Chapitre 8, Silence et Solitude

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 Synevyr dormait sous l’influence d’une nuit chaude. Un garçon particulièrement grand se glissa en silence hors d’une auberge. Il marcha une longue demi-heure pour rejoindre puis grimper la colline de l’observatoire. Une fois l’entrée du bâtiment atteint, il patienta, assit sur une grosse caisse en bois. Un important nombre de caisses l’encerclait, dedans se trouvait une terre parsemée de différents éclats de mithril, préparés pour tester les effets de mutation sur ce qui poussait à même ce sol. Le jeune homme constata avec fascination la disparité entre les bouquets de capucines : dans le pot contenant des cristaux rouges, les fleurs possédaient des tiges très épaisses et des pétales robustes. Les plantes voisines, altérées par une mystérieuse poudre violette, comportaient un corps on ne peut plus fin et des couleurs inhabituelles pour cette espèce.

 L’adolescent se ravisa d’en arracher une, il craignait — à raison — d’entrer en contact avec ces cristaux. L’angoisse le gagnait avec les minutes passant, il descendit et se mit à marcher pour évacuer ses appréhensions.

 Sa tête se tourna d’un coup sur le côté lorsqu’il entendit le craquement d’une branche. Une ombre trop chétive pour être un lycanthrope se trouvait à quelques mètres de lui. Le jeune se détendit en voyant ces amples vêtements riches et cette longue chevelure virevolter au gré des caprices du vent.


 —  Oh ! C’est vous ! Je suis content de vous…


 La silhouette disparue. Un instant plus tard, le garçon sentit des bras glisser sur son torse. L’une des mains se déposa délicatement contre sa poitrine finement musclée par le travail à la ferme et l’autre vint lui caresser la joue.

 Une voix calme et apaisante s’éleva en un murmure dans le creux de son oreille.


 —  Shhhh… Nous resterons ensemble à jamais, Aleksandr.


 Un éclat de lune illumina des reflets d’ivoire puis frappa en un éclair. Un instant plus tard, Micaiah s’arracha brutalement de ses couvertures. Son regard balaya les angles de sa chambre à la recherche d’un repère visuel. Son cœur battait la chamane. Son corps trempé de sueurs tremblait encore de peur en se remémorant la dernière image de son cauchemar : le visage horrifié d’Aleksandr, conscient de sa mort prochaine. La femme glissa ses doigts froids les uns contre les autres. Ses yeux grimpèrent jusqu’à la carte pour se poser sur la croix rouge, tout près de l’observatoire, représentant le lieu où son ami avait été retrouvé…

 Ce n’était pas la première fois. Son esprit tourmenté portait régulièrement des visions macabres dans ses rêves, mais la disparition de son amoureux réduisit les heures de sommeil à peu de chose. La jeune abandonna l’idée de dormir, elle se leva, fit une toilette, se vêtit pour la journée et décida de s’installer à son bureau pour lire un roman.

 Tendre l’oreille suffit pour entendre Edgar, puis Niguel quitter leurs chambres respectives. Les deux discutèrent de sujets divers avant de partir travailler chacun de leur côté. Le chef de maison s’en alla à l’Observatoire où son invitée avait déjà pris ses marques ; Edgar se chargea du manoir, comme toujours. La demeure retomba dans le silence. Soudain, au beau milieu de la matinée, de violents coups donnés à la porte d’entrée firent tressaillir Micaiah. Edgar déboula au pas de course pour ouvrir.


 —  Ce n’est pas nécessaire de frapper si fort !

 —  Où est monsieur Belmont ? s’exclama la voix rauque du visiteur impromptu.

 —  Monsieur Vàrgova ? Que faites-vous ici ?


 En entendant ce nom, Micaiah quitta immédiatement sa chaise et se dirigea vers le hall.


 —  Répondez à ma question, Edgar. Je dois parler à votre maître sur le champ.

 —  Monsieur Belmont est absent pour la journée, il travaille sur les protections de la ville.

 —  Avec Camille Westenra ? Dites-moi que c’est une mauvaise blague !

 —  Je suis désolé, Monsieur, rétorqua Edgar avec sincérité. Je crains que ça soit le cas, oui.

 —  Dire que c’est mon fils qui m’a prévenu ce matin ! Une folie, Edgar ! Cette femme est un danger pour cette ville. Votre maître s’est bien épargné de me consulter !

 —  Monsieur Vàrgova, vous prêchez un converti. Je peux vous assurer que je lui ai moi-même fait part de mon opinion.


 Micaiah arriva dans les escaliers pour apercevoir le père de Viktor fixer Edgar droit dans les yeux. Sa fureur s’apaisa, passant à un dialogue plus respectueux, mais ferme.


 —  Edgar. Je veux m’entretenir en grande urgence avec Niguel.

 —  Monsieur, je me vois navré de vous dire que madame Westenra restera en ville jusqu’à ce que tout ceci parvienne enfin à sa conclusion.

 —  Tout ceci ?

 —  Vous savez… Les disparitions.

 —  Ces disparitions vont encore s’aggraver. Je peux vous l’assurer sans l’ombre d’une hésitation.


 Le père de Viktor, tout comme Niguel, s’habillait fort bien ; son physique, néanmoins, s’avérait moins dans la veine des canons de beauté. Petit, aussi vigoureux que corpulent, sa compagnie était toujours agréable et amusante en temps normal. Aujourd’hui représentait l’exception à cette règle.


 —  J’en suis conscient, Monsieur.

 —  Qu’est-ce que vous savez ? intervint Micaiah, jusque là discrète par politesse.


 La jeune descendit les escaliers et nota l’expression courtoise, mais ennuyée des deux hommes. Monsieur Vàrgova soupira en fermant les yeux.


 —  Mademoiselle Belmont. Je suppose que la situation doit vous sembler étrange, mais vous n’avez rien à craindre. C’est une affaire entre votre père, son invitée et moi.

 —  Avec tout le respect que je vous dois, je dois contester votre vision. J’ai perdu l’un de mes plus chers amis et de nombreuses connaissances. Je suis une Belmont, il en va de mon devoir d’agir pour le bien commun.

 —  C’est responsable de votre part, mais la situation dépasse clairement la jeune magicienne que vous êtes.

 —  Cela me concerne autant que n’importe lequel d’entre vous. Monsieur Vàrgova. Ruslan. Dites-moi. Mon père refuse de me donner la moindre information. Sans vous, je serai laissée dans l’ignorance.


 Le visiteur pivota vers Edgar, l’air partagé entre la surprise et l’indécision. Le majordome sembla supplier Ruslan de rester silencieux. Cependant, celui-ci éleva la voix vers Micaiah.


 —  Mademoiselle, vous devez entendre que votre père agit sans me consulter. Cette attitude n’est pas acceptable selon l’organisation de Synevyr. Madame Westenra ne m’a jamais convaincu d’être une bonne samaritaine ; je vous assure que sa présence nuira à tout le monde, vous compris.

 —  Pensez-vous sincèrement que les disparitions vont s’aggraver ?

 —  Absolument, oui.

 —  Et vous, Edgar, êtes-vous du même avis ? demanda Micaiah en regardant le concerné.


 Cependant, le servant garda ses lèvres scellées. Ses yeux fuyants prouvèrent qu’il craignait quelque chose dont il n’osait pas admettre l’existence. Une peur primaire se ressentait à travers son corps.


 —  Je vois, soupira la bourgeoise. Je vous remercie pour votre sincérité, Ruslan. Je m’assurerai personnellement que votre requête parviendra à mon père et que cela sera traité dans les plus brefs délais.

 —  J’en suis ravi. Maintenant, veuillez m’excuser, mais je dois absolument retourner à mes obligations.


 Sans un mot, ils s’échangèrent un regard puis un hochement de tête en guise d’au revoir. L’homme partit, Edgar referma la porte paisiblement. Un long silence qui s’ensuivit fut brisé par la femme ennuyée.


 —  Allez-vous encore garder vos secrets pour vous ?

 —  Pardonnez au vieillard capricieux que je suis, mais la situation m’impose de ne rien dire. Tout ce que je sais, c’est que ce manoir ne contient aucun livre utile pour répondre à vos questions.


 Micaiah fronça les sourcils. Un pacte secret devait l’empêcher de s’exprimer librement, peut-être même que des oreilles indiscrètes écoutaient. Elle hocha la tête d’un air compréhensif, néanmoins, la multiplication des mystères commença à troubler la jeune femme.

 Ses yeux tournèrent vers la chambre et le bureau verrouillé de Niguel une fois l’étage atteint. L’une des règles de la maison interdisait d’entrer.


« L’une des rares règles… »


 Jusqu’à présent, jamais Micaiah ne s’était interrogée sur le sujet. Cependant, avec l’émergence de ses doutes, la curiosité commença à prendre le dessus. Niguel prétendait une fois par semaine d’être un homme souple dans ses lois ; son autorisation à la population de rôder dans le jardin, les payes généreuses aux paysagistes supportaient cette proclamation. Pourtant, ceux qui vivaient au quotidien avec lui ne niaient certainement pas la brutalité des réactions lorsque ces limites étaient dépassées. Les portes fermées avec Edgar dans les parages, l’adolescente ne tenta rien et retourna dans sa chambre.

 Assise à son bureau, elle admira le ciel nuageux et s’imaginant mille raisons pour expliquer l’attitude de son père. De mystérieuses pensées, parfois sinistres, l’occupèrent durant une bonne heure avant qu’elle ne se décide à se lever. Edgar eût affirmé qu’elle ne trouverait rien dans le manoir Belmont concernant Camille ; son instinct lui dictait de poursuivre des recherches sur cette femme, avec les réponses, elle devrait débusquer une piste à propos de Niguel. Toutefois, une chose échappait aux deux hommes de la maison. Un secret, dissimulé sous le lit de Micaiah. Celle-ci s’agenouilla puis, tâtant de ses doigts le sol couvert d’une fine pellicule de poussière, toucha un énorme livre caché sous le sommier.

 Le secret n’était pas ce grimoire unique en son genre, mais les arcanes de sa contenance. Cet ouvrage de cuir, ceinturé par un large cadre d’acier sombre, comprenait de profondes gravures très soignées. Des marques parcourent les parties métalliques, ce dialecte mystérieux composé de runes variées représentait la langue démoniaque, un alphabet impie ayant la faculté de changer à chaque regard. Cette prouesse la rendait indéchiffrable à l’œil du néophyte. Deux joyaux rhombiques reposent également dans la moulure, chacun enchâssé à même l’une des couvertures. La nature magique de ces rubis raffinés était trahie par la timide lueur visible à leurs cœurs. Par ailleurs, ces étranges cœurs luisants se distinguaient, car l’un brillait plus vigoureusement que l’autre. Pour terminer, le livre était maintenu par un ruban rouge tout aussi anormal, son contact crépitant sur la peau.

 Cette précieuse œuvre bien singulière ne pouvait être descellée que par ses seules mains. Et même avec les feuilles exposées, les yeux indiscrets qui regarderaient par-dessus l’épaule de la propriétaire ne remarqueraient que du vide. Cependant, pour la jeune femme, ces feuilles regorgeaient d’insondables savoirs. Les extraits ne se composaient ni de thèmes, ni de chapitres, mais de lignes qui se rédigeaient en réaction aux pensées du porteur.

 L’adolescente frotta la surface pour retirer l’épaisse couche de poussière qui s’était installée avec les années.


« Mère. J’ai besoin de vos connaissances. »


 Micaiah détacha le tissu sans résistance. La couverture s’ouvrit sur une page prise au hasard. Dessus, une plume invisible au poignet souple exprimait ses propres réflexions par une écriture soignée sur le vieux papier aussi rêche qu’un parchemin.


« Après m’avoir laissé si longtemps dans l’ignorance ? »

« Je suis désolée. »

« Quel mensonge, ma fille ! Bien qu’absente, je ne suis pas aveugle. »


 Voilà pourquoi Micaiah détestait recourir à ce livre. Celui-ci plongeait dans son esprit, fouillait sa mémoire pour en arracher les plus noirs secrets.


« Dites-moi ce que vous connaissez de Camille Westenra. »

« Oh, ma chérie. Crois-tu vraiment que je vais répondre à une telle ignorance ? Comment peux-tu ne pas connaître la plus puissante sorcière des Carpates ? »

« Mère, s’il vous plaît. »

« Certainement pas. Si tu souhaites une réponse, tu aurais dû me donner davantage de tes nouvelles. Voilà quatre bonnes années que tu n’as même pas cherché à m’adresser la parole sous prétexte d’une multiplication de tes cauchemars. Garde-moi avec toi et je serai plus encline à coopérer. »


 Micaiah soupira. D’autant le grimoire violait son intimité qu’elle n’avait pas la certitude que sa mère lui apporte le support espéré. L’adolescente referma sa possession d’un air ennuyé, le jeta sur son bureau avant de quitter le manoir. Elle se rendit à la bibliothèque municipale, un lieu très calme et fréquenté ponctuellement par les éléments les plus cultivés de la population. La jeune Belmont venait à l’occasion pour des emprunts ou étudier sans la surveillance de ses proches. Un bref échange avec le responsable plus tard, Micaiah s’installa sur une petite table pour une lecture traitant sur les personnalités vivantes ou décédées des Carpates. Camille était de ces figures connues.

 Les origines de Camille Westenra démarrèrent dans une famille défavorisée hongroise. Douée de magie à sa naissance, elle quitta la cellule tôt et disparut pendant des années, avant de réapparaître en tant que puissante sorcière aux côtés d’un noble dont elle devint la femme. Une grande maladie s’abattit sur villes et villages sur toute la moitié est de l’Europe, emportant d’incalculables victimes dont monsieur Westenra.

 La veuve utilisa la richesse de son héritage pour fonder un institut en mémoire à son mari et sa nouvelle famille : l’école Westenra. Des centaines d’individus de tout horizon pouvaient venir pour se former aux arts ésotériques et à la lutte contre les créatures dangereuses de leur monde. Une dizaine d’années plus tard, l’établissement fut fermé à la suite d’un macabre accident où sept étudiants ont exécuté un rituel impie sollicitant un sacrifice. Accusée d’avoir couvert cette activité, Camille quitta son poste et son héritage pour devenir une chasseresse de monstres solitaire, une mercenaire combattant pour les familles les plus généreuses. Un changement radical qui lui permit d’obtenir bien des relations ainsi qu’une richesse insolente. Une liste interminable de tours de force détaille nombre de ses réussites. Elle parvint, entre autres, à démanteler un réseau de trafic d’êtres humains exploité par des vampires en Autriche ; tuer un démon influent et, évidemment, dresser des protections magiques reconnues dans toute l’Europe. La corrélation entre sa participation aux défenses des villes des Carpates et leurs développements ne pouvaient être contestés.

 Micaiah cessa sa lecture lorsqu’elle vit Viktor en personne pénétrer dans la bibliothèque pour bavarder avec le propriétaire. Ce dernier avait déjà rejoint l’arrière-boutique au moment où la femme arriva à la hauteur de Viktor. Les deux bourgeois se saluèrent, mais dès les premiers mots, le jeune homme exprima une émotion très sombre.


 — Quelque chose ne va pas, Viktor ?

 — Non. Rien. C’est juste… Mon père m’a confié beaucoup de travail, il est extrêmement agité depuis hier soir.

 — J’ai eu l’occasion de l’accoster ce matin. Il est venu chez nous.

 — Ah ? Vraiment ? Viktor simula la surprise, mais sa maladresse ne convainquit pas son interlocutrice.

 — La présence de madame Westenra le dérange, il exige promptement son départ.

 — En effet. C’est en évoquant son nom durant une conversation au petit-déjeuner qu’il a soudainement changé d’attitude au manoir. Il n’arrête pas de crier depuis, c’est épuisant.

 — Tu souhaites te promener un peu en ville ? Je dois admettre que l’ambiance n’est pas au rendez-vous non plus avec mon père.

 — Je suis dans l’obligation de refuser. Aucun de mes parents n’acceptera que je prenne quelques heures à l’extérieur aujourd’hui.

 — Oh, je vois… C’est regrettable.

 — Je vous promets que nous ferons cela lorsque les temps redeviendront plus calmes.

 — Avec grand plaisir.


 Micaiah hocha la tête, souriante, contente de cette offre ; Viktor ne partageait pas cette réciprocité, il gardait la mine sombre et préoccupée. Le responsable des lieux revint quelques minutes après, les bras chargés d’une douzaine d’ouvrages.


 —  Voici, Monsieur Vàrgova. Tous vos biens familiaux !

 —  Mon père vous remercie pour votre expertise et votre soin. Je suis navré de ne rien avoir à vous donner.

 —  Ne vous en faites pas ! Vous nous avez permis de nourrir ces étagères… Ainsi que mes enfants !


 Les deux jeunes partirent ensemble en direction que la propriété des Vàrgova. Et effectivement, les lieux parurent très agités. Deux chariots et huit chevaux étaient alignés sur le majestueux chemin pavé ; plusieurs servants s’attelaient à charger plusieurs objets dans le coffre.

 La maison Vàrgova jouissait d’une vie bien plus fortunée que les Belmonts. Leur manoir, aisément quatre fois plus vaste, employait une quinzaine de valets aux spécialités diverses, une écurie contenant douze bêtes de grande taille ainsi que trois véhicules disponibles à toute heure de la journée… Oui, ils respiraient le luxe et ne se privaient pas pour l’exposer. Micaiah questionna sur cette agitation inhabituelle, ce à quoi Viktor répondit d’un air nonchalant qu’ils devaient déplacer tous les biens précieux vers une autre propriété située à l’étranger, dans un lieu que même le jeune héritier ne connaissait pas. L’attitude inexpressive laissa la bourgeoise coite. Ils ne se dirent pas au revoir au moment où Viktor traversa le grand portail en fer forgé.

 Cette nuit-là, l’adolescente cauchemarda à nouveau. Ses yeux se gravèrent du regard d’un homme trentenaire sans vie, gisant au milieu d’un sentier. Le hurlement horrifié d’une femme l’arracha des songes.

 Le lendemain, vers sept heures et demie, les Belmonts prirent leur petit-déjeuner. La jeune n’avait aucun appétit. Entre les deux sommeils agités, le départ de ses professeurs, l’isolement infligé par Niguel, les préoccupations concernant les Vàrgova et bien entendu, les disparitions rappelées par sa carte. Toutes ces choses nuisirent au moral de Micaiah, son expression vide fixait le mur face à elle, les oreilles occupées par le son parfaitement calibré des horloges pendant qu’elle grignotait un croissant français. Edgar, lui-même inquiet, ne prêta pas grande attention aux émotions — ou l’absence de ceux-ci — de la jeune ; Niguel non plus, il abandonna bien rapidement sa fille pour rejoindre sur la route vers l’observatoire. Quant à la dame, elle quitta le manoir pour s’enquérir des affaires des Vàrgova. Sur place, elle découvrit que l’agitation d’hier s’était résorbée ; voitures, chevaux et chauffeurs n’étaient plus présents. Peu alarmée par cette anomalie, elle approcha des grilles principales et fit signe au premier milicien chargé de protéger la propriété.

 Il se montra agréable et poli.


 — Bonjour, je souhaiterais parler à Viktor, s’il vous plaît. Est-ce qu’il serait disponible pour me recevoir ?

 — Bonjour, Mademoiselle Belmont. Le soldat haussa un sourcil, l’air surpris. Il se ressaisit promptement. Laissez-moi un instant pour que je puisse savoir si vous pouvez entrer. Nous avons l’ordre de garder ces grilles fermées pour tout le monde, sans exception. Ne le prenez pas personnellement.

 —  Ne vous en faites pas, je comprends. Je vais patienter.

 —  Merci, Mademoiselle. Je me presse.


 Au pas de course, la sentinelle partit puis revint très rapidement, accompagnée par une femme de chambre qui tenait une lettre en main droite. L’inconnue tendit le document, disant que ceci était un message adressé spécifiquement à Micaiah.

 Un peu surprise, la dame récupéra le papier et l’ouvrit pour en lire le contenu.


« Mademoiselle Belmont.

Lorsque vous recevrez cette lettre, je ne serai plus en ville. Je vous prie de pardonner mon mensonge. Père et moi avons décidé de ne pas aborder mon avenir à toute personne en contact direct avec monsieur Belmont et madame Westenra… Ceci vous incluait donc avec Edgar et explique mon silence malaisant le dernier jour où nous nous sommes vus.

J’admets que cette déclaration va vous apparaître très froide et j’en suis sincèrement navré. Considérez cette présente lettre comme une façon maladroite de m’excuser pour mon attitude égoïste, car elle n’est certainement pas dirigée contre vous, mon amie. Pour tout vous dire, je suis parti. Très loin. Dans un autre pays. Moi-même je n’ai pas été informé sur ma destination, seul notre chauffeur connaît notre point d’arrivée. De ce fait, je ne peux pas en expliquer davantage.

Sachez que mon unique désir est de vous revoir vous et Bathya, un jour, à marcher tous ensemble en ville comme nous l’avions fait encore récemment. Vous avez mon soutien complet ainsi que mes prières. J’espère que vous pourrez trouver enfin le responsable de ces horreurs. Je vous remercie un millier de fois pour votre présence rassurante durant toutes ces années d’amitié. Du plus profond de mon cœur, je vous souhaite le bonheur, Micaiah.

P.S : Ma promesse d’une promenade en ville avec vous lorsque les temps deviendront plus calmes tiendra toujours.

Viktor Vàrgova »


 Micaiah sentit une vague de tristesse mélangée à un fond de colère au fur et à mesure où ses yeux parcoururent la lettre. Elle refusait cette situation. La brutalité de l’annonce sonna la lectrice un instant. Elle baissa le courrier puis regarda la servante.


 —  Il n’est plus ici ?

 —  Non, Mademoiselle, dit simplement la femme très calmement. Il est parti hier après le coucher du soleil.

 —  En pleine nuit ? C’est dangereux !

 —  Les meilleurs miliciens de notre cité l’accompagnent, vous n’avez rien à craindre pour sa sécurité !


 La colère prit les devants sur la tristesse, toutefois, sa nature réservée s’épargna un conflit inutile avec cette inconnue. Elle tourna les talons par un mouvement violent puis retourna en ville. Des millions de pensées traversèrent sa tête, une tempête d’émotions qu’elle peinait à maîtriser, stimulant son esprit dans une dizaine d’idées saugrenues voire même irrationnelles. Elle s’imaginait assaillir physiquement le clair responsable de cette conclusion : le chef de la maison Vàrgova.

 Plutôt que compter sur les adultes de sa famille, elle préféra trouver le support de sa vieille amie Bathya. En pleine journée, elle jouait habituellement de son instrument de musique dans l’atelier de son père. Une bonne marche rapide lui permit de se défouler partiellement. Ses pas ralentirent sur le sentier lorsqu’elle nota une foule d’au moins cinquante personnes accompagnée par une quinzaine de miliciens. Les gens préoccupés discutaient avec beaucoup d’émotions dans leurs voix, tandis que les soldats demeuraient extrêmement vigilants. L’un des hommes armés approcha Micaiah pour lui barrer la route.


 —  Mademoiselle Belmont. Je vous demande de ne pas continuer sur ce chemin.

 —  Que s’est-il passé ?

 —  Nous avons retrouvé monsieur Lyssenko sans vie gisant à l’entrée de son atelier.


 Micaiah écarquilla les yeux de surprise et ses lèvres s’entrouvrirent face à ce deuxième coup dur.


 —  Comment ?

 —  Il a été agressé par un vampire. Visiblement, il avait quitté son travail tardivement hier soir.

 —  Et Bathya ? Où est Bathya ?

 —  Bathya Lyssenko ? Elle a été emmenée par des membres de famille à l’aube. Après, je ne sais pas, elle doit être avec ses proches dans le quartier des artisans.


 La jeune femme tourna les talons, indifférente du sort du père, mais extrêmement inquiète pour sa meilleure amie. Le quartier tenait son nom des nombreux créateurs manuels vivant dans la zone sud de la ville.

 Micaiah arriva dans ce lieu très fréquenté, habité par une classe moyenne sans histoire et une belle quantité de commerces de proximité. Elle nota la présence de plusieurs véhicules prêts à partir. Des familles entières embarquaient leurs affaires dans ces derniers. Leur hâte ressemblait à s’y méprendre à cette fièvre qui s’était emparée des Vàrgova la veille et malheureusement, les Lyssenko étaient de ces personnes. Artisan de parents à enfants depuis trois générations, cette petite famille se spécialisa dans la fabrication de tissu et de cuir ; ils demeuraient à six dans un unique grand appartement et semblaient charger promptement quelques possessions privées. Micaiah remarqua la chevelure blonde et la silhouette longiligne de Bathya passer en portant une boîte remplie de vêtements divers. Les deux ne croisèrent même pas le regard, alors, la bourgeoise s’approcha, espérant pouvoir l’arrêter la prochaine fois. Toutes les personnes présentes entassaient leurs biens vitaux, ils criaient entre eux pour s’organiser à la volée dans une confusion qui laissa Micaiah sans voix. Ses gens voulaient simplement s’échapper de cette ville maudite, le plus tôt possible, qu’importe le coût. La disparition brutale d’un membre de leur communauté eut été le facteur déclencheur. Les familles avec enfants ou adolescents furent les premiers à fuir. Bathya passa de nouveau, cette fois avec un gros sac en toile.


 —  Bathy, réagit immédiatement Micaiah d’un air affectueux, presque plaintif. Cette vue, néanmoins, ne provoqua certainement pas un sourire de la concernée. Une expression froide se dessina même sur son visage. Bathya s’arrêta net à la vue de sa vieille amie et pendant plusieurs secondes, elles se fixèrent sans dire un mot ; ensuite, elle desserra sa poigne autour du sac qui tomba mollement à terre.

 —  Qu’est-ce que tu fais là ?

 —  J’ai appris pour ton père… Je suis désolée.

 —  Laisse-nous tranquilles.

 —  Pardon ? Micaiah fronça les sourcils, vexée qu’on s’adresse de la sorte alors qu’elle venait sincèrement exprimer son ressenti.

 —  Fous-nous la paix ! C’est pas clair ?

 —  Pas la peine de crier. Je ne suis pas sourde.

 —  Alors dégage ! C’est de ta faute ! C’est de la faute de ton père ! C’est votre travail de nous protéger ! Et vous faites rien du tout !

 —  Rien ! Micaiah resserra les poings, contenant à peine son nouvel afflux de colère. Je recherche ce criminel tous les jours ! Tu le sais en plus.

 —  C’est de votre faute si mon père est mort ! Dégage ! Laissez-nous tranquilles !


 Avant que Micaiah ne réponde, d’autres personnes présentes, des visages vaguement familiers, tournèrent leurs attentions vers la jeune Belmont.


 —  C’est ça ! Disparais !

 —  On veut pas des Belmonts ici !


 Plusieurs individus adultes sortirent dans la rue et une bonne dizaine s’avancèrent vers Micaiah d’un air menaçant. Sans réfléchir, l’adolescente prit peur et préféra rebrousser chemin devant cette masse insupportable de rancœur. Ce début, amorcé par sa propre amie, s’embrasa immédiatement de façon incontrôlable. Plusieurs jeunes prirent la bourgeoise en chasse. Celle-ci courut de toutes ses forces droit en direction du manoir familial. Les bruits de pas se rapprochaient. Aussi grande qu’un homme de taille moyenne, certes, cependant ses performances sportives ne pouvaient se comparer à des adultes masculins dévoués au travail manuel. Deux rues plus loin, le centre-ville en vue, la femme tourna la tête et décida de jeter un sortilège derrière grâce à son sang-froid. Un éclat de magie jaillit de ses mains et toucha l’un des poursuivants. Ce dernier sentit ses forces physiques s’étioler pour un instant. Une demi-seconde où il trébucha et s’écroula sur le sol pavé emportant deux de ses alliés surpris. Micaiah obtint de précieuses secondes supplémentaires qui lui permirent d’atteindre la grande place de Synevyr, elle ne s’attendit pas à ce que plusieurs personnes lui barrent la route. Pensait-elle recevoir leur aide, cet espoir disparut à l’instant où l’un des inconnus lui attrapa le poignet puis la tirer violemment en arrière.

 L’adolescente fut projetée au sol. Elle s’écorcha genoux et mains en souhaitant se ressaisir sur la pierre. Pas le temps de prononcer un mot. Ses poursuivants arrivèrent à sa hauteur et l’un des hommes envoya un brutal coup de poing au visage puis les autres déversèrent une pluie de coups de pied. Toute la vague de colère… Son corps entier hurlait de douleur alors que Micaiah se contentait de se protéger instinctivement la tête. Tous les spectateurs notèrent l’inquiétante lueur violette émaner de la bourgeoise ; ses cheveux prirent une teinte aile de corbeau en même temps. La jeune effectua un grand mouvement vers l’un des agresseurs. Désireuse d’attraper la cheville, elle jeta inconsciemment un sortilège qui vint griffer la chair de sa victime. L’homme touché hurla de douleur. Il s’écroula en se tenant une multitude de plaies ouvertes. Le pavé se recouvra vite de la brillante couleur rouge vif du sang qui se mit ensuite à ruisseler entre les interstices. La population resta un instant tétanisée, stupéfaite des telles blessures, surgit de nulle part. Micaiah bondit sur l’occasion pour se relever et s’enfuir. Personne n’osa la poursuivre encore, la peur avait pris le dessus. Arrivée dans le manoir, la jeune femme claqua les portes. Elle se tint devant l’entrée, pétrifiée par cette expérience traumatisante. Elle ne bougea pas d’un cil pendant dix bonnes secondes, des larmes silencieuses coulèrent sur ses joues. Elle se décida ensuite à remonter dans sa chambre, épuisée, essoufflée, le corps et l’esprit endolori pour des raisons différentes. Ses vêtements étaient déchirés, de nombreux bleus et écorchures se remarquaient sur sa peau, ses genoux et ses mains saignaient. Et surtout, elle était seule. Plus un ami ni un adulte sur qui se reposer, elle savait que ce silence et cette solitude qui régnaient allaient être ses seuls compagnons dans les temps à venir. Elle resta enfermée toute la journée, refusant de parler ou sortir pour manger.

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