’autant plus que celui-ci menait vers ce qu’il appelait "la salle des jugements". En le regardant de plus près, il eut l’étrange sensation de se trouver face à l’entrée du sous-sol d’un métro. Dans l’espoir que ce ne soit pas le cas, il pivota autour et fit le constat de lui-même qu’il faisait partie intégrante d’une pièce dans laquelle la plupart de ses collègues s’attelaient à diverses tâches, notamment celles diplomatiques.

À sa droite, il vit l’unique paire de fenêtres blindées qui n’offraient qu’une vue de l’intérieur. Un bureau y était posé et un employé classait des documents dessus. Sûrement de la paperasse sans importance : Il savait pourquoi l’on avait placé l’entrée du couloir dans cette pièce d’apparence banale. C’est vrai. Qui penserait qu’un des lieux de rencontre qui pourrait changer la face du monde se cacherait dans une sorte de salle mêlant cabinet d’avocat et cabinet de médecin.

Une salle beaucoup trop encombrante à son goût. Tous ces employés et même ces cadres qui circulaient çà et là, donnaient à cette immense pièce un aspect de petitesse.

— Chaque fois que tu veux passer cette entrée, lui dit l’un des cadres, tu nous fais le même numéro. À croire que les passages secrets ne sont pas ta tasse de thé.

Il venait d’entrer par la porte, écartant par la même occasion des chaises en bois compilés devant lui. Bojack se surprit à esquisser un sourire du fait de sa présence. S’il y avait un homme ayant le pouvoir de remporter le combat face à ce qui l’attendait dans la salle des jugements, c’était bien lui, Denis Quaid. Ce quinquagénaire de faible corpulence qui avait la manie de se gratter l’œil droit quand une idée révolutionnaire lui sautait à la gueule.

— Alors ? reprit-il en arrivant à son niveau.

Neil se sentit plus petit qu’il ne l’était déjà. Denis avait ce regard qui mélangeait défi et honnêteté.

Rien qu’à ton regard, on devine ce que tu penses.

Et c’est ce qui soulagea Bojack. Il allait le défendre ce jour-là. En tout cas, c’était ce que son regard semblait annoncer.

— Monsieur Quaid, réagit-il en écartant deux tables de bureau pour lui créer du chemin. Qu’est-ce qui vous emmène ici ?

— C’est pourtant évident non ? rétorqua-t-il.

Voyant son supérieur traverser l’accès au couloir, Neil se prit d’un élan de courage et le suivit. La minute d’après, l’armoire qui servait à camoufler l’entrée se referma derrière eux.

Neil détestait ce couloir qu’il jugeait d’une longueur exagérée. Marcher durant près de cinq, voire dix minutes pour arriver à la salle de jugement. Sans oublier le fait que cette partie de l’enceinte était souvent déserte, étant donné qu’il y était interdit de passer plus de cinquante minutes pour de raisons de sécurités. Les gardiens s’en responsabilisant.

— Alors, fit Denis, j’espère pour toi que tu as une idée de ce que tu vas leur raconter.

— Je compte leur demander du soutien pour le traquer. En cartographiant les lieux...

— ... Le docteur Olson sera de la partie.

Ne s’attendant pas à cela, Neil Bojack froissa son visage. Sur un plan personnel, il ne connaissait pas le docteur Olson - la société est une immense multinationale à en devenir - mais du peu qu’il avait pu obtenir de lui, il avait conclu qu’ils n’étaient pas faits pour s’entendre. Déjà qu’en premier lieu, ce docteur faisait une fixette sur son projet alors qu’il avait le sien prêt à être mis en chantier. Ce qui voulait dire qu’à chaque erreur qu’il commettrait maintenant, l’on se ferait une joie de le retirer du projet au profil du docteur, qui - sans mentir - gagnait déjà en notoriété (il allait être promu cadre).

— Le docteur Olson fait partie du département de biotechnologie, finit-il par répondre. Je ne vois pas en quoi mon sujet l’intéresserait.

— Ce n’est pas avec ce genre de réflexion que tu obtiendras gain de cause, lui répondit Denis, le regard rivé vers le bout du couloir. En menant de recherches plus abouties, tu aurais constaté par toi-même que tous les départements de l’Académie Des Sciences Révolutionnaires sont liés entre eux. La pierre angulaire, étant... ?

— L’évolution.

— Exacte.

Le quinquagénaire fit entrer la main droite dans son blouson et en sortit un paquet de cigarettes.

— Tu en veux ? C’est idéal pour déstresser. Au vu de ce qui t’attend.

— Merci.

Neil en prit et l’alluma.

— Partons du principe que le docteur Olson est plus que concerné par votre sujet, continua Denis en soufflant. Quels arguments serait-il capable d’avancer pour accaparer votre projet ? D’autant plus que jusque-là, vous l’avez joué solitaire.

— C’est bien ça le problème. Je ne vois pas en quoi la biotechnologie a à avoir avec mon sujet.

À cette réponse, Denis lui fit un coup de boule en plein ventre. Ce dernier, surpris, se cambra sous la douleur.

— C’est ce qui différencie les autres de vous. Eux, ils arrivent à voir au-delà de l’horizon. Des vrais scientifiques, pardi.

Ils atteignirent l’entrée de la salle de jugement.

Denis se tourna alors vers Neil, lui prit la cigarette et le jeta dans la poubelle à côté.

— Vous n’avez aucun argument de défense contre Olson, puisque contrairement à lui, vous n’avez pas été suffisamment sage pour vous documenter sur ce en quoi son département travaille, surtout dans quelle branche il s’investit le plus. Croyez-moi, ils ont tous les éléments pour vous faire tomber.

— Je...

— Laissez-moi parler. Vous ne répondrez qu’à mon autorisation. Bien que les cadres soient sceptiques à votre projet, moi, je vois tout le potentiel.

En franchissant la porte, ils se trouvèrent face à un grand amphithéâtre souterrain dont les sources de lumière venaient de recoins des parois diverses.

Il devait s’y attendre. L’amphi était gorgé de grosses têtes de l’industrie. Il n’avait pas besoin de compter pour comprendre que de principaux départements de l’A.D.S.R. étaient ici représentés.

Il y avait aussi des cadres et des supérieurs. Le cocktail parfait pour un tribunal qui entrerait dans les annales, pensa-t-il.

— Ne répondez qu’à des questions simples, lui conseilla Denis en allant prendre place sur l’un des sièges de l’amphi. Le reste, laissez-le-moi.

Neil, voulant calmer son esprit, s’essuya le front.

Des microphones, ainsi que de casques sonores étaient accrochés aux places. Ceci étant dans la nécessité d’éviter les échos à cause du lieu spacieux. Voilà pourquoi tout le monde était presque silencieux, l’observant s’avancer vers le centre sur lequel une sorte de chaire était posée.

Un vrai tribunal, bon sang.

Il y avait, élevé à une certaine hauteur de la chaire, une sorte de grand écran, destiné à des illustrations par exemple : la salle de réunion générale n’étant pas qu’à rendre des comptes. C’était un lieu où l’on proposait, l’on débattait, l’on faisait appel.

Neil Bojack pivota autour de lui pendant quelques secondes. Il était à la recherche de celui qui le voulait à terre. Freddy Olson. Et il ne tarda pas à le remarquer. Il faisait d’ailleurs partie de la première rangée.

— Monsieur Bojack, fit une voix venant de la dernière rangée.

Les regards fixés sur lui, ce dernier fut le seul à lever le sien vers là-haut. C’est là qu’il vit un haut supérieur. Un grade qui transcende celui de cadre comme Denis et des supérieurs. Il était le seul dans la pièce. On le reconnut à travers l’écriteau posé sur son siège.

En le regardant, Neil ne put s’empêcher de s’inquiéter. C’était O’neal Borrows. Le haut supérieur qui portait une attention particulière au projet du docteur Olson. Il se souvenait encore d’une des réunions précédentes. Bien qu’elle ait eu lieu dans un autre pays. Ce jour-là, l’amphi n’était pas bondé. Le thème était la mise en chantier de son projet. Assis vers la troisième rangée, il n’avait pas loupé le regard intéressé de Borrows quand Olson lui évoquait ses plans.

C’est pas bon.

Il chercha Denis du regard, lequel lui répondit d’un signe de la main de ne pas s’affoler.

— Monsieur Bojack, reprit O’neal. Il nous a été rapporté que vous avez perdu votre sujet alors que vous vous dirigiez vers la succursale de Dalvanie, est-ce correct ?

— C’est exact.

— D’après les fouilles menées sur vos études, nous avons découvert dans les cellules souches de cet animal, des gênes d’origines inconnues, correctes ?

— C’est exact.

— Tiré du Zoo du Midland, l’animal - sobrement nommé - Belphégor, a été responsable de deux morts et trois blessés. Le tout, en moins d’un mois.

— Correcte.

— Il est aussi mentionné que ces gênes - d’après les études de préinternements - n’étaient pas présentes lors de sa capture, mais qu’elles ont commencé à se manifester peu de temps après.

— C’est aussi exact.

— Et en résumé, vous avez estimé votre intérêt pour le sujet en argumentant avec véhémence que découvrir ce qui a activé ces gènes serait - je reprends vos mots - "la quintessence même de notre évolution".

— C’est aussi exact.

À peine eut-il le temps de terminer sa phrase que des clignotants verts s’activèrent devant les sièges de l’audience. Bojack eut l’impression que plusieurs tireurs embusqués attendaient le bon moment pour tirer.

Le premier à avoir demandé la main activa son microphone.

— Vous affirmez que quelque chose a activé ces gènes. Ce qui veut dire qu’il en disposait bien avant sa capture, n’est-ce pas ?

À cette question, Neil lança un regard à Denis. Ce dernier ne tarda pas à réagir. Il activa son clignotant rouge et répondit :

— Quelle est votre question, soyez plus précis ?

— Vous n’aviez pas envisagé la possibilité qu’il ne possédait aucune de ces gênes ? Et qu’un fait ou un événement - notamment lié au réchauffement climatique - s’étant produit, l’ait forcé à changer son métabolisme ? À évoluer ?

— Il serait tout bonnement impossible, répondit Denis avec promptitude. Tout le monde dans cet auditoire sait très bien que la durée de changement d’un métabolisme varie entre plusieurs années, voire des siècles.

— Vous ne m’avez pas convaincu avec votre réponse. Vous semblez avoir oublié qu’il y a différents paramètres qui entrent en compte dans notre cas.

— Vous n’allez pas me faire croire que passer du néandertalien à l’homme actuel a pris vingt ans, quand même.

— Si nous parlons d’organismes unicellulaires qui évoluent constamment...

— Un mammifère n’est pas un organisme unicellulaire, s’impatienta Denis. À croire que vous le faites exprès. Comprenez juste qu’à nos jours, il nous est tout simplement impossible de prendre n’importe quel sujet humain, animal, végétal ou peut-être bactérien ; lui implanter des gênes nouvelles et s’attendre à un brutal changement dans l’immédiat. Dans le pire des cas, elle meurt, car le métabolisme de base devra concentrer ses forces pour lutter contre quelque chose de normal pour un autre. Au meilleur des cas, il se retrouve avec un parasite inoffensif. Voilà pourquoi je soutiens que ces gênes endormies ont été activées à un moment donné. Puisque le raccourci emprunté par l’évolution se trouve dans la fécondation.

Pas convaincu de ces propos, le questionneur fit mine d’acquiescer.

— Si je peux me permettre, ajouta Denis. La question de la faisabilité et de la potentialité du projet avait déjà été soumise à l’assemblée, n’est-ce pas ? Nous nous sommes tous réunis pour prendre une décision concernant le sujet Atk-215 qui s’est évanoui dans la nature.

— En parlant de ça, fit un autre questionneur. Je propose que le docteur Neil Bojack soit retiré du projet. J’trouve assez inconcevable de n’avoir pas pris de précautions pour éviter cela. N’oublions pas non plus que c’est un scientifique et qu’étudier le temps et l’atmosphère pour ces genres d’opérations n’est pas une option.

À cette proposition, ils acquiescèrent tous d’un mouvement de la tête.

Neil sentait son jouet lui filer entre les doigts.

Vous me prenez pour qui ? Bien sûr que j’ai vérifié la météo. Je n’avais jamais été aussi pointilleux - c’est le projet de ma vie. Cette tempête avait moins de 0,001% de chance de nous surprendre. Mais c’est arrivé.

Il fixa Denis du regard et se sentit soulagé quand ce dernier se gratta l’œil. C’était synonyme de "Eureka".

— Vous aussi, vous êtes scientifique, pas vrai ? demanda-t-il. Alors, en tant que scientifique, n’est-ce pas naturel de consulter ses sources avant de prononcer ces propos ?

— Que voulez-vous dire par là ?

— Je savais que ces genres de questions arriveraient. Alors, je me suis fait le plaisir d’étudier moi-même la météo - ça faisait longtemps que je n’avais pas mis mes neurones à rude épreuve. Voyez-vous, dans les rapports et comptes rendus de l’A.D.S.R même, il a été notifié avec clarté que monsieur Bojack a été plus que pointilleux sur les formalités. Ce qui veut dire que même le plus grand savant de tous les temps n’aurait pas prévu cela. Étant donné qu’il y avait 0,001% que ça ne se produise.

Neil Bojack lança un regard vers Olson. Ce dernier demeurait impassible. C’était un pur spectateur qui n’interviendrait sûrement pas. Un petit sourire alors se dessina sur son visage : il avait encore une chance.

— Belphégor est un animal comme tous les autres, reprit Denis. Et je peux comprendre que vous vouliez que l’A.D.S.R. ne soit pas aperçue, mêlé à ce genre d’affaires. Raison pour laquelle j’y ai mis de ma poche pour qu’on le traque dans le silence le plus possible. De plus, je suppose que les hauts supérieurs seraient prêts à payer cher pour taire son existence, n’est-ce pas ? D’après l’intérêt obsessionnel que vous lui portez.

Il se gratta à nouveau l’œil.

— Quelle est donc votre stratégie ? demanda O’neal avec lassitude.

— Je suis récemment entré en contact avec Ian Ross. Bien évidemment, je ne lui ai pas parlé de nos recherches. Mais j’avoue qu’en tant que spécialiste dans la traque d’êtres humains, il a dû suspecter quelque chose quand je lui ai parlé du sujet Atk-215. Rassurez-vous, c’est un professionnel.

— J’ai du mal à être rassuré, fit un membre dans l’assemblée. Ian Ross est un détective. N’envisagez-vous pas plutôt d’engager un groupuscule suffisamment armé pour ?

— Sur ce point, l’arrêta O’neal, nous préférerions éviter de nous faire remarquer. L’académie vient tout juste d'entamer sa course pour devenir une puissante multinationale. Avec tous ces complotistes qui courent les rues, cela fera une mauvaise image pour la société.

— Noté.

— Continuez, monsieur Quaid.

— J’envisage aussi de faire appel au service de Nandi Tibey. S’il y a bien une personne capable de traquer Belphégor, c’est bien lui.

À ce mot, un murmure collectif envahit le lieu. Des contradictions, des contraintes et des plaintes.

— Nandi Tibey, fit O’neal, n’est pas le seul dans sa catégorie dont les performances sont effrayantes. Michaël Chandler...

— ... je comprends votre réticence. Mais pour capturer un super prédateur, il faut un super prédateur.

Denis lança un regard à Neil voulant dire : "J’te passe la main."

— Monsieur Bojack se chargera d’entrer en contact avec lui. Le détective s’est déjà mis au travail. À eux trois, ils pourront au moins le localiser. Une fois fait, une équipe - une petite, j’précise - sera envoyée pour le ramener. Pas vrai, qu’en pensez-vous ? Docteur Olson ?

À cette question, Neil se tourna vers ce dernier qui depuis le début ne réagissait pas.

— Vous échouez, je m’empare du projet. Je ne vois pas ce qu’il y a à rajouter.

Note :

Changement de plan.
Publication : Chaque Lundi & Vendredi Vers 15

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