Chapitre 1, La cité isolée
La « Grande Catastrophe » n’avait épargné personne. Une météorite s’écrasa sur la terre il y a sept décennies, provoquant une série de cataclysmes aussi grave les unes que les autres. Les précédentes civilisations s’écroulèrent, incapables de gérer la multiplication de désastres climatiques, culturels et sanitaires.
Les survivants se relevèrent du chaos subséquent pour découvrir l’émergence de créatures dangereuses à la tombée de la nuit et durant les pleines lunes. L’apparition de démons légendaires ne vainquit pas l’humanité pour autant. Celle-ci se réunit autour d’un système féodal démarqué par l’avènement d’une noblesse en possession de pouvoirs paranormaux ou des seigneurs assez influents pour regrouper une armée. Cette revalorisation s’affirma particulièrement dans les régions où la présence de l’être humain avait fortement reculé. Tel était la situation dans les Carpates, terre d’accueil d’un puissant comte à la réputation sulfureuse.
Un individu au gabarit moyen sortit d’un humble manoir caché sous les arbres. Il descendit quelques marches liant la propriété avec ses jardins de fleurs colorés aux nombreux contrastes avec la nature. Sa chevelure mi-longue flottait au gré des caprices du vent d’automne.
Il progressa sur les chemins de graviers, traversa un petit pont de pierre enjambant un bras de rivière puis trouva sa place dans un kiosque d’une vingtaine de mètres carrés. Beaucoup de visiteurs s’y rassemblaient en temps normal, cependant, le soleil émergeait à peine des vallons visibles à l’horizon et les habitants n’étaient pas encore autorisés à entrer sur le terrain privé. L’individu s’installa sur une grande table. À quelques mètres d’un lac, ses yeux observaient les reliefs forestiers, ils suivaient tantôt les abeilles venues butiner tantôt le sentier conduisant vers l’allée des rosiers située à l’arrière du domaine. Un second homme d’une décennie plus âgé arriva pour poser une tasse devant le propriétaire. De belle apparence, le majordome se tenait avec la même rigueur que son maître.
— Votre boisson, Niguel.
Un nuage de fumée s’échappait de la surface noire de ce café fraîchement moulu. Niguel sourit et rapprocha ses mains pour profiter de la chaleur qui émanait de son petit-déjeuner, après cela, il leva son regard émeraude intense vers son régisseur.
— Délicieux arôme, Edgar. Je suis agréablement surpris que tu aies trouvé des grains en ville.
— Il suffit de se tourner vers le bon fournisseur. Je vous apporte la viennoiserie.
— Avant ton départ, j’aimerais savoir si la petite est debout.
— Oui, je me suis assuré qu’elle prenne son repas et commence sa lecture quotidienne.
Niguel hocha la tête, satisfait, puis laissa Edgar rejoindre le manoir caché au cœur du parc. La maison Belmont, aux origines bourgeoises, jouissait d’une richesse récente obtenue par le père de Niguel. Avec une autre famille, les Vàrgova, ils fondirent un village : Synevyr.
Ce matin-là, Niguel visita les rues étroites de la ville aux six mille âmes par devoir. Il passa dans l’ombre des grandes habitations resserrées conduisant à de beaux appartements neufs, des boutiques d’artisans locaux et même quelques services rares dans la région.
Enfants et parents s’écartèrent devant le bourgeois à l’allure impeccable, aux chics vêtements, à la démarche digne et au port de tête haut. Ils offraient des saluts révérencieux, s’inclinant parfois très bas dans l’espoir de marquer l’esprit. L’homme rendit les politesses avec beaucoup moins d’ostentation ; il était très occupé à vérifier les stocks des différents commerces pour s’assurer que l’hiver approchant ne devienne pas une épreuve. Au crépuscule, il pénétra dans la plus importante taverne de leur cité. Les gens s’arrêtèrent net en le voyant, mais Niguel accorda un sourire et un signe de la main pour les inciter à poursuivre leurs plaisirs du soir. Il alla ensuite s’entretenir avec le propriétaire qui sembla très confus dans ses explications. Il évoquait des livraisons d’alcool apparemment présent dans le dernier convoi, Niguel rit.
— Non, non, il n’y aura pas de vin de l’ouest dans les caisses, c’est bien trop cher en comparaison à la bière ! Cependant, des plans de rénovation d’un chemin de fer ont été préparés. Je me suis entretenu personnellement avec Ruslan Vàrgova, il m’a assuré que l’affaire serait bientôt finalisée. J’espère qu’avec cela, nous pourrons enfin importer tous les bienfaits des habitants autour de l’océan Atlantique ! Avez-vous le moindre besoin pour les mois à venir autrement ?
— Non, Messire. Trois foudres pleins de bière et deux de vin hongrois dorment au sous-sol. La livraison majeure durant le solstice d’hiver suffira à nous ravitailler.
— Parfait. Je peux donc laisser mes préoccupations de côté alors. Je vous souhaite une bonne continuation.
— Bien, Messire. Bonne soirée, Messire. À bientôt.
Niguel rentra chez lui au moment où le soleil se glissait derrière l’horizon, le parc ceinturant la propriété de sa famille était fermé à cette heure. Comme tous les lieux importants de Synevyr, des miliciens armés surveillaient la zone ; ces soldats volontaires entrainés luttent contre les monstres des ténèbres et protègent la population au risque de leurs vies. Le bourgeois passa seul la barrière, remonta l’allée principale de son domaine, grimpa les marches puis poussa les portes. Le manoir Belmont fut essentiellement construit en bois. Du pin d’Oregon aux teintes jaunes pour l’extérieur et du sapin commun ancien, plus sombre, pour l’intérieur. Un délicieux parfum planait naturellement, à cela s’ajoutait les arômes de la serre située à l’opposée de l’entrée.
— Edgar.
Un silence de cathédrale régnait, brisé que par les nombreuses pendules fabriquées par le majordome durant son temps libre. Élever la voix suffit à être entendu dans toutes les salles. Le servant ne tarda pas à apparaître dans les escaliers reliant le hall d’accueil et l’étage.
— Oui, Monsieur ?
— Préparez le kiosque pour le repas. Les températures sont devenues clémentes durant l’après-midi. Pensez aussi à apporter de quoi nous éclairer.
— Ah, une vague expression de surprise se dessina sur le visage d’Edgar sans qu’il s’étende sur le sujet. Très bien, je vais immédiatement déplacer la table alors.
Quelques minutes suffirent à Niguel pour s’installer sous les lampes à pétrole. Edgar arriva cinq minutes plus tard avec une cloche d’argent qu’il déposa devant son maître ; il dévoila un potage de légumes relevé au paprika accompagné de morceaux de volaille marinée soigneusement grillée. Une odeur délicieuse s’échappa du plateau.
— Merci beaucoup, mon cher ami. Où est la petite ?
— À la bibliothèque comme toujours. Je vais l’escorter.
Edgar tourna immédiatement les talons pour récupérer l’une des lampes inutilisées. Sa silhouette se dirigea ensuite en direction de la maison. Celle-ci était très humble pour la richesse ou la réputation détenue par la famille Belmont, une modestie voulue dès la conception des plans. Le manoir comportait treize pièces au total, en excluant les deux couloirs. Pour des gens aussi fortunés, cela ne représentait qu’un quart des dimensions habituelles ; en revanche, un ménage moyen rêverait d’en posséder la moitié.
Le servant se dirigea vers la bibliothèque privée située à l’étage. Il y poussa la double porte puis brandit sa lampe. La lueur illumina les ténèbres. Des rangements par dizaines, des meubles divers, certains bois pliés sous le poids des livres reposaient à travers la pièce. Tout le savoir accumulé par la famille se trouvait à l’intérieur. Niguel, biologiste éduqué et pratiquant assidu des arts ésotériques, gardait jalousement ses possessions pour son usage ou celui de sa fille. Une table et une chaise rarement utilisées dormaient au centre. En temps normal, la salle baignait dans la lumière et la chaleur grâce à l’immense fenêtre. Elle offrait une vue idyllique sur l’horizon, le lac, le kiosque… À cet instant, toutefois, il ne montrait qu’obscurité.
— Mademoiselle ? Êtes-vous ici ?
… Tic, toc. Les pendules audibles au loin résonnaient paisiblement. Le majordome décrivit les lieux en détail. Il inspecta chaque endroit où une personne pourrait se cacher.
— Mademoiselle ?
… Tic, toc. Tic, toc.
Après quelques secondes à réfléchir, l’homme secoua la tête en admettant sa propre erreur. Il tourna les talons et tressaillit en voyant deux grands yeux jaunes dirigés vers lui. Une fille aux cheveux mauves se tenait là ; des volutes bleutées virevoltaient encore au milieu des lignes dimensionnelles déformées reprenant leurs formes originales après un clignement d’œil. Dans sa jolie robe blanc et rouge, l’enfant étira un sourire. Un sourire glacé impossible à décrire sur une personne si jeune.
Un instant suffit à la fixer pour voir des images macabres défiler dans son esprit comme des éclairs. Ces illusions venues des tréfonds des enfers laissaient un goût métallique exaltant glisser sur sa langue. Il contemplait des gouttes de sang frais perler le long des draps de lit puis rejoindre de grandes auréoles écarlates. Il pouvait admirer très clairement deux ombres satisfaites surplomber la scène en se délectant de l’horreur. Edgar ferma ses paupières une seconde pour focaliser ses pensées sur la réalité. L’hallucination s’étiola par un simple sursaut de volonté.
Le serviteur expérimentait ces visions chaque fois que ses yeux croisaient ceux de cette fille, il savait s’en débarrasser aisément.
— M… Mademoiselle. Je vous avais demandé de ne jamais recommencer à vous téléporter de la sorte.
— Mh, l’enfant tourna le regard. C’est facile de vous effrayer, Edgar. J’arrive pas à m’en empêcher.
Edgar plongea sa tête dans le creux de la main en poussant un râle d’agacement.
— Ugh... Prêtez plus d’attention à votre langage. Vous descendez d’une bonne famille, exprimez-vous correctement. Il soupira. Je venais vous avertir que Monsieur vous attend au kiosque pour le repas.
— Mh.
Bien éduquée, l’enfant rejoignit son père sans prononcer un mot, elle prit place face à son géniteur. L’homme de la maison offrit un sourire amical pour manifester sa disposition aux bavardages.
— Alors, ma belle fleur ? Qu’as-tu fait aujourd’hui ?
— J’ai lu le livre de Mère, commença la fille en fixant ses couverts encore sans plat pour les accompagner. J’ai fait de la cuisine avec Edgar… Et puis j’ai lu des livres à la bibliothèque.
— Regarde ton interlocuteur lorsque tu lui adresses la parole. Les yeux de son enfant levés, le père poursuivit. Quel genre de livre était-ce ?
— C’était compliqué. C’était sur le corps humain.
— Ah, la médecine, s’exclama Niguel, agréablement surpris de constater cet intérêt précoce à la biologie. Es-tu passionnée par l’idée de soigner les gens ?
— Non, je m’ennuyais. Elle regarda Edgar s’approcher avec son repas en main. Père, je veux aller dehors. J’ai vu les autres enfants jouer tout à l’heure.
— J’aimerai, mais tu es malade, Micaiah, ma petite fleur. L’homme exprima beaucoup de tendresse dans sa voix. Je dois m’occuper de toi. Te souviens-tu du jour où toute ta peau était devenue rouge parce que tu t’es exposée au soleil ? Je sais que ça te semblera très long, mais je te promets que tu pourras te rendre à l’extérieur en pleine journée bientôt.
« Bientôt ». Niguel répondait cela systématiquement lorsque sa fille posait une question du genre, deux fois par semaine. Micaiah vivait dans cette cage dorée depuis son arrivée soudaine il y a quelques mois. Elle existait sous la surveillance presque permanente de Niguel ou Edgar, plus prisonnière que locataire. Solitude, le seul mot qu’elle côtoyait quotidiennement. Elle observait avec jalousie les autres enfants jouer du haut du premier étage. Ses uniques sourires apparaissaient quand elle effrayait le majordome ou lorsqu’on lui rapportait des cadeaux, des dons d’inconnues qui, par l’intermédiaire de la fille, courtisaient le père. Cependant, chaque femme était différente de la précédente, laissant le rôle de mère vacant. Elle ne vivait que pour elle-même, sans affection, l’existence rythmée par ce son d’horloge capable de rendre folle toute personne normale.
— D’ailleurs, au sujet des endroits proscrits. Le chef de maison regarda son intendant. Edgar, je t’ai surpris à sortir de mon bureau. Il me semble avoir précisé que c’était l’un des deux lieux strictement prohibés.
— Je… Le majordome, pris de court, manquait de quelque chose à répondre. En effet. Je suis désolé, je pensais que vous auriez apprécié un peu de nettoyage.
— Vraiment ? Est-ce ta meilleure excuse ? Le maître restait d’un calme remarquable, pourtant, son regard glacial se figea sur son interlocuteur. Que cette conversation serve d’unique avertissement. Je sais me montrer souple dans mes lois, mais je tiens à ces rares lignes, Edgar : mon bureau et la crypte sont interdits à tous, vous deux compris.
Une goutte de sueur froide glissa lentement sur la nuque d’Edgar.
— Oui, Monsieur. Je… veillerai à ne pas recommencer à l’avenir.
L’enfant ne verra pas d’autre scène de ce genre dans la maison à l’avenir. Les jours s’écoulèrent dans la tranquillité au manoir Belmont. Un luxe auquel rêvent les habitants de Synevyr.
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