Chapitre 2, Classe à ciel ouvert

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 Bien des lieux de curiosité attiraient les visiteurs à Synevyr. L’un d’entre eux s’incarnait sous la forme d’un bâtiment récent installé sur une colline dégagée à la bordure sud de la ville. Un centre de recherche camouflé sous l’apparence d’un observatoire articulé en une tour où un grand télescope pointé vers le ciel passe à travers le toit de verre et une humble construction faite de briques rouges et de longues baies vitrées. Trois scientifiques français, invités, payés et protégés par Niguel, y étudiaient les effets du mithril sur la nature locale.

 Le noble pénétra d’ailleurs par la porte. Une jeune demoiselle vêtue d’une robe mauve et blanc emboîtait son pas. Trois ans après son arrivée chez les Belmonts, Micaiah mesurait déjà plus d’un mètre quarante, fort impressionnant pour une fille de huit ans. La salle centrale comportait une multitude de bibliothèques remplies, une grande table avec plusieurs chaises, de nombreux objets de confort moderne — quoique rien ne fonctionnait à l’électricité ici. Une femme travaillait seule, à rédiger des notes en observant un terrarium hermétiquement fermé dans lequel se trouvait une flagrante gemme verte posée au milieu d’un lit de terre. À la vue de Niguel, elle se leva promptement et offrit un immense sourire. Les deux se saluèrent comme les vieux camarades d’universités qu’ils étaient puis le noble se décala pour présenter sa fille. Celle-ci se montra polie, amicale et sociable malgré les longues années passées en solitaire.

 —  Alors voici mademoiselle Belmont. Quelle incroyable chevelure ! Tu es une jeune dame mignonne, réagit la femme scientifique à la tenue décontractée.


  Un sourire illumina le visage de Niguel, fier d’admirer l’effet qu'a son enfant.


 —  Où sont nos chers compagnons de beuverie ?

 —  Ils sont partis récolter des échantillons de mithril jaune dans le bosquet sud-ouest.

 —  Oh… Ils ne seront pas rentrés rapidement alors. Niguel eut une mine pensive avant de rebondir. Ce n’est pas très grave, nous aurons d’autres occasions d’en rediscuter tous ensemble. Je venais m’enquérir de votre réponse au sujet de Micaiah. Moi et Edgar avons déjà apporté toutes les bases nécessaires à une bonne éducation, mais il reste beaucoup à réaliser.

 —  Oui, bien sûr ! Nous pouvons très bien remplir la fonction de précepteurs. Toutefois, nous devons poursuivre nos recherches.

 —  L’observatoire contient un grand nombre d’ouvrages scientifiques. Si vous ne pouvez pas vous occuper de Micaiah, elle pourra simplement se mettre à la lecture, je ne vous en porterai pas rigueur. Vous pouvez également lui donner des exercices à accomplir au manoir durant vos jours de sortie.


 Micaiah démarra ses études en biologie. On lui offrit aussi un télescope et des livres différents sur les bases de la physique et des mathématiques ; en parallèle, Edgar poursuivit sa formation en cuisine en même temps que son père apporta ses connaissances en chimie. Son esprit entassait le savoir en quantité massive durant cette période, l’intelligence surnaturelle qu’elle démontrait au quotidien se combinait à la souplesse mentale qu’ont les enfants devant la nouveauté. Elle n’existait que pour travailler selon les volontés de son géniteur. À l’image du reste de Synevyr.

 En sortant de l’observatoire, les deux Belmonts firent leur première excursion officielle en ville. Les gens ne pouvaient s’empêcher de dévisager l’héritière des Belmonts, vue comme la curiosité du moment. En retour, Micaiah fixait les enfants tenir leur parent par la main sans même se souvenir si elle eut une seule fois l’occasion d’être ainsi proche de son père. Elle redressa les yeux pour regarder Niguel à travers l’ombrelle qui la protégeait du soleil ; il ne lui prêtait même pas d’attention, trop occupé à faire bonne figure devant la communauté. La mine triste, elle restait derrière cette grande silhouette sans vraiment réagir aux paroles adressées à sa personne.

  Sans surprise, dès le lendemain, Edgar chaperonna les promenades. Il se montrait si strict qu’il passait son temps à la corriger.


« Levez la tête. »

« Tenez votre dos droit ! »

« Ne relâchez pas votre ombrelle. »

« Ne courez pas ! »


 Désobéir conduisait à une semaine d’interdiction de sortie. De l’autre côté, elle voyait les enfants s’amuser et son instinct lui dictait de les rejoindre… Cette réaction fut promptement mise au pas, comme le reste. Micaiah se plaisait à fouler les chemins de pierres concassées malgré tout. La caresse du vent nordique portant les fragrances de la nature, ses semelles écrasant l’herbe du parc… Chaque sens se délectait des stimulations, rien ne lui offrait plus de plaisir.

 Durant une promenade matinale peu après l’anniversaire — aussi inexistant que les précédents — de ses 9 ans, la bourgeoise nota la présence inhabituelle d’un groupe d’une quinzaine de préadolescents accompagnés par une femme mature. Ils parcouraient le jardin de la ville tout en s’arrêtant régulièrement pour étudier les différentes variétés de plantes. Les jeunes rédigeaient sur des livres dédiés les informations données par leur enseignante. La curiosité éveillée, Micaiah décida à suivre la classe et découvrir la véritable école à travers les yeux des élèves. Cela ne demanda pas longtemps pour qu’elle soit remarquée ; personne toutefois ne s’insurgea à l’arrivée de l’enfant et son chaperon. Le groupe fit halte devant un parterre protégé du soleil par un chêne majestueux. Les fleurs hautes comportaient un pistil jaune encerclé d’une corolle mauve.


 —  Bien. Voici les plantes favorites de monsieur Belmont. Qui se souvient de cette variété ?

 Silence. Vu les visages, personne n’avait la moindre idée de la réponse, encore moins du nom. Soudain, une main se leva timidement au milieu de la foule. Une jeune, pas très grande et assez chétive avec des cheveux blonds et des yeux bleus très typés de la région… Évidemment, ses vêtements se contentaient d’être fonctionnels.


 —  Des Mandragora Automnalis.

 —  Très bien, Bathya ! Je vois qu’il y en a au moins une qui a suivi mes cours sur le jardin de la ville. Les Mandragora Automnalis se reconnaissent par leur couleur violette et leurs racines à la forme étrange. Attention, soyez vigilant à…

 —  Hum, hum !


 Micaiah interrompit l’éducatrice en se raclant la gorge. La concernée fronça les sourcils en fixant la fille à l’ombrelle terrée au fond du groupe d’un air interrogateur, mais poursuivit son explication.


 —  Soyez attentif à ne pas les confondre avec les…

 —  Ce ne sont pas des Mandragora Automnalis, intervint Micaiah sûre d’elle en voyant la professeure insister sur son erreur.


 Tous les regards se tournèrent vers elle, l’enseignante parut agacée d’être contredite ouvertement par une enfant.


 —  Écoutez, Mademoiselle Belmont, mon mari est jardinier. Il travaille ici même. Je tiens ce savoir de lui.

 —  Ce ne sont pas des Mandragora Automnalis, répéta Micaiah loin de montrer le moindre signe d’indulgence. Tout de suite, la jeune fille pivota et tendit l’index vers un lit de fleurs violettes à quelques mètres d’eux. Voici les Mandragora Automnalis.

 —  Très bien, que sont ces plantes-ci alors ? Elle indiqua le sujet de discorde par un geste sec.

 —  Des Colchicum Automnale.

 —  Très bien, Mademoiselle, rétorqua Edgar juste derrière pour légitimer les paroles de sa protégée. Je ne manquerais pas de prévenir votre Père de votre excellente réponse dès ce soir. Pouvez-vous expliquer pourquoi elles ont été plantées à cet endroit spécifique ?

 —  Parce qu’elles supportent mal le plein soleil, l’arbre à côté donne l’ombre nécessaire à leur survie, répliqua l’enfant qui se souvenait parfaitement du document concernant la fleur.

 —  Et que contiennent ces Colchicum Automnale qui les rendent si particulières ?

 —  De la colchicine. C’est un produit anti-inflammatoire rapidement toxique.

 —  À partir de combien de microgrammes ?


  La bourgeoise resta muette, incapable de recouvrer l’information.


 —  J’aurais souhaité que vous preniez vos leçons de chimie aussi sérieusement que vos cours en botanique, Mademoiselle, réagit Edgar promptement. Ce n’est pas grave, mais veuillez montrer plus d’attention durant vos lectures.

 —  Je… La femme baissa les bras, impossible de contredire Edgar, cet homme respecté par toute la communauté comme une personne remplie de connaissances pratiques. Une erreur doit s’être faufilée dans mes documents…

 —  En effet, lança le domestique. N’hésitez pas à venir me consulter pour tout ce qui concerne les plantes de la région, ces jeunes doivent être correctement formés en la matière.

 La classe poursuivit sa route, laissant la bourgeoise et son servant derrière. Micaiah, bien moins curieuse par ce drôle de système, observa le groupe filer vers l’avant du jardin public.


 —  Edgar. Est-ce cela l’école ?

 —  Oui.

 —  Je suis heureuse de suivre mes études comme Père le désire.

 —  Il aspire au meilleur pour vous. Son souhait le plus cher est que vous deveniez une belle femme intelligente et cultivée.

 —  Mh.


 Les deux empruntèrent le chemin inverse. Ils passèrent par un minuscule pont enjambant un ruisseau né dans l’un des glaciers des montagnes en amont ; ce dernier serpentait à travers les vallées pour nourrir le petit lac de la propriété. Micaiah s’arrêta, soudainement attirée par les ondulations d’eau pure. Elle fixa la surface agitée jusqu’à percevoir son reflet troublé. La lueur dorée de ces iris étincelait d’énergie surnaturelle sous la silhouette de l’ombrelle. Son visage immature figé dans cette absence d’expression.

 Brutalement, une douleur aiguë lui transperça la tête. L’odeur du sang, le goût sur la langue. Elle en ressentit le contact chaud aussi clairement que le cours d’eau immaculé glissant sur ces pierres… Ses propres mains rouges. Rouge. Partout. Impossible de ne pas voir cette couleur sur elle ou sur ce garçon inconnu gisant sur le lit. Ses yeux d’or innocents se superposèrent au regard vide de cet enfant, la jeunesse à jamais pétrifiée dans la mort. Ses doigts fébriles se dirigèrent vers son visage avant d’être perturbés par les deux filets vermeils coulant entre ses lèvres écarlates.

 En effleurant sa bouche, elle chassa instantanément l’illusion créée par son esprit et la douleur accompagnant celle-ci. Tout reprit sa place alors que la surface de l’eau se troubla sous l’effet du vent. Micaiah redevint la fille menue et anémique reconnaissable par tous.


 —  Mademoiselle ? s’inquiéta l’homme à ses côtés. Est-ce que tout va bien ?

 —  Oui, répondit-elle d’un ton monocorde. C’était juste un vertige.


 Elle regarda ensuite l’horizon aux vallons sylvestres, inexpressive. Dans les profondeurs de son être, un sentiment nouveau s’était éveillé et, avec, une irrésistible vague de langueur presque fiévreuse qui, dès lors, s’emparera souvent d’elle dans les périodes d’intenses activités.


 —  Je suis fatiguée, rentrons, soupira-t-elle, brusquement épuisée. Est-ce possible de manger quelque chose ?

 —  Bien sûr. Vous n’avez pas vraiment touché à votre petit-déjeuner ce matin.


 L’enfant sentit une gêne à la main gauche sur le chemin de retour. Ses doigts rouge vif trahissaient une exposition directe au soleil, un reflux violent de sa maladie comparable à une allergie ; elle payait son arrogance d’avoir indiqué ces plantes sans se montrer vigilante.

 Un quart d’heure plus tard, la fille appliqua une pommade sur sa peau atteinte, assise dans le salon. Cet endroit était la plus vaste salle du manoir. Divisé en deux parties distinctes, il comportait une salle à manger avec plusieurs buffets et une immense table en bois sombre d'un côté ; de l'autre, une baie vitrée, des sofas, une cheminée richement décorée et quelques étagères chargées de romans offraient un lieu de repos chaleureux.

 Edgar apporta un petit-déjeuner fraîchement préparé. Il jeta un œil pour s’assurer que sa protégée respecte la posologie.


 —  Désirez-vous autre chose avant que je ne quitte le manoir ?

 —  Oui, pouvez-vous me rapporter mon livre ? Il se trouve sur ma table de lecture. S’il vous plaît.

 —  Sur le champ, Mademoiselle.


 En recevant des ordres, le pas d’Edgar devenait rapide, souple. Il glissait comme un courant d’air sur le parquet dans ces moments. La jeune fille vivait dans la chambre adjacente à la bibliothèque. Une pièce d’environ vingt mètres carrés avec une coiffeuse à l’ancienne, un grand lit baldaquin, une armoire imposante et un bureau. Le majordome approcha du dernier meuble en circulant sur le peu d’espace disponible. Un grimoire remarquable dormait dessus. Sa couverture en relief comportait deux gemmes rouges enchâssées dans un cadre métallique tapissé de runes mystérieuses. Une lanière de cuir épaisse maintenait l’ensemble attaché. L’ouvrage ne provenait pas des alentours ; la nuit où Micaiah fut arrivée dans le manoir, elle le tenait dans les bras.

  L’homme attrapa le livre. Piqué de curiosité, il finit par dénouer le lien pour en dévoiler l’intérieur. Sa surprise fut grande lorsqu’il vit les feuilles jaunies avec les années sans une lettre apposée à leur surface. Pas la moindre goutte d’encre s’y trouvait sur le millier de pages, et pourtant, la jeune Belmont passait des journées entières à l’étudier. Edgar eut un sursaut de raison en refermant l’ouvrage immédiatement ; la magie n’était pas son domaine, il savait que les sorciers pouvaient accomplir des prouesses hors de sa compréhension. Donc, pour ne pas s’attirer d’ennui, il préféra en rester à cela.

 De retour au salon, le majordome nota la fille en train d’admirer sa main rouge. Tendit qu’Edgar posa le livre aux côtés de sa propriétaire, la petite leva la tête.


 —  Edgar. Suis-je une vampire ?

 —  Mh ? L’homme fronça les sourcils devant la question. Pourquoi dites-vous cela ?

 —  Regardez ma peau. Dès que je m’expose au soleil directement, elle réagit ainsi… Seuls les vampires subissent de telles marques sous la lumière du jour.

 —  Rassurez-vous, ce n’est pas cela, Mademoiselle. Ce que vous avez est une mutation. Vous avez appris les différentes couleurs de mithril, n’est-ce pas ?

 —  Oui…


 L’enfant réfléchit aux symptômes sans parvenir à relier les informations entre elles. La voyant en difficulté, son voisin rouvrit le dialogue pour expliquer ces choses encore complexes pour une fille de huit ans.


 —  Vous êtes affectée par du mithril violet. Cela développe vos capacités cérébrales et magiques au-delà de la compréhension humaine, cependant, cela entraîne une dégénérescence de vos facultés physiques. Votre sensibilité au soleil fait partie de ces symptômes.

 —  Dégéné…

 —  Dégénérescence. Cela signifie que votre corps faiblit. Regardez votre père, il a subi la même mutation, néanmoins, en vieillissant, il est parvenu à contrer en partie cette transformation. Prenez votre mal en patience. Dans quelques années, vous pourrez vous émanciper de votre ombrelle.


 L’enfant baissa les yeux et hocha lentement la tête, satisfaite de ce début d’explication sur sa maladie.

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