Chapitre 3, le ballet des Belmonts

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 Par delà les frontières hongroises à l’ouest de Synevyr, durant l’été 2160, les Belmonts eurent été conviés à un banquet d’un membre de la nouvelle noblesse et Niguel accepta l’offre immédiatement. Micaiah accompagna son père pour la première fois à un événement réunissant une centaine d’inconnus dans un grand palais rénové. Le propriétaire misait sur le grandiose pour impressionner : le jardin, le bâtiment, les peintures, les décorations, le repas, même les lustres exhalaient le luxe. La jeune bourgeoise s’émerveillait. Tout étincelait, les couleurs chatoyantes exprimaient une vie étrangère, luxueuse en comparaison à l’austérité présente chez les Belmonts.

 Tous les invités se saluaient, s’entretenaient sur les marches face aux portes d’entrée ou dans le hall. Des serveurs parfois originaires de terres lointaines fournissaient des apéritifs accompagnés d’alcools. Monsieur Belmont et sa jeune suivante furent présentés aux visages peu familiers de la soirée immédiatement, dont un couple de personnes âgées venues d’au-delà l’océan atlantique.


 —  Votre fille ? s’étonna l’homme d’un bon quatre-vingts ans alors que Niguel terminait la présentation de Micaiah.

 —  Oui. Est-ce si surprenant ?

 —  Le plus inhabituel est de vous savoir capable d'accepter une telle responsabilité avec la réputation sulfureuse que l’on nous avait soufflés !

 —  Je ne comprends pas exactement votre opinion. Aucune de mes anciennes conquêtes ne m’a averti d’une quelconque… Conséquence, dirais-je, à nos relations.

 —  Oh, quelle mignonne jeune fille ! s’exclama une voix à côté.


 Les regards tournèrent en direction d’une autre invitée de l’événement. Deux femmes distinguées approchèrent de la famille Belmont et leurs interlocuteurs.

 L’une était de taille moyenne, très typée des pays nordiques, un peu potelée, avec une peau pâle et des cheveux blonds. Quelques petites marques de la trentaine, elle portait à la perfection une robe ample, blanche et dorée avec de nombreux froufrous pour exagérer le volume. Une belle dame aux yeux vifs dont la vigilance guettait le moindre potin à répandre. Son sourire immense et sa grâce se fondaient dans cet environnement enchanté… Mais cela n’était rien face à la présence de celle à ses côtés.

 En effet, une femme aux vêtements audacieux et au regard malicieux marchait à sa gauche. Plus éloignée des tenues traditionnelles féminines, elle portait une robe moins ornementée, noire, remplacée par ses généreux atouts qui visait la stimulation de désirs beaucoup plus primaire. De longs gants de velours, un collier en or assortit d’un saphir et un immense chapeau complétait son ensemble d’inspiration victorienne. Pour finir, et sans doute, l’élément le plus notable de cette femme, s’incarnait à travers ses cheveux mauves qui, dans la lueur timide des lampadaires alentour, luisaient par magie. Niguel accueillit les arrivantes avec le sourire.


 —  Madame Leitner, le bourgeois s’inclina devant ces dames. Si radieuse qu’elle en illuminerait le ciel.

 —  Oh, voyons, Monsieur Belmont. Inutile de jeter ces phrases réfléchies à l’avance, je suis sûre que vous dites cela à toutes vos conquêtes.

 —  Figurez-vous que non. Je personnalise toujours mes compliments.

 —  Flagorneries. Je ne suis plus celle d’autrefois, vous savez. Vous allez devoir redoubler d’efforts pour m’impressionner.

 —  Je relève le défi, s’amusa Niguel en se redressant.

 —  Monsieur Belmont, je crois que vous connaissez déjà Madame Westenra, n’est-ce pas ?


 La femme se déplaça d’un pas pour laisser un espace de conversation à sa voisine. Les deux se fixèrent un instant dans les yeux. Elle sourit, lui s’inclina.


 —  Ah, je me souviens ! Je remarque que vos talents magiques ont augmenté si vos cheveux se sont mis à briller, Archimage.

 —  Monsieur Belmont. Vous êtes bien le seul à m’appeler par mon titre, je vous remercie pour cette différence bienvenue. Vous me voyez heureuse de vous rencontrer à nouveau après tout ce temps… Pardonnez mon exclamation un peu plus tôt, mais votre fille est délicieusement charmante, je n’ai pas réussi à m’en empêcher.

 —  Ahah, je prends cela comme un honneur. Je témoigne toute mon attention et mes ressources pour qu’elle puisse se développer sereinement. Études en science et en magie et un environnement paisible pour l’éducation…

 —  Oh, vraiment ?

 —  Mh, mh, assura-t-il en hochant la tête. Micaiah, présente-toi.


 La dame, bien trop impatiente, s’autorisa à se pencher pour admirer la fille cachée derrière, tendit que celle-ci approcha, s’inclinant maladroitement dans un désir d’imiter la communauté présente.


 —  Je suis Micaiah Belmont, dernier enfant de ma famille. C’est un honneur de vous rencontrer.

 —  Plaisir partagé, rétorqua la femme avec le sourire. Elle effectua le même mouvement de salutation avec plus de précision et d’assurance, lentement. Je m’appelle Camille Westenra, ancienne directrice de l’école de magie Westenra. Je sens en vous un talent remarquable pour les arts ésotériques, jeune fille. Avec votre père comme mentor, je dois dire que j’observerai votre progression avec le plus grand intérêt.

 —  Je ferai de mon mieux pour ne pas vous décevoir alors.

 —  Oh, je n’ai aucun doute à ce sujet. La dame regarda le bourgeois. Croyez-moi, elle a le potentiel pour devenir une personne importante. Mais n’oubliez pas : une noble doit aussi savoir prendre soin d’elle. Cela réclame tout une éducation !

 —  Bien évidemment qu’il est conscient de cela, réagit Madame Leitner à côté. Sans quoi, il ne serait pas à roucouler avec chaque belle femme.

 —  Monsieur Belmont et ces dames, toute une histoire, surenchérit le vieil homme toujours présent avec sa partenaire.

 —  Allons, allons, s’amusa le concerné, sa posture droite comme à l’habitude. Nous avons tous nos imperfections.

 —  Assurez-vous que votre fille ne tombe pas dans une faiblesse aussi flagrante alors, ricana la magicienne. Tenez-la éloignée des mauvaises influences, cela pourrait provoquer des mutations irréversibles.


 L’enfant ne voyait pas exactement pourquoi les adultes riaient, mais cela semblait vraiment les mettre de bonne humeur.


 —  Seriez-vous sans cavalière ce soir ? demanda ensuite Madame Westenra à l’héritier des Belmonts.

 —  Oh, je suis venu avec la certitude qu’une dame d’ici acceptera de me tenir compagnie. Il regarda un instant son interlocutrice puis décida de diriger son attention vers sa voisine. Madame Leitner, me feriez-vous l’honneur de m’accompagner sur la piste de danse tout à l’heure ?

 —  Niguel, sourit la femme en secouant la main. Que diront les gens en nous voyant l’un contre l’autre avec nos précédents ? Je pense que mon amie vous sera de bien meilleure compagnie. Vos tenues sont assorties qui plus est.

 —  Je ne crois pas un instant que Madame Westenra soit venue sans avoir une idée pour son cavalier. Impossible qu’un homme ne résiste à ses charmes.

 —  En effet, réagit la concernée.

 —  Oh, vraiment ? La femme aux cheveux blonds parut sincèrement surprise. Mais je croyais que…

 —  Je suis désolée, je ne voulais pas vous en parler avant.


 Les deux amies s’observèrent.


 —  Bon… Eh bien… Je n’ai aucune raison de refuser.

 —  Vous m’en voyez ravi, intervint Niguel en levant sa main vers sa compagne d’un soir.

 Celle-ci glissa le bras présenté contre son flanc, ensuite, le couple nouvellement formé et la jeune fille se dirigèrent ensemble à l’intérieur du bâtiment. Pour les trois enfants malchanceux obligés d’accompagner leurs parents, ils s’ennuyaient en observant les adultes s’enivrer, s’amuser, flirter. Niguel et sa partenaire ne firent pas exception.

 Madame Leitner arriva avec deux assiettes remplies d’une belle tranche de viande. Elle s’assit près de son compagnon et lui donna l’une de ses portions.

 —  Tiens. Goûte donc cette viande de sanglier, elle est exquise.

 —  Tu devrais plutôt venir manger chez moi, mon domestique Edgar préparera l’une de ses petites recettes secrètes pour le gibier.

 —  Tu es le seul à te plaindre, je peine à comprendre tes reproches.

 —  Edgar a travaillé près de 30 ans dans une maison noble russe. Tu changeras d’avis après ton premier repas fait par ses soins. Vois-tu, les mets d’ici s’avèrent trop cuisinés à la française à mon goût.

 —  N’es-tu pas celui ayant effectué ses études là-bas

 —  Justement. Comme mon cœur, mes papilles appartiennent à ma terre natale.

 —  Ah ! J’admets avoir aussi ma préférence pour les recettes locales, mais je trouve ce changement appréciable.


 Les deux ricanèrent pour une raison inconnue de Micaiah. Cette dernière se délectait du repas, bouchée par bouchée, mâchant simplement pour occuper le temps ; en même temps, elle écoutait la douce musique exécutée par un groupe d’artistes spécialement recruté pour l’occasion et les diverses conversations.

 Trois heures s’écoulèrent où les plats remplaçaient d’autres dans une orgie alimentaire semblant provenir d’une corne d’abondance.


 —  Alors Oxana, comment se passe l’organisation dans ta ville ? Je me suis laissé entendre dire que les choses étaient calmes.

 —  Oui. Mais je dois cela à Madame Westenra, elle a posé quelques rituels de protection autour de mon village et m’a enseigné la pratique du runisme pour les entretenir. Je comprends mieux comment Synevyr est parvenu à si bien se développer à présent ; je suis abasourdie par l’effet sur les monstres nocturnes !

 —  Ah, je vois que mes petits secrets commencent à s’exposer au public. Oui, c’est une base absolument nécessaire pour ne pas avoir à dépendre d’une armée conséquente.

 —  Selon les rumeurs, tu es celui qui a fabriqué les défenses de ton village. Est-ce vrai ?

 —  En effet, Camille Westenra n’est pas la seule à étudier assidûment les arcanes magiques.

 —  Pourrais-je avoir l’honneur d’en observer la démonstration ?

 —  Uniquement si vous acceptez de venir chez moi après la fête.

 —  Vous souhaitez réellement rentrer de nuit ? C’est… C’est absurde !

 —  Protéger trois personnes me semble fort simple en comparaison à une ville entière. Ce sera la meilleure des preuves.


 Oxana éprouva quelques difficultés pour cacher son malaise. Ses lèvres s’étirèrent en un sourire discret au moment où les invités quittaient la table pour se diriger vers une autre partie du château.


 —  Je ne vois aucune raison de refuser. Mais avant… Démontre-moi tes talents sur la piste de danse.

 —  Avec le plus grand des plaisirs, ma dame.


 Les convives s’engouffrèrent dans une pièce très vaste avec d’immenses fenêtres surmontées de vitraux colorés. Le plus remarquable se trouvait au plafond, en effet, une peinture religieuse très influencée par les œuvres italiennes du XVIe siècle. Une forte odeur d’alcool s’en dégageait et, bien sûr, les enfants n’étaient pas autorisés à jouer ; ils ne pouvaient que rester sur les chaises installés le long des murs.

 Sous l’influence des spiritueux et de la mélodie, les adultes parlaient, riaient dans un chahut confus… Micaiah, incapable de comprendre ce jeu étrange, observait cette masse en mouvement s’agiter au rythme donné par les musiciens. Niguel et Oxana s’amusaient et prenaient du temps pour discuter entre eux ou avec leurs voisins. Les deux autres jeunes présents étaient des garçons et ils se réunirent pour converser.

 Micaiah, de son côté, finit par s’endormir malgré l’ambiance assourdissante. Les souvenirs qui suivirent ressemblèrent à des images, de brefs moments de lucidité au milieu d’un lourd sommeil. Elle se rappela s’être rendue aux toilettes puis avoir bavardé avec une femme charmante avant le départ et d’un passage où leur véhicule s’était arrêté en pleine forêt. Ils rentrèrent au manoir Belmont quarante-huit heures plus tard, durant la nuit.
 Après quatre jours d'absence, l’enfant ne profita que bien peu de son matelas confortable. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, l’heure de retourner à ses études sonnait. Elle s’habilla et se coiffa à la hâte, impatiente de pouvoir plonger à nouveau son esprit dans ces livres. Cependant, tendit qu’elle approcha la main de la porte de sa chambre, Edgar arriva au pas de course.


 —  Ah, Mademoiselle. Parfait, je venais à votre rencontre pour vous avertir que Madame Leitner prend actuellement son petit-déjeuner près de lac, elle souhaite s’entretenir avec vous avant que vous vous dirigiez à l’Observatoire.

 —  Je n’ai pas le temps pour du papotage.

 —  J’en suis conscient, mais pourriez-vous fournir l’effort pour votre père ?


 La préadolescente soupira en comprenant qu’elle n’échappera pas à cet entretien.


 —  D’accord.

 —  Très bien. Le serviteur sourit. Vous me remplissez de fierté, Mademoiselle. Suivez-moi.

 Oxana Leitner s’était installée autour d’une table dont elle avait demandé le placement. Sous un grand parasol, elle prenait son thé au bord de l’eau, à un endroit où les habitants n’étaient pas autorisés à en fouler l’herbe. Les gens s’en indignaient en silence, cela remarquait dans leurs regards ; l’aristocrate ignora ces signes consciemment.


 —  Ah ! Mademoiselle Belmont, bonjour, démarra Oxana avec un sourire chaleureux et un ton enjoué. Quel plaisir de vous voir en cette si belle journée.


 À l’inverse, Micaiah rétorqua par une expression et une voix neutre.


 —  Bonjour.

Edgar tira la seconde chaise pour que la fille puisse s’installer. Il la débarrassa de l’ombrelle et resta dans les parages, prêt à répondre aux potentiels besoins des deux femmes.


 —  Avez-vous dormi correctement durant le voyage ? Ces derniers jours ont dû vous éprouver.

 —  Mh. Oui, je me suis facilement adaptée. Et vous ?

 —  Pas aussi bien que je l’espérais. Entre la voiture inconfortable et les lits d’ici, plus fermes que ceux de mon palais, cela n’a pas été une sinécure ! Je vous ai convoquée pour que nous apprenions à nous connaître. Niguel m’a expliqué l’éducation par laquelle vous passiez. Alors, dites-moi, quels genres de livres aimez-vous ?


 La nouvelle venue n’impressionna pas la jeune par ses manières. Cette voix surjouée et le ton condescendant utilisés ennuyèrent immédiatement la petite bourgeoise.


 —  Pourquoi voulez-vous savoir ces choses ?

 —  Je souhaite mieux te comprendre. Rien de moins, rien de plus.

 —  Ce n’est pas important. Vous allez partir et je ne vous reverrai jamais, comme toutes les autres avant.


 Oxana fut déstabilisée par cette franchise aussi directe et détachée pour une enfant si jeune. Elle fronça les sourcils en regardant brièvement Edgar à la recherche d’explication, mais évidemment, celui-ci ne préféra pas s’en mêler.


 —  Où voulez-vous en venir ? demanda l'aristocrate en revenant sur son interlocutrice.

 —  Vous n’avez rien d’unique. Vous n’êtes pas spéciale. Père ne s’intéresse pas à des femmes comme vous.

 —  Mademoiselle, s’indigna le domestique. Ne parlez pas de la sorte !

 —  Suis-je dans le tord ?

 —  Je… Oxana ricana de gêne. Je comprends vos doutes, Niguel n’est pas exactement le plus démonstratif dans ses émotions, mais il a en a également, c’est un humain après tout. N’envisagez-vous pas que vous pourriez faire erreur ?

 —  Mmh… La petite, persuadée de sa version, ne désirait pas s’engager dans un bras de fer au réveil. Possible. Je vous prie d’excuser ma franchise.

 —  Ce n’est pas grave. Cela change des mensonges de la cour. Alors, dites-moi, vos livres. Préfériez-vous que je vous parle des miens en première ?


 Les deux dames discutèrent toute la matinée ; rien de plus terrible pour ennuyer l’enfant qui voulait simplement s’asseoir au fond d’un siège confortable à étudier plutôt que converser de choses artificielles auprès d’une relation temporaire.

 Le midi, elles s’attablèrent aux côtés de Niguel. Oxana prit place à droite de son amant, laissant Micaiah seule à l’autre bout. Les politesses passées, Niguel regarda sa fille.


 —  Ma fleur, j’apprécierais que tu me rendes un service cet après-midi : j’ai commandé des bottes à Monsieur Lyssenko, le tanneur, il devrait avoir fini aujourd’hui. Pourrais-tu y aller après le repas ?

 —  Oui, Père. Combien y a-t-il de paires ?

 —  Seize. Demande aux habitants, ils te montreront où l’artisan exerce.


 La fille hocha la tête.


 —  Ne pouvez-vous pas donner cette tâche à l’un des jardiniers ? s’enquit Oxana assez surprise qu’une jeune dame de bonne famille soit obligée d’accomplir ce genre de besognes.

 —  Non, je souhaite responsabiliser Micaiah rapidement.


 Le regard foudroyant de Niguel vers l’aristocrate provoqua une grande gêne chez la concernée qui réagit d’une voix hésitante.


 —  Je… Je vois. Je crois que je ne vais pas vous déranger encore bien longtemps.

 —  Ne vous méprenez pas, je suis ravi de votre présence. Cependant, évitez de vous permettre des remarques concernant mes méthodes d’éducation.

 —  J’étais simplement surprise que vous lui confiiez un travail si peu valorisant.

 —  Vous devez vous sentir perturber par cette différence culturelle, mais nous assumons nos origines modestes. Grâce à cela, tous nos compatriotes donnent le meilleur de leur personne. C’est une façon de montrer la sincérité de notre famille.


 Oxana ne saisissait pas la logique sous-jacente, cependant, elle s’épargna de développer la conversation.


 —  Vous avez certainement raison.


 Le reste du repas se déroula dans le plus grand silence. Edgar, présent, veillait au grain pour rattraper la jeune fille au moindre faux pas et Oxana se pressa pour quitter la table. Niguel la suivit immédiatement. Les deux grimpèrent à l’étage en hâte. Une porte claqua puis leurs voix s’élevèrent dans un échange houleux.

 Micaiah, ennuyée par cette agitation, préféra laisser son assiette. Elle s’attela à sa mission promptement plutôt qu’entendre deux tourtereaux déjà à l’horizon de leur lune de miel.

 L’été à Synevyr profitait du plus merveilleux paysage. Les brumes sinistres s’étiolaient, la clairière aux mille couleurs gérée par les Belmonts en émergea, plus enchanteresse que jamais ; l’ambiance morne de l’hiver ployait face au son des ailes d’oiseau et le bourdonnement des abeilles.

 Tellement de passants rôdaient, transportant divers produits d’un point à l’autre. Même les enfants offraient leur énergie à déplacer de petits sacs de légumes ou biens artisanaux du père vers le marché où la mère troquait les surplus.

 Grâce à cet environnement dynamique, Micaiah put s’informer auprès d’un citadin pour l’aiguiller.

 On lui indiqua une direction ainsi qu'une étrange information : "Dirigez-vous vers la puanteur !" En effet, la tannerie traditionnelle employait des produits particulièrement odorants, provoquant, de fait, l’isolement par la société. Micaiah était sur le point de le découvrir. Le chemin de terre la conduisit jusqu’à une petite maison en bois typique. Impossible pour la jeune Belmont d’en manquer la présence ni même l’effluve putride qui s’en dégageait.

 La paix régnait ici, plus encore qu’au manoir, car personne ne venait se promener sur ce terrain reclus sur son tertre qui aurait très bien convenu à l’observatoire. Les cris étouffés des marchands de la ville audible à distance furent remplacés par la musique lente et mesurée d’un violon. Les notes douces émanaient de la maison et cessèrent au moment où l’enfant toqua à la porte.

 Lorsque celle-ci s’ouvrit, l’adolescente aux cheveux blonds, Bathya, que Micaiah eut rencontrée dans le parc de Synevyr l’année dernière, se tenait devant elle. En une année, les deux jeunes se reconnurent sans mal malgré les nombreux centimètres gagnés par Micaiah depuis. La fille d’artisan leva la tête en fronçant les sourcils. Elle portait des bottes noires, un bleu de travail, un maillot blanc et un tablier marron typique des tanneurs. À la vue de cette cliente inhabituelle, Bathya posa son instrument sur le côté.


 —  Qu’est-ce que tu veux ? demanda la musicienne en herbe, très loin du jargon pompeux qui gravite dans le quotidien de la bourgeoise.

 —  Bonjour. Je suis venue récupérer la commande de mon père.

 —  Ton père ? Bathya pencha la tête, réfléchissant sur quelque chose concernant les Belmonts. Ah, il y a plein de bottes, c’est ça ?

 —  Oui.

 —  D’accord, reste ici deux minutes.

 La fille s’enfonça dans la pénombre du bâtiment à la recherche de cette fameuse commande. Micaiah céda à la curiosité, glissant son regard à l’intérieur pour y découvrir un salon à l’ameublement sommaire. Bien des étagères s’y retrouvaient avec, installées dessus, d’incalculables paires de chaussures de tailles et de couleurs diverses.

 Ennuyée après plusieurs minutes de recherche, Bathya revint à l’entrée.

 —  C’est pas ici. Suis-moi, ils doivent se trouver dans l’atelier.


 Les deux jeunes poursuivirent leur chemin sur le sentier. Elles descendirent une centaine de mètres vers la basse terre. Une dépendance, d'une dizaine de mètres carrés, prenait appui sur la colline autant que d’imposants pilotis. Bathya grimpa les quelques marches présentes puis toqua en éleva la voix.


 —  Pa', c’est la fille Belmont. Elle est là pour la commande, mais je l’ai pas trouvé dans le dépôt. Attends !


 Un gros fracas accompagna d’importants mouvements avant que la porte ne s’ouvre brusquement sur un individu au physique solide avec une barbe interminable, une longue chevelure blonde et un vieux tablier usé en cuir. Le comble pour un tanneur ! Ses yeux bleus bondirent de Bathya à Micaiah, un peu en retrait.


 —  Ah, Mad'moiselle, j’aurai jamais pensé que ça s’rais vous qu’allait v'nir. Vous êtes sûre de vouloir tout porter ?

 —  Oui, ça ira.

 —  Nan, réagit l’homme en secouant la tête. Il ramena un sac en toile à Micaiah puis récupéra ensuite une caisse en bois duquel dépassait le haut d’une vingtaine de bottes. Bathy, donne-lui un coup d’main. Il en va d’l’honneur d’not'atelier.


 La blonde attrapa le fruit du travail de son père sans protester. Une fois les bras chargés, les deux jeunes remontèrent le chemin pour se rendre en ville. Pas un mot. Elles ne s’adressèrent même pas une phrase jusqu’à leur arrivée au jardin public. Là-bas, ils croisèrent Edgar en train d’entasser trois matelas sur le porche du manoir. Son attention se dirigea vers les adolescentes lorsqu’elles foulèrent les premières marches de bois face aux portes d’entrée.


 —  Ah, Mademoiselle. Il s’approcha pour récupérer le sac. Merci beaucoup. Et ta jeune amie ?

 —  Bathya Lyssenko, Monsieur, intervint la concernée, le langage plus soutenu qu’auparavant.

 —  Ah, la fille du tanneur. Oui.

 —  Qu’est-ce que vous faites, là ?

 —  Ah, rien de vital. Monsieur Belmont désire se débarrasser des vieux matelas pour des nouveaux. Il sourit ensuite. Il est 14 h 30 passé, l’heure du thé est pour bientôt. Vous souhaitez prendre le déjeuner ensemble ?


 L’espace d’un instant, Micaiah s’apprêtait à refuser puis les yeux bleus plaintifs de Bathya se posèrent sur elle. Ce simple geste suffit à convaincre la bourgeoise d’accepter.

 Dix minutes plus tard, dans le salon, les adolescentes restaient terrées dans le silence en fixant leurs tasses. Dire que les conversations ne filèrent pas bon train relevait de l’euphémisme. Heureusement, Edgar apporta le soupçon nécessaire pour amorcer un dialogue et cela servit de point de départ qui amena les jeunes filles à discuter de leurs activités.


 —  J’croyais que toutes les bourges faisaient du piano moi, réagit Bathya surprise de découvrir que son interlocutrice ne jouait pas de musique.

 —  Du piano… ? Micaiah pencha lentement la tête sur le côté. Pourquoi ?

 —  Bah… Bathya hésita un peu, elle ne pouvait pas tellement expliquer d’où venait ce cliché. Tout le monde le disait en ville, mais forcément, dans les manoirs, ce n’étaient pas aussi tranchées. T’sais, les riches… Ils ont plein d’instruments et les pianos sont chers et énormes, il faut des grandes salles comme ici. Chez moi, on pourrait jamais en prendre un, même si on avait l’argent.


 Edgar se tenait en retrait, attentif aux besoins de ces jeunes. Il fronça les sourcils, silencieux, témoin d’une différence majeure dans l’éducation entre les deux enfants. L’une maintenait une posture droite, se nourrissait sans précipitation, articulait ses mots ; la seconde était avachie dans le canapé et tentait — vainement — de manger comme sa voisine.


 —  Viktor, le fils du père Vàrgova. Vous savez, le comptable de Synevyr. Bah, il a un piano et un violoncelle. Un stradivarius. Vous devriez voir, il est énorme !


 Micaiah leva la tête vers le domestique pour des informations, ce dernier réagit promptement.

 —  Stradivarius est une entreprise italienne de luthiers célèbre de l’ancien monde. Ils produisent des violons et des violoncelles, entre autres. Monsieur Vargovà alimente les besoins de son fils artiste en peinture et en musique, il aurait un don selon lui.

 —  Mh… Micaiah apparut très peu impressionnée. Vraiment ?

 —  Certains parents mettent beaucoup d’espoirs sur leur progéniture, en particulier lorsque ce sont des enfants uniques. Ils pensent souvent discerner des « talents » même si ce n’est pas toujours le cas.

 —  Il est nul, réagit Bathya d’un air désagréable. Je suis meilleure alors que j’apprends seule ! Lui, il étudie avec les chercheurs de l’observatoire.

 —  Vous savez, jeune fille, le don naturel est loin de tout offrir. Les efforts, le travail et la persévérance sont trois valeurs extrêmement importantes pour développer une aptitude.

 —  Eh. Ouais, si vous le dites.


 Bathya prenait mal le retour d’Edgar, mais, pour éviter de faire mauvaise impression, elle ne réagit pas. Sur le canapé adjacent, Micaiah réfléchissait, bien trop plongée dans ses pensées pour se préoccuper du mouvement d’humeur.


 —  C’est bien la musique ?

 —  C’est super cool, la fille d’artisan accompagna sa réponse par un grand geste affirmatif, bien contente de ne pas avoir à parler à Edgar de nouveau. C’est pas le truc super drôle, mais ça fait du bien dans la tête.

 —  Comme lire ?

 —  Euh… ? Bathya, née dans une famille modeste, ne savait ni lire ni écrire. Cet intérêt pour les livres lui échappait complètement. Peut-être ?


 Edgar prit une longue respiration, son expression s’éclaircit d’un sourire enjoué.


 —  Pourquoi ne pas essayer, Mademoiselle ? Vous pourriez vous découvrir une nouvelle passion.

 —  Mh. La bourgeoise baissa le regard, pensive. Je ne sais pas.

 Elle ne l’envisageait pas sérieusement. Pourtant, Edgar n’hésita pas à aborder le sujet avec le maître de maison au soir.

 Le lendemain matin, l’observatoire reposait dans un calme délicieux après ces derniers jours : il ne s’y trouvait qu’un seul scientifique, occupé à étudier un élément invisible à travers un microscope moderne. Lorsque la porte d’entrée claqua, le chercheur leva la tête pour admirer la jeune noble approcher, les bras chargés de livres.


 —  Ah, Mademoiselle. Votre père nous a fait part de son souhait que vous appreniez un instrument.


 La nouvelle arrivante soupira. Des petits signes, émis par les deux adultes de son entourage, avaient titillé son attention depuis la veille.


 —  Pourquoi ?

 —  Monsieur désire développer vos sens de l’audition, du rythme, de la maîtrise des mots, du son ainsi que l’imagination. Ce sont des choses que beaucoup d’individus négligent malgré leur grand intérêt sur les incantations magiques. Si vous acceptez, votre père remplacera quelques heures d’études par l’apprentissage d’un instrument.


 Cette dernière phrase suffit pour convaincre l’enfant. Une activité ludique en échange d’une réduction de charge de travail ? Son choix se décida dans la seconde !


 —  D’accord.

 —  Parfait ! Démarrons par vous enseigner le solfège alors.


 La jeune damoiselle apprécia bien vite, au milieu de ses incessantes heures de cours, le moment où elle put ouvrir une partition. Lors des premières jouées, elle découvrit un nouveau lieu d'évasion, fort similaire à ses promenades quotidiennes.

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