Chapitre 5, le linceul des ombres

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« Mademoiselle Belmont, je… »

« Appelle-moi, Micaiah. Je dirais même, appelle-moi Mica, tu es un ami, non ? »

« Je… Vous… Vous savez… »

« Aleksandr. Parle-moi comme une amie. »

« Ça va pas être simple. »

« Plus que tu ne le crois. Ferme les yeux, prends une grande inspiration et lance-toi. »

« D’accord, bon… Je voulais vous dire que… Je vous aime, Micaiah. »

« Tu es vraiment mignon, Aleksandr. Je me demandais si tu allais le dire un jour. »

 Le soleil brillait vigoureusement ce matin-là de novembre 2162. Une quinzaine de personnes s’étaient rassemblées dans le cimetière de Synevyr, plusieurs pleuraient devant une tombe. Toute la famille d’Aleksandr était présente, dévastée pour ce fils parti trop tôt.

 Viktor, Bathya et leurs pères avaient eux aussi accepté de rendre hommage. Les deux jeunes retenaient leurs larmes par dignité, ce sont également eux qui déposèrent leurs fleurs commémoratives.

 Personne n’osait observer son voisin, leurs yeux fixèrent cette tombe à peine refermée sans se détacher. Micaiah se tenait isolée derrière la foule, une ombrelle d’un côté pour ne pas dévoiler son visage, un gros bouquet dans l’autre main. Elle restait inactive, le regard dans le vague.

 Trois ans s’étaient écoulés depuis que les quatre adolescents se fréquentaient au quotidien cependant, ils ne s’adressèrent même pas un mot ce jour-là. Un quart d’heure après les dernières offrandes, l’enfant Belmont se décida enfin à s’avancer et poser ses fleurs. Le choix des couleurs, blanc et rouge, avait une signification que seuls les mieux éduqués saisirent. La bourgeoise, muette, fuit les lieux après son don. Quelques centaines de mètres plus loin, elle finit par être rattrapée par son ami Viktor.


 —  Micaiah…

 —  Laissez-moi seule, Viktor.

 —  Je suis vraiment navré, je ne savais pas que vous étiez… Il m’avait juste évoqué une relation sans s’étendre davantage en détail.

 —  Trois semaines, nous n’avons même pas eu le temps d’une simple promenade en ville.

 Aleksandr avait été découvert exsangue derrière la maison familiale. Les descriptions présentaient un garçon dormant tranquillement sur l’herbe. Bathya, elle aussi venue pour l’enterrement, approcha au moment où Micaiah pivota vers ses amis.

 —  Aujourd’hui, je vous fais la promesse de retrouver les coupables. Peu importe les sacrifices que cela exigera… Ces criminels seront punis pour leurs actes.

 —  Mica… Bathya baissa les yeux. Tout le monde les recherche. Ton père, tous les miliciens… Ça fait trois ans.

 —  Je m’en moque. La bourgeoise prit une lente respiration et resserra ses mains tremblantes d’une fureur contenue. Je les retrouverai. Et ils seront jugés.


 L’ambiance morose imposa son silence entre les jeunes, chacun avait sa peine à porter. Viktor finit par réagir.


 —  Très bien. Je vous aiderais de mon mieux, Micaiah. N’hésitez pas à me demander quoi que ce soit.


 Viktor n’allait pas être déçu de son offre. Le surlendemain de l’enterrement, Micaiah réclama la présence de ses amis pour enquêter sur une piste potentielle. En effet, une rumeur parlant du Liéchi, sorte de croque-mitaine local, traînait en ville depuis des années ; la bourgeoise attendait de cette voie un indice à suivre plutôt qu’à débusquer son coupable.

 La brume flottait de septembre à avril. Elle rendait les hivers très rudes. Les plus timorés craignaient les forêts obscures et humides qui ceinturaient Synevyr Viktor, dix-sept ans et Bathya, quinze ans, foulèrent le sentier sud, les oreilles tendues en direction des hurlements de Banshees hantant la région. Derrière eux, les carillons du beffroi sonnaient pour annoncer le couvre-feu alors que la nuit se levait. Le trio mené par Micaiah vit la ville disparaître après seulement deux minutes de marches ; huit autres permirent de débusquer un petit chalet local ancien.

 La nature reprenait ses droits sur la structure : les herbes grimpaient à hauteur de genou, les lierres touchaient presque le toit à certains endroits.


 —  Mica… Tu es sûre de toi… ?


 La voix de Bathya murmurait de crainte qu’une chose ne lui saute à la gorge.

 —  Restez près de moi, tout ira bien.

 —  Mais si un monstre…

 —  Je peux m’en charger, répondit la bourgeoise avec une détermination en diamant. Pressons-nous avant que tout le village ne comprenne ce qui se passe.


 Micaiah toqua à la porte, certaine qu’aucun signe de vie ne se présenterait. Sans surprise, la maison est abandonnée. Elle poussa l’entrée dans un grincement audible, les gonds rouillés par l’humidité peinaient à glisser.

 Les lieux sentaient la poussière, rien n’avait bougé depuis une éternité. Aucune trace de magie n’était à signaler non plus.

 Micaiah inspectait partout en quête d’informations, ses amis, eux, regardaient pour débusquer le fantôme ou le monstre caché dans les ténèbres. Les jeunes passèrent d’une salle à l’autre, soudain, Bathya étouffa un cri d’horreur. Du doigt tremblant, elle pointa en direction d’un squelette sous une corde tendue, incapable de lâcher des yeux les orbites vides du crâne.


 —  Bon d… Viktor s’interrompit au dernier moment, prenant un instant à se ressaisir. Ces restes ne datent pas d’hier. Il s’approcha, avec une prudence inutilement excessive. J’ai l’impression que c’est un corps d’homme, les hanches sont étroites, mais il semble assez petit.

 —  Probablement, rétorqua l’apprentie magicienne en fixant froidement le matériel ayant servi à la pendaison, très peu intéressée par le spectacle macabre. Il s’est suicidé. Ce n’est donc pas lui le responsable.


 Bathya et Viktor s’occupèrent des restes pour donner un peu de dignité à cette personne. Micaiah ne s’en préoccupa pas, elle préféra chercher des informations sur l’enquête en passant la salle au crible. Dix minutes plus tard, les trois se réunirent et déplorèrent l’absence d’élément utile. Ils décidèrent de rejoindre l’étage pour fouiller deux nouvelles pièces. La première était une chambre parentale avec un confort sommaire. S’y trouvaient des photographies : l’une dévoilait un couple heureux, la seconde trahissait la disparition de la femme, remplacée par un jeune garçon.

 Évidemment, après cette dernière image, personne ne s’étonna de pénétrer dans une chambre d’enfant dans la salle adjacente. Comme ailleurs, l’aménagement restait rudimentaire, cependant, les yeux des visiteurs se portèrent sans attendre vers la forme humaine encore allongée sur le matelas.

 Les deux adolescents lancèrent un regard vers Micaiah ; ils en avaient assez vu, la simple pensée d’un crâne vide les terrifiait. Ils craignaient un nouveau cadavre. La jeune meneuse avança donc seule, vigilante dans le cas où elle devrait se défendre. Elle tira brutalement la couverture une fois à portée de main. Un autre squelette gisait dans le lit. Certains os ne se trouvaient plus à leurs positions d’origine, probablement avait-il été déplacé post-mortem. Pire, la taille évoquait le corps d’un garçon.


 —  J’en ai assez, souffla Bathya discrètement. Je veux rentrer chez moi.


 Si Viktor n’osa prononcer un mot, son regard plaida la même chose.


 —  D’accord.


 La bourgeoise était extrêmement frustrée par cette vieille légende, elle quitta la maison avec ses camarades. Ses yeux observèrent un moment la brume et l’obscurité au-dessus de sa tête, réfléchissant aux secrets sur la mort de son ami si cher. À ce moment, un craquement de bois proche attira l’attention des jeunes sur le flanc. Une grande ombre bondit des ténèbres pour fondre sur le groupe, griffes et crocs devant.

 La bourgeoise poussa ses compagnons dans le bâtiment puis disparut sous la silhouette férale.


 —  Micaiah, cria Bathya en regardant la scène, impuissante.


 Elle admira la masse en mouvement d’un lycanthrope tourner la tête à son opposé. Des lambeaux de vêtements pendaient à ses épaules et ses hanches, vestige de son humanité. L’adversaire du monstre était parvenue à s’échapper grâce à une téléportation dont les déformations magiques persistèrent encore plusieurs secondes. La bête noire tremblait d’excitation de chasse. Étrangement, Micaiah se sentait très calme devant cette bête à moitié plus grande qu’elle. Les grognements gagnaient en férocité à mesure que la créature anticipait sa prochaine attaque ; en mimétisme, la sorcière laissa son pouvoir ésotérique couler jusqu’aux extrémités des mains. Des étincelles violettes se mirent à crépiter, formant spontanément des arcs électriques entre les doigts. Après des secondes interminables à se fixer, le loup-garou bondit sans prévenir, ouvrant ses bras pour porter les plus puissantes griffures possibles. Micaiah recula rapidement pour se donner une distance. Lorsqu’elle vit le monstre retomber sur ses pattes, elle leva une main en attrapant son poignet de l’autre.


 —  Disparais !


 Les étincelles fusionnèrent et en une demi-seconde, un épais éclair mauve frappa violemment la bête au visage. Celle-ci tituba d’un pas sous le choc.

 Les yeux injectés de sang, le lycanthrope resserra la mâchoire de rage. Il répondit par un nouveau coup de griffe. Surprise par une telle résistance, la jeune recula encore en se protégeant le corps avec les bras. Une vive douleur remonta jusqu’à son épaule droite au moment où quatre longues entailles lacérèrent sa chair. Un terrifiant craquement de tonnerre transperça le silence de la forêt en retour alors que Micaiah foudroya son ennemi par un second sortilège bien plus redoutable que le précédent. Cette fois-ci, la bête décolla du sol, voltigea à presque trois mètres de haut pour finir sa trajectoire dans la façade du chalet. Il percuta brutalement le toit puis chuta lourdement dans l’herbe, sonné. Il tituba plusieurs secondes avant de détaler comme un animal effrayé une fois ses esprits retrouvés.

 Pendant quelques secondes, la scène resta pétrifiée. Seule Micaiah bougea pour inspecter ses blessures au bras. Les déchirures profondes accompagnaient, une manche de robe endommagée, sans parler du fait qu’une bonne quantité de sang imbibait le tissu blanc. Elle poussa un gémissement de douleur discret en remuant ses doigts comme pour vérifier sa motricité, heureusement, aucun nerf important n’avait été touché.

 Au moment où elle posa sa main sur ses plaies, ses amis réagirent enfin.


 —  Mademoiselle est… Est-ce que vous allez bien… ?

 —  Mica, tu…

 —  Ne vous inquiétez pas, interrompit la concernée. Tout va bien. Évitons de nous attarder ici, mon sang va attirer les vautours.


 Bien qu’inquiets, les jeunes acquiescèrent. Le chemin du retour se déroula sans accroc. Ils ne s’étonnèrent pas de noter la présence d’un rassemblement en bordure du village, torches levées pour percer le linceul des ténèbres. Le père de Bathya et les parents de Viktor étaient présents, entourés d’amis proches et des miliciens en garde.


 —  Bathy, s’exclama le tanneur. J’étais mort d’inquiétude !

Une expression de soulagement illumina son visage en revoyant sa fille. Il s’avança vers elle et la prit dans ses bras.


 —  Pa', s’il te plaît. Y’a du monde.


 Bathya était un peu gênée, cependant, toute sa joie se manifestait en enlaçant son père. Viktor s’approcha de ses propres parents, la tête haute.


 —  Viktor, je croyais que tu connaissais les règles, réagit très humblement le chef de famille.

 —  Nous… Devons savoir, Père. Vous comprenez. Cette histoire nous concerne autant que vous.

 —  Je sais, Fils. Je le sais bien. Les lèvres de monsieur Vàrgova s’étirèrent de bonheur. Peut-être est-il temps que tu sois traité comme un adulte. Rentrons.

 —  Oui, avec plaisir.

 L’adolescent offrit un sourire amical puis une brève révérence en direction de Micaiah, avant de quitter les lieux. Dans l’intervalle, l’héritière des Belmonts scruta les alentours tendit que les miliciens s’approchèrent.


 —  Mademoiselle. Qu’est-ce qui vous est arrivée ? Est-ce que tout va bien ? s’enquit l’un d’eux, préoccupé à la vue du sang coulant du bras blessé.

 —  Oui, soupira nonchalamment la jeune femme. Nous avons été attaqués par un lycanthrope, rien de grave.


 Les soldats se lancèrent un regard médusé face à une réaction aussi détachée. La dame décida de rentrer avant même d’avoir eu une occasion pour répondre. Une nuit noire s’était imposée entre temps lorsqu’elle atteint le terrain familial. Faute de pouvoir se téléporter entre les murs du manoir à cause des protections magiques, la jeune fille se laissa guider par les chemins du jardin pour contourner la demeure en passant du côté du lac. Une lueur émanait à travers les rideaux tirés du salon. Une banalité lorsque les deux hommes de la maison jouaient aux cartes ; Micaiah se pensait à l’abri jusqu’au moment où la porte-fenêtre ne s’ouvre à l’instant précis où elle passa devant. Niguel émergea en premier suivit par Edgar, tous deux équipés de lanternes électriques en main. La fille lâcha un long soupir en levant les yeux au ciel. Problèmes en perspective.


 —  Micaiah Belmont, souffla son père très calmement en voyant la manche déchirée et maculée de sang. Où étiez-vous ?

 —  J’enquêtais.

 —  À quel sujet ?

 —  Mon ami décédé.

 Niguel prit une lente respiration.


 —  Edgar, filez chercher de quoi soigner les blessures. Le concerné se pressa de rentrer pour obéir. Une fois seul avec sa fille, le maître de maison continua. Tu as violé deux interdits en une fois, Micaiah.

 —  Vos lois n’ont pas d’importance devant la situation.

 — Elles ne sont pas là pour t’emprisonner. Tu devrais savoir la première que la créature coupable de la mort de ton ami s’attaque aux enfants et adolescents. Dois-je te rappeler que tu as eu 14 ans la semaine dernière ?

 —  Je me moque du danger.

 —  Tu es ma seule fille, cria Niguel en fronçant les sourcils. Qu’est-ce que j’aurai fait s’il t’était arrivé quelque chose ?!

 Micaiah regarda son père, stupéfaite. Il n’avait jamais exprimé de signe d’amour ou même d’attachement jusqu’à présent, cette impulsion d’émotion la laissa sans voix un instant.


 —  Père. Elle réfléchit à une réponse, elle prononça les premières paroles qui lui vinrent à l’esprit. Je suis désolée.

 —  Non, tu ne l’es pas. Admets-le.

 —  Je dois savoir.

 —  Une centaine de personnes travaillent dessus.

 —  Cela n’a pas d’importance. Je dois enquêter !

 —  Je te l’interdis, c’est trop dangereux.

 —  Vous devrez m’enfermer pour m’en empêcher alors.

 —  J’en suis capable.

 —  Non, vous ne l’êtes pas.

 Les deux se fixèrent un moment dans les yeux, afin de voir qui gagnerait ce bras de fer invisible. Finalement, l’adolescente détourna son regard.

 —  Père. Aleksandr était mon ami proche même si ce n’était qu’un fils de fermier. Il a le droit à une justice.

 —  Ma fleur. Tu ne comprends pas, je ne refuse pas que tu enquêtes en sa mémoire. Je ne veux pas que tu te mettes en danger, c’est très différent. Respecte les frontières de Synevyr et le couvre-feu, sommes-nous d’accord ? Oui, Père.

 —  Allons… Viens. Soignons tes blessures maintenant.


 Ils rentrèrent ensemble. Niguel verrouilla la porte derrière lui et tira les rideaux. Un quart d’heure plus tard, les lumières du manoir s’éteignirent, laissant le temps aux songes.

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