Chapitre 6, éclosion florale
Deux silhouettes encapuchonnées s’approchèrent d’une grande demeure ancienne. Leurs lanternes à la lueur timide perçaient les ténèbres de la nuit glaciale et humide. Les nuages voilaient toute lumière émise par la lune ; la pluie cachait le manoir de province, ne laissant visibles que les fenêtres. Les visiteurs s’arrêtèrent devant les portes du château, à l’abri sous l’auvent. Un valet vint très vite les accueillir, ouvrant en grand ces portes de bois.
L’hôte offrit toit et couverts à ses plus proches amis pour cette réception informelle. La salle de bal s’était transformée pour un soir en lieu de jeu où les tables de black jack et de poker servaient de détente. Au milieu des cartes et des verres d’alcool, chefs de villages, de milice ou sorciers connus s’amusaient au milieu de leurs conversations diverses.
Après avoir salué les invités un par un, Niguel s’installa à un endroit avec deux chaises libres ; en effet, il tenait compagnie à une magnifique jeune femme aux longs cheveux mauves. Sa présence attira les regards et absorba l’attention comme par enchantement.
En cette année 2164, Micaiah était devenue une splendide représentante de la haute société. Le visage fin aux yeux vifs, le corps élancé, une poitrine hardie, des hanches audacieuses, elle offrait à chaque personne un sourire apaisant. Néanmoins, sa bonne allure n’hypnotisa personne lorsqu’elle prit les cartes et commença à jouer. Les paris imposaient des sommes effarantes en pièces d’or, unique devise actuellement en cours dans tous les pays européens. Les pots à eux seuls pouvaient nourrir une humble famille durant plusieurs semaines.
Micaiah, seize ans, se confronta à des hommes et des femmes endurcis par des décennies de pratique dans l’art du bluff. Ses résultats médiocres ne jouaient pas en faveur de son charme.
— Vous manquez de répondant, Mademoiselle Belmont, s’amusa l’un des invités.
— Je soupçonne surtout que vous êtes bien trop habitués à ces jeux, riposta la jeune dame sans se rabaisser face à la défaite.
Elle tenait la tête hors de l’eau grâce aux connaissances que Niguel lui eut soufflées, quelques techniques traditionnelles pour se défendre. Malheureusement, une quinzaine de parties suffirent à dilapider les fonds qui lui furent confiés. Elle resta à la table une fois éliminée, analysant son père récupérer progressivement la somme perdue ainsi que les tactiques psychologiques employées par les participants. Malgré son âge, elle reçut un traitement d’adulte, on lui offrit de l’alcool comme pour n’importe quel autre invité.
Une heure avant l’aube, les Belmonts quittèrent le bâtiment principal pour rejoindre une dépendance proche du manoir spécialement dédié aux familles venues de loin. Père et fille décidèrent de se réunir confortablement autour de la cheminée présente dans la chambre de Micaiah, les deux armés d’un coûteux chocolat chaud pour se préparer à la nuit froide qui les attendaient.
— Je suis fier de toi, ma Fleur. Tu as laissé une excellente impression. J’admets avoir vu ta mère pendant un instant et d’autres m’ont soufflé la même chose.
— Mère… ? Micaiah haussa les épaules. Une femme que je n’ai jamais rencontrée n’a pas grande importance.
Niguel regarda son enfant, vaguement surpris de cette déclaration.
— C’est une émotion compréhensible. Un fin sourire s’étira sur son visage. Lorsque l’on m’a envoyé en France pour mes études de biologie, je n’ai pas très bien supporté cela. Mon dernier contact avec ma famille fut une lettre hostile de ton grand-père. Je te laisse imaginer le peu d’attachement que je partage avec lui ou le reste de mes proches.
La curiosité de la jeune femme fut piquée au vif. Jamais elle ne surprit son père à venir aborder ses relations personnelles. Le sujet lancé, l’occasion était trop beau pour voir s’échapper une conversation privée.
— Avez-vous préservé cette missive ?
— A l’époque, oui. Puis le jour exact où les travaux de rénovation du manoir ont été terminés, je l’ai jetée au feu. Une méthode pour tracer un trait sur mon passé.
— Vous attendez également cela de moi ?
Les deux se fixèrent un moment pour se mesurer, Niguel sourit.
— Je souhaite te savoir indépendante ; m’assurer que tu vives sans laisser les autres influencer tes émotions ou tes décisions. Le destin des enfants est de quitter le giron des parents.
— Les responsabilités que vous m’avez progressivement confiées vous conduisent vers cet objectif ?
— Oui. Niguel posa sa tasse vide sur la table proche puis croisa les mains. Même si tu as beaucoup grandi physiquement, tu restes encore immature. Tu ne te rends pas compte de la plus importante leçon de l’existence.
— De quoi parlez-vous, Père, demanda Micaiah, un sourcil relevé. — De l’imperfection de l’être humain. Tout le monde cache des secrets.
— Je ne vois pas où vous souhaitez en venir.
— Abordons ta relation avec ce jeune garçon. Aleksandr, c’était bien son prénom ?
Ce seul nom provoqua une réaction immédiate de la concernée. Cette dernière baissa les yeux vers sa boisson, elle contempla la fine particule flottant sur la surface du chocolat.
— Ne crains rien, ma Fleur. Le mensonge fait partie de l’existence. Les enfants mentent aux parents et inversement… Mentir est inhérent à notre espèce.
— Je me dois de protester. Avec notre libre arbitre, nous pouvons décider d’agir pour le bien ou le mal, pour dire la vérité ou non. C’est un choix individuel !
— Micaiah… L’homme était amusé par cette vision si simpliste du monde. Son expression resta très humble, à peine plus qu’un fin sourire au coin des lèvres afin que sa fille ne se sente pas vexée. Le mensonge peut parfois la meilleure alternative. Ne sous-évalue jamais l’importance de notre nature.
— Quel est-il ?
— L’instinct.
— Nous pouvons maîtriser nos envies ou nos désirs.
— Je n’y crois pas personnellement, répliqua Niguel avec sincérité. Mais tu es libre d’avoir ta propre opinion.
— Eh bien, j’en suis convaincue.
Le père eut un sourire amer sur le visage. Ses yeux se perdirent dans les ondulations éphémères du brasier. Il réfléchissait sans partager ses pensées. Finalement, il ne répondit pas et la conversation cessa pour se tourner sur un sujet plus léger.
Micaiah émergea de sa chambre d’invité presque exactement sept heures plus tard dans une robe différente de la veille, bien coiffée et maquillée selon les conventions régionales. Elle descendit les escaliers de pierre jusqu’au hall d’accueil une fois prête où elle rejoignit Niguel en plein bavardage avec un couple fortuné de personnes âgées. La jeune fille fut reçue par des sourires amicaux puis tous embarquèrent dans une calèche en direction de l’est.
Le long voyage traversa les plaines hongroises suivies par les reliefs des Carpates Roumaines. Là-bas, les Belmonts prirent une journée entière de repos dans la propriété principale des retraités. Ceux-ci connaissaient très bien le père de Niguel, ils passèrent leur temps à ressasser leurs différentes rencontres avec cette personnalité bourrue et travailleuse qui a permis à sa famille de devenir extrêmement riche. Scientifique à l’image de son fils, « Belmont Senior » eut appris à exploiter les nombreux mithril tombés du ciel pour forcer des mutations.
La découverte de nouvelles propriétés attira l’attention de grandes fortunes. Le grand-père de Micaiah vendit ses fleurs uniques au monde aux intéressés : bouquets médicinaux pour les entreprises pharmaceutiques ; plantes capables de développer artificiellement des pouvoirs magiques aux consommateurs ou des bourgeons luisant dans la nuit… Une émotion d’agacement se dessina chez Niguel à force de comparaison, au point où il finit par mettre fin à la conversation en invoquant la fatigue après le voyage.
Les Belmonts partirent tôt le lendemain. Deux jours plus tard, la fière ville au milieu des Carpates apparut à l’horizon cachée sous un amoncellement de nuages gris menaçants. Une ambiance morose inhabituelle présente s’installa deux semaines plus tôt, celui-ci ressemblait désormais davantage à une épée de Damoclès attendant le jugement du ciel.
Une mine découragée peignit le visage de Micaiah, ses doutes personnels envahissaient ses pensées. Elle finit par diriger son attention sur son géniteur, occupée à étudier un livre scientifique complexe ; avec Edgar encore absent, le moment était parfait pour aborder le lourd sujet.
— Père… Croyez-vous que notre ville peut être sauvée ?
Le concerné fronça les sourcils en quittant sa lecture. Pendant plusieurs secondes, ses lèvres restèrent scellées, mesurant chacun des mots sur le point d’être prononcés.
— As-tu des craintes ?
— Oui.
— N’as-tu pas confiance en ton vieux père ?
— Pardonnez-moi. Je deman-
— Pas d’excuse, interrompit Niguel en levant la main droite. Poursuis ta réflexion. Pourquoi as-tu ces doutes ?
— Ce fléau… Il dure depuis plus de quinze ans et pour les disparitions dans les familles nobles… Nous devons remonter au-delà. Niguel hocha la tête sans dire un mot, effectuant un signe à sa fille pour l’inviter à dérouler entièrement ses pensées. Celle-ci obéit. Je sais que vous êtes puissant, pourtant, bien des individus sont venus pour tenter de purger le mal de ces terres… Des personnes influentes, parfois originaires des bordures de l’océan atlantique. Cependant, les ténèbres continuent de ramper dans ces montagnes. Je commence à me demander s’il existe un espoir de sauver cette région.
Le noble posa lentement le dos contre son fauteuil en fixant sa fille dans les yeux.
— En as-tu un ?
— Moi… ? Micaiah fronça les sourcils, hésitant un instant avant de hocher la tête. Oui.
— Alors, tout va pour le mieux. Tant qu’une seule personne a l’espoir, une solution peut être trouvée. Le mal se cache partout, Micaiah, en moi, en toi, même dans le cœur des enfants. Tu parlais de contrôle l’autre jour et tu n’as pas entièrement tort. La nature humaine est de satisfaire ses besoins égoïstes. Pourtant certains décident de l’inverse : combattre cette nature bestiale pour le bien de tous. Si tu te sens prête à tous les sacrifices pour protéger la société, alors, cette dernière aura bon espoir de voir sa situation s’améliorer.
— Je n’ai pas votre résilience, Père.
— Ce n’est pas vrai. L’homme offre un sourire doux à sa fille. Tu es devenue forte. Tu as encore à apprendre certes, et tu perdras davantage de choses auxquelles tu es attachée à l’avenir. Néanmoins, la sorcellerie cachée en toi peut briser la majorité des barrières, y compris celles de la physique, pour triompher de difficultés qui s’imposeront. N’oublie jamais d’où tu viens et le chemin parcouru lorsque tu devras un jour affronter une épreuve en apparence insurmontable.
Leur véhicule s’immobilisa devant le portail du jardin public de Synevyr. Edgar arriva au pas de course pour aider Micaiah à descendre. Ils s’échangèrent quelques mots jusqu’à ce que le serviteur adopte une voix grave.
— Monsieur, Mademoiselle. Je dois vous parler de quelque chose de très important. Suivez-moi. Le majordome escorta ses maîtres jusqu’à un parterre fraichement labouré. Durant la nuit d’il y a quatre jours, des personnes sont venues saccager les fleurs de Mademoiselle. Nous les avons retrouvées piétinées et avons été obligés d’arracher tous les pieds.
Très attristée, Micaiah s’accroupit pour regarder de plus près.
— Mais pourquoi ? Pourquoi est-ce que quelqu’un agirait de la sorte ?
— Les responsables ont été aperçus ? demanda Niguel, ignorant sa fille ouvertement.
— Non, Monsieur. C’est la première fois que nous avons ce-
— Problème, termina le maître d’une voix sévère. Je le sais. Focalisez-vous sur l’important, Edgar. Qu’ont vu les vigiles ?
— Rien. Et les rituels de protections n’ont pas fonctionné.
— Père… ? Micaiah se redressa. Qu’ai-je fait pour que la population s’en prenne spécifiquement à mes fleurs ? Nous les avions plantés pour produire des médicaments à tout le monde.
— Tu n’es pas la cible, ma Fleur. Si Niguel sourit d’un air rassurant, sa main passa dans sa fine barbe en marquant une certaine préoccupation. C’est comme lorsque nous allons dans les événements officiels. Ne te fie jamais aux apparences.
Micaiah et Edgar se lancèrent un regard incompréhensif. À la vue de cette interrogation, le chef de famille poursuivit.
— Replacez le contexte de notre ville. Nous avons pour responsabilité de protéger cette ville des monstres, mais depuis quatre ans, plusieurs jeunes personnes se sont mises à disparaître régulièrement. Il scruta sa fille pour noter que celle-ci baissa les yeux en repensant à son amoureux décédé. Les adultes sont effrayés par l’idée de perdre leurs progénitures et se tournent vers nous pour trouver une solution… Sans succès. Le criminel continue d’agir sans être puni.
— Donc, ils nous considèrent comme coupables, conclut Micaiah.
— Pas nous, ma chère, moi et moi seul. Pour me toucher, pour me faire comprendre la peur qu’ils ressentent, ils s’attaquent à toi, ma Fleur, mon enfant. Ceci est un avertissement à mon égard même si tu es aussi ouvertement concernée. Niguel sourit pour se montrer rassurant. Ne nous alarmons pas, mes dispositions sont déjà prises. Nous allons bientôt recevoir une invitée de marque.
Edgar eut une réaction très surprise, presque choquée.
— Vous voulez dire…
— Oui. Le manoir va accueillir madame Westendra. Elle nous aidera à maîtriser la situation.
— Êtes-vous sûr que c’est la meilleure solution ? Que le temps est venu ? Edgar exprima beaucoup d’appréhensions à la découverte de cette nouvelle, cette peur se ressentait dans son corps entier.
— Ma décision est prise, confirma Niguel accompagné par un hochement de tête. Derrière sa voix calme, son regard fuyant trahit ses préoccupations. Mes compétences sont dépassées face au… problème. Edgar, je compte sur toi pour que le manoir puisse accueillir une nouvelle venue dans trois jours maximum.
— Je… Edgar déglutit, répugné à l’idée de répondre. Bien, Monsieur.
Niguel quitta le jardin pour retourner travailler dans sa demeure. Comme les autres, Micaiah était démunie. Avec de maigres indices et sans témoin, impossible à remonter la piste du coupable.
— Mademoiselle ? La voix douce d’Edgar décrocha la jeune dame de ses pensées. Vous souhaitez m’aider à replacer de nouvelles fleurs ?
— Oui, bien sûr ! Vous savez que j’aime beaucoup m’occuper des plantes avec vous !
Avec cette activité apaisante par le contact avec la nature, les deux parvinrent à passer un moment agréable, les idées éloignées de ce problème inextricable. Micaiah décida d’ensemencer des robes bleues. Elle exultait déjà au visage du jardin l’année suivante en nettoyant ses mains au soir.
Le lendemain matin, la demoiselle se rendit à l’observatoire sous la fraicheur influente de l’automne avec ses lectures de voyage dans les bras. La porte principale était légèrement entrouverte à son arrivée, quelques feuilles mortes emportées par les courants d’air roulaient vers l’intérieur.
Lorsqu’elle pénétra dans le bâtiment, ses pieds foulèrent une petite mare d’eau de la précédente pluie. Pensait-elle voir ses enseignants sur le départ pour une investigation quelconque, l’un d’entre eux allait surgir soudainement comme souvent.
— Bonjour, Professeurs.
Micaiah patienta plusieurs secondes devant l’entrée, attendant poliment qu’on l’accueille comme cela se faisait depuis dix ans. Rien.
— Est-ce qu’il y a quelqu’un ?
Le silence complet. Dans un mélange de doute et de curiosité, la jeune traversa le hall pour atteindre la salle principale où étudiaient, débattaient et discutaient normalement ses précepteurs.
Vide.
L’adolescente nota l’absence d’un grand nombre d’objets de valeur et possessions intimes. Sans savoir comment réagir, Micaiah attendit plusieurs heures. Mais personne ne vint. Elle fouilla les lieux pour débusquer un éventuel message qui serait tombé au sol avec les courants d’air, sans succès. Les chercheurs semblèrent avoir fui la ville durant le voyage des Belmonts.
L’esprit voilé d’interrogation, la fille rentra au manoir familial sans information sur le destin de ses enseignants, cependant, elle sentait au plus profond de sa personne que quelque chose ne tournait pas rond.
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