Chapitre 10, l'ombre du coupable

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 L’entraînement avec Camille était éprouvant, physiquement et mentalement. Micaiah revenait avec des bleus, parfois des blessures ouvertes sur le corps entier. Ces dégâts provenaient des exercices aux sorts défensifs. Car, loin de suivre la pratique traditionnelle, son enseignante préférait envoyer de véritables attaques contre lesquelles sa disciple devait se protéger. Chaque goutte de sang versée représentait un échec. La douleur subie semblable à des coups de couteau servait de combustible pour garder la jeune motivée à rester vigilante dans tous les instants.

 Quelques larmes furent versées et reçues avec une totale indifférence par Niguel ; seul Edgar rapportait des pansements, une tasse de thé ou de chocolat pour lui remonter le moral.

 En parallèle à ces entraînements, les soucis en ville devinrent hors de contrôle durant l’hiver. Le représentant de la maison Vàrgova disparut au début du mois de janvier et annonça l’accélération des découvertes macabres dans les rues. Dès le lendemain, le jardin public fut fermé et des miliciens se mirent à protéger la propriété des Belmonts de jour comme de nuit de crainte que le manoir soit pris pour cible.

 Micaiah perdit le fil des victimes lorsque le rythme devint quotidien. Le matin suivant, la jeune femme posa sa fourchette qui lui servait à manger une pâtisserie locale pour regarder Niguel droit dans les yeux.


 —  Père. Vous ne croyez pas que nous devrions partir ?


 La phrase eut le don de surprendre un peu le bourgeois. Ce dernier répondit avec détachement.


 —  Fuir ne nous mènera à rien, ma Fleur. Notre destin est lié à cet endroit.

 —  Seriez-vous prêt à nous sacrifier pour cette ville qui nous haït à présent ?

 —  Ne sois pas ridicule, il ne se produira rien, réagit Niguel en secouant la tête par de lents gestes.

 —  Père. Avez-vous remarqué la multiplication des victimes ? Les gens sont terrorisés et… Et j’ai peur. Tout a dégénéré depuis l’arrivée de madame Westenra. Sa présence est une malédiction pour tout le monde.


 Le chef de la maison Belmont regarda Edgar ; l’angoisse avait gravé le visage du servant en deux mois. Ce bonhomme de taille moyenne jusqu’à récemment épargné par les affres de l’âge avait soudainement vieilli de quinze ans, le dos écrasé et courbé par une force invisible. Le domestique se contenta de nier par quelques gestes, muet, afin d’éviter de prendre parti.


 —  Tu ne crains rien, Micaiah. Je te l’assure. Tu dois simplement te concentrer sur ta formation.


 La fille regarda les deux hommes avec qui elle avait partagé toute sa vie. Certains mots écrits sur la lettre d’adieu de Viktor lui revinrent à l’esprit.


 —  Avez-vous la moindre idée de ce que m’inflige cette femme ?

 —  Je me doute et cela me désole sincèrement, ma chérie. Cependant, cette formation très dure te permettra de te défendre sans aide extérieure.

 —  Que cachez-vous pour savoir que je ne crains rien, Père ?


 Niguel lâcha un soupir ennuyé, il ne souhaitait pas se justifier. Après un temps à peser ses mots, ses lèvres s’ouvrirent lentement pour offrir une explication étrange.


 —  Notre ville… Ou plutôt nous, les Belmonts, sommes hantés par un démon.

 —  Bannissons-le.

 —  Ce n’est pas aussi simple. Pourquoi ne l’aurais-je pas fait plus tôt à ton avis ?

 —  Je… Je ne… sais pas.


 Niguel sourit, son expression agréable se veut douce et rassurante.


 —  Ma fleur, tu es le trésor de cette ville pour moi. Je désire ta préservation et ta protection à la fois contre toi-même, mais également des autres.

 —  Alors, jetez cette femme hors de nos frontières, Père. C’est un monstre, j’en suis persuadée maintenant !

 —  Elle partira, je te le garantis. Seulement, je veux que tu sois formée avant. Tu sais, les problèmes d’adultes sont compliqués. Nous n’avons jamais de solution toute trouvée. Les gens fuient, mais le fléau que nous subissons existe aussi dans les villes voisines. Tout est vain. Niguel laissa un moment d’arrêt. Tu es tout pour moi, ma fleur. Mon unique enfant. J’agis selon ce qui assurera ta santé et ta sécurité. Si je remarque le moindre danger pour toi, je prendrai toutes les dispositions qui te promettront un avenir. Madame Wenstenra est venue pour cela.

 —  Je ne comprends pas. Seriez-vous en train d’admettre que vous saviez que cette… hécatombe allait arriver ?

 —  Sans connaître le futur, j’avais envisagé cette éventualité, oui.


 Micaiah jeta un regard vers Edgar ; ce dernier détourna les yeux, confessant humblement son désespoir. Elle reconnut cette émotion partagée par la population, la même qui s’était emparée de Bathya et la famille Vàrgova entière. La fille resserra les mains et se leva de son siège, prête à retourner s’entraîner.


 —  Alors vous avez simplement tous baissé les bras. Très bien. Je trouverai un moyen d’éliminer ce démon par mes propres moyens. Je l’ai promis à mes amis et je vous le promets aussi, Père, Edgar. Je me battrai pour ça.


 La détermination renouvelée, elle partit auprès de Camille pour reprendre ses difficiles exercices.

 Le jour suivant, la jeune se rendit à l’observatoire plus tôt qu’à l’habitude pour travailler sur des livres théoriques dont elle n’avait pas accès la plupart du temps. En effet, la sorcière adorait se promener en ville à l’aube, avant que la population ne commence à envahir les divers quartiers. Elle profitait des zones peu fréquentées, de cette forêt plutôt calme et du silence pour admirer le paysage et méditer. En conséquence, Micaiah se savait libre de prendre son temps à fouiller les archives apportées par Camille.

 Elle constata la présence de nombreuses notes variées concernant des livres ou des paragraphes particuliers, une empreinte magique gardait soigneusement ces secrets. La jeune femme parvint à écarter cette défense pour consulter des dossiers et courriers personnels. L’espace d’un instant, Micaiah hésita à s’en mêler par crainte des représailles.


« La protection est désactivée de toute façon… Elle le remarquera, qu’importe mes actes. »


 Elle fouilla dans ces archives et isola une information intéressante venue d’une lettre manuscrite rédigée des mains de Camille, une écriture qui lui apparut familière.


« Mon cher et tendre sorcier,
Bien des années sont passées depuis notre aventure. Bien des péripéties ont ponctué nos vies, je me souviens pourtant clairement de ce jour où nous avons pris la décision de construire ce long projet. Nous avons chacun sacrifié bien des ambitions pour cette curiosité maladive qui a fait notre rapprochement. Mais je ne crois pas que notre fleur puisse de grandir convenablement sans nos esprits combinés à présent. Ton jardin ne suffit plus pour qu’elle s’épanouisse, la mutation a créé une appétence difficile à contrôler.

Je vais venir afin de préparer notre nouvelle feuille de route. D’ici les deux semaines à venir, assure-toi qu’Edgar organise mon arrivée.

Camille »


 Le cœur de Micaiah bondit dans sa poitrine lorsqu’elle lut le nom d’Edgar. Elle tressaillit en notant le reflet de Camille dans le miroir sur sa gauche. Sa tête tourna immédiatement… Pour ne trouver personne dans la salle. Ce n’était pas son enseignante qu’elle vit, mais sa propre personne. Les deux femmes partageaient une silhouette et une chevelure similaires tant sur l’allure que la couleur mauve ; la ressemblance trompa même l’adolescente. Pas de doute, la surface polie de la glace ne montrait rien de plus.

 La jeune fourra la lettre à sa place, tenta de son mieux d’effacer les traces de son passage et s’installa pour préparer ses exercices quotidiens de magie noire. Elle effectua un travail extrêmement sérieux. À la différence d’autrefois, elle écarta ses émotions en infligeant de terribles douleurs aux petites proies enfermées dans des cages. Camille ne lui autorisait aucune pitié et même si c’était le cas, Micaiah savait que ses objectifs imposaient une discipline d’acier. Elle devait sauver des vies, montrer sa force à la population pour prouver ses capacités à protéger Synevyr. Venger les victimes en abattant tout démon responsable de ce silencieux massacre exigeait d’immenses sacrifices. Quelques animaux ne valaient rien face à son ambition.

 Pourtant, chaque soir durant les jours suivants, la jeune s’interrogea. Des centaines de questions passaient rapidement à l’esprit et malgré tous les indices s’accumulant, elle refusait de concevoir l’idée de savoir son père mêlé à cette macabre histoire.

 Le déni dura une bonne semaine après laquelle l’héritière des Belmonts, désireuse de connaître le rôle de Niguel, guettait l’occasion de poursuivre son enquête. Elle attendit le moment pour violer les règles de la maison, lorsqu’Edgar et Niguel s’absenteraient pour le travail et elle resterait présente.

 Une opportunité inespérée se présenta dans les jours suivants. Une fois seule, Micaiah sortit de sa chambre puis, par une discrétion excessive, se faufila jusqu’au cabinet de son père. La porte était bien évidemment verrouillée, cependant, en l’absence de protection magique, une simple téléportation fraîchement maîtrisée suffit à traverser l’obstacle.

 La femme ne venait pas régulièrement à l’intérieur. Rien n’avait bougé depuis son dernier passage. Le large bureau dormait au centre, à sa place habituelle, agencé au centimètre près. Plusieurs étagères remplies de dossiers parsemaient les murs. À gauche de la pièce se trouvait une salle d’archive chargée de placards de formes et de tailles variées. Des jours entiers ne suffiraient pas à lire toutes les informations. Heureusement, l’organisation soignée de Niguel permettait de comprendre la logique du tri en quelques minutes. Chaque sujet avait une place dévolue avant d’être classifié dans le sens chronologique.

 Micaiah découvrit le courrier personnel de Niguel puis plongea son nez dedans. Sans surprise, cet homme reçut un grand nombre de lettres d’admiratrices d’origine diverse. En ciblant les mots clés comme « Démon », « Disparition » ou « Micaiah », elle parvint à isoler une douzaine de missives. Certaines avaient jauni par les années, la plus ancienne datait sans doute d’une époque qui précédait la naissance de Micaiah. La première découverte perturbante provint d’une écriture familière présente dans plusieurs autres courriers… La bourgeoise reconnut rapidement la plume de Camille.

 Toutes ces lettres abordaient un certain « projet » mystérieux dont les modalités ne sont jamais explicitées. Toutefois, deux phrases très spécifiques se gravèrent dans l’esprit de l’adolescente.


« […] Suivons votre suggestion, l’exposition continue de notre fleur au mithril violet me paraît contre-productive désormais. Si nous souhaitons que le projet arrive à sa finalité, nous devons savoir quand retirer nos cartes lorsque les signes indiquent une dégradation anormale des symptômes.
Mes plus brûlantes passions. Camille. »


 Une émotion d’horreur apparut sur le visage de la lectrice. Elle resta un moment sonné au milieu de la salle d’archive, le regard vide vissé sur ces lignes. Des théories terrifiantes sur son père et sur elle-même lui tordaient l’esprit. Elle replaça les lettres soigneusement sur leurs étagères pour ne pas attirer l’attention et quitta la pièce. D’un pas languide, l’adolescente se traîna jusqu’à sa chambre. Son miroir posé au sol, face à l’entrée, offrit un reflet idéal sur sa personne, une vision aux similitudes si proches avec Camille que cela en devenait insupportable. Micaiah s’assura de ne plus jamais avoir à témoigner de ces ressemblances puis elle fixa le grimoire de sa mère dormant sur son bureau.

 Trop de secrets s’accumulaient, la suspicion de Micaiah la motiva à vouloir confronter Camille et Niguel. Les alternatives étaient épuisées. L’inévitable face-à-face sera pour le matin suivant. Au petit-déjeuner, elle ne prononça pas un mot à son géniteur, préservant l’entretien au soir. Les conversations apparurent étonnement banales devant le calibre des mystères cachés dans les murs de ce manoir. Le repas se poursuivit sans fausse note, jusqu’au moment où Micaiah décida de partir en prétextant devoir se rendre à l’observatoire. Ce demi-mensonge passa inaperçu, même aux yeux de Niguel. Elle attrapa son grimoire décoré de runes et de gemmes puis l’amena jusqu’à son enseignante.

 L’adolescente retrouva Camille occupée à rédiger un paragraphe dans un livre sur la grande table centrale de la tour.


 —  Madame Westenra.

 —  Bonjour, Micaiah. Aujourd’hui, nous allons travailler ton contrôle sur le mana.

 —  Non.


 Camille arrêta net son crayon devant la réponse. Elle leva lentement les yeux sur sa disciple.


 —  Non ?

 —  Non. Nous devons traiter des problèmes plus importants.

 Micaiah jeta son grimoire devant son interlocutrice. Un lourd bruit de claquement résonna dans le bâtiment entier.

 —  Je suis persuadée que vous pouvez m’expliquer ceci.

 —  Oui, rétorqua la sorcière avec un sourire pétillant.

 —  Vous trouvez cela amusant ? Croyez-vous vraiment que je ressens cela comme un jeu ?

 —  Bien au contraire, Micaiah. Ceci est extrêmement sérieux pour moi et ton père.

 —  Qu’est-ce que vous m’avez fait ?

 —  Nous t’avons forgée. N’est-ce pas la responsabilité de tous parents ?

 —  Forgée ! hurla la bourgeoise jusqu’à s’en briser la voix. Je ne suis pas un objet !


 Camille fronça les sourcils, exprimant un certain agacement.

 —  Baisse d’un ton, jeune fille. Je n’aime pas ceux qui ne maîtrisent pas leurs décibels. Tu as reçu une bonne éducation, utilise-la.


 L’adolescente resserra les poings de toutes ses forces, plantant ses ongles dans sa propre peau jusqu’à ce que le sang coule. La douleur physique semblait si pâle face à la situation.


 —  La maladie de mon enfance serait de votre faute ? Vous m’avez volontairement empoisonnée ?

 —  C’est un effet secondaire de ta mutation.

 —  Comment avez-vous pu me l’infliger ? Comment avez-vous osé ?

 —  Ton grand-père était l’un des plus grands spécialistes du mithril au point d’en avoir fabriqué un commerce lucratif. Niguel n’a pas échappé à une éducation en la matière. Avec nos compétences respectives, nous sommes parvenus à créer la femme que tu es aujourd’hui.

 —  Je ne suis pas votre poupée. Vous n’aviez pas le droit !

 —  Ah ? s’étonna Camille dans une sincère réaction de surprise. Tu devrais plutôt nous remercier. Grâce à nous, tu possèdes les outils pour devenir une magicienne exceptionnelle. Nous avons tout accompli pour t’offrir cet avenir avant même que tu ne naisses. N’est-ce pas le rôle des parents ?


 Micaiah manqua de mots pour répondre à cette question. Elle serra les dents pour retenir ses larmes.


 —  Alors c’est cela la raison d’avoir eu à subir vos personnalités narcissiques ! Mon existence entière n’aurait été qu’un simple calcul pour vous ?

 —  Naturellement. Nous appelons cela l’éducation, mais ce n’est pas une adolescente de 16 ans qui m’apprendra quoi que ce soit.

 —  Comment pensez-vous que j’ai vécu votre absence ? Toute ma vie j’ai recherché ma mère.

 —  Tu n’en avais pas besoin.

 —  Bien sûr que si, j’avais besoin de votre présence ! Vous… Toutes ces journées seule !

 —  Ce sont là des caprices de bourgeoise.

 —  Vous n’êtes qu’une ordure égoïste ! Narcissique à en mourir !

 —  Je t’ai dit de baisser d’un ton, grommela la sorcière.

 —  Non, je ne me tairais pas ! Toi et Père êtes des parents indignes !


 Camille regarda Micaiah d’un air meurtrier. Une force invisible frappa l’esprit de l’adolescente. Un mal de tête très violent accabla la jeune femme puis son corps s’écroula, écrasé sous son propre poids.

 Elle tomba à genoux, tentant vainement de résister à cette puissance inouïe.


 —  N’oublie pas à qui tu t’adresses, Micaiah. Maintenant, tu vas sagement obéir à tes parents et continuer tes exercices.


 De tout son sang-froid, Micaiah abandonna ses défenses et partit à l’offensive. En exploitant sa télékinésie, elle jeta l’énorme grimoire de cuir et de métal au visage de son interlocutrice. La sorcière, surprise, réagit au dernier moment et se protégea d’un geste du bras, brisant son agression invisible dans le mouvement. L’adolescente poursuivit l’assaut avec son plus puissant sortilège de magie noire. Cependant, le jaillissement rebondit sur une barrière bleutée.

 La fureur de Camille s’étiola immédiatement, puis elle rit sincèrement.


 —  Très bien. Voilà une férocité qui me fait plaisir. Une femme doit toujours montrer du répondant pour se faire respecter.

 —  Taisez-vous, marmonna Micaiah, peinant à respirer. C’est donc vous les responsables de tous ces gens morts.

 —  Niguel et moi ? Voyons, un peu de logique. Comment pouvais-je tuer ces personnes sans même vivre dans la région ?

 —  Vous pouviez venir par téléportation.

 —  Une théorie valable. Toutefois, je dois poser ma propre question : pourquoi les enfants d’autrefois étaient-ils attaqués par une vampire puis, du jour au lendemain, elle et une démone se sont mises à travailler ensemble ?

 —  Je…

 —  Toutes les pièces du puzzle ne sont pas encore emboîtées, petite enquêtrice en herbe. Néanmoins, tu trouveras bientôt tous tes coupables sur cette voie.

 —  Vous êtes responsables. J’en suis certaine maintenant.

 —  Évidemment. Synevyr entière le soupçonne depuis des semaines, cet idiot de Vàrgova l’envisageait même depuis des années. Tu étais la seule incapable de le remarquer.

 —  Je ne vous crois pas.

 —  Si tu te réalisais à quel point cela m’indiffère... Au fond de toi, tu le sens que je ne mens pas. Va, tu peux mener ton enquête librement. Camilla s’installa à nouveau sur son siège. Considère que c’est la suite de ta formation. Chaque mage doit montrer pragmatisme et logique pour chercher, déchiffrer et employer les plus puissantes sorcelleries. Trouve la réponse aux maux de Synevyr.

 —  Des gens meurent et cela vous amuse ?


 Son enseignante refusa de poursuivre la conversation, elle revint sur ses occupations en ignorant l’existence de la jeune femme. Quelque part, au fond de son être, Micaiah connaissait l’explication, mais réfutait inconsciemment la vérité qui se dénouait.

 Elle fouilla la moindre anomalie du manoir à son retour. Rien. Tout ressemblait aux autres jours, pourtant, l’arôme de mensonge avait transformé la maison en un cercueil sinistre. Les horloges évoquaient des métronomes, des témoins mécaniques des changements inéluctables qui s’opéraient chez les Belmonts. Dans les abîmes de son cœur, Micaiah savait que toutes les alternatives mèneraient désormais au drame. Niguel et Edgar ne se présentèrent pas au manoir de la soirée, la bourgeoise resta seule, obligée de manger un repas froid préparé en avance par le servant.

 Elle entendit les deux hommes rentrer au beau milieu de la nuit, chacun se séparant pour rejoindre leurs quartiers. Impossible de dormir en l’état actuel des choses, tous les regards des disparus parsemèrent sa mémoire à l’instant où ses paupières se referment. Elle attendit le passage des heures en fixant le ciel étoilé.
 Edgar se leva à cinq heures trente, très précis comme chaque matin. Les ténèbres régnaient encore dans le manoir. Micaiah quitta sa chambre avec une discrétion de renard au même moment où le servant fit de même. Edgar effectuait une patrouille de vérification au réveil, testant le verrouillage de chaque porte avec une lanterne en main. Au moment où il tourna les poignées de la bibliothèque, la jeune dame s’adressa à lui à voix basse.


 —  Edgar.


 L’homme vira brusquement les yeux et sa lampe sur son flanc pour illuminer la bourgeoise venue sans éclairage. Il resta pétrifié, les lèvres scellées et le corps paralysé. Il se décida à répondre d’une voix hésitante après ce qui ressembla à d’interminables secondes.


 —  Mademoiselle… ? Vous ne dormez pas ?

 —  Je n’ai pas réussi à trouver le sommeil.


 La jeune femme s’approcha et retira du cou, un collier discret où les deux clés du manoir sous sa responsabilité pendaient mollement. Elle ouvrit la bibliothèque et invita Edgar à la suivre. Une fois à l’intérieur, elle referma la porte sans la verrouiller.


 —  Je voulais un endroit tranquille, loin des oreilles de mon père.

 —  Que puis-je faire pour vous aider, Mademoiselle… ?


 Edgar était ostensiblement dérangé par la situation. Craintif dans son attitude, évasif dans son regard, il était à peine reconnaissable.


 —  Edgar… Je souhaite vous poser une question importante, vitale même. Sauriez-vous qui est responsable des disparitions à Synevyr et les villages alentour ?

 —  Je ne peux pas… En parler.

 —  Pourquoi ?

 —  Je ne suis qu’un simple humain, Mademoiselle. Je ne peux pas prononcer quoi que ce soit qui puisse être connu de votre père.

 —  Et de ma mère, ajouta Micaiah. Je suis avertie maintenant. Avant-hier, lorsque Père et vous êtes partis travailler, je me suis rendue dans son bureau et j’ai trouvé de vieilles lettres entre eux. Je l’ai confrontée et elle m’a dit la vérité.

 —  Je suis désolé. Je ne peux pas parler.


 Micaiah ressentit beaucoup de colère envers le serviteur de la famille, d’ailleurs, sa voix sèche l’exprimait. Néanmoins, elle espérait des informations et l’antagoniser l’en empêcherait.


 —  Je ne vous en tiens pas rigueur, Edgar. Vous avez toujours fait de votre mieux. Par contre, j’aimerais connaître le nombre de responsables dans les disparitions. Ils sont trois, n’est-ce pas ?


 Edgar tourna finalement le regard vers Micaiah pour la fixer dans les yeux. Il ne dit rien, pourtant, son expression plaintive et assurée suffit à la jeune dame de comprendre. Elle poursuivit.


 —  Où sont les preuves ?

 —  Je ne sais pas. Mais si je devais chercher, j’irais là où l’on m’aurait toujours formellement interdit de me rendre.


 La femme hocha la tête, jeta les clés au sol puis quitta immédiatement le manoir. Seuls deux endroits répondraient à la description d’Edgar : le bureau de Niguel et… Une fois dehors, l’adolescente leva la main gauche pour générer une lumière bleue en guise d’éclairage et pivota en direction de la crypte des Belmonts, cachée des regards derrière un labyrinthe de haies taillées.

 La jeune se rendit là-bas, foulant des sentiers peu fréquentés. Rien n’avait changé dans ce lieu immuable, comme suspendu dans le temps. Le modeste bâtiment construit dans une architecture européenne antique gardait son unique entrée isolée des visites grâce à d’épaisses grilles d’acier forgé. Son propriétaire préféra dissimuler cette structure pleine de souvenirs macabres dans un recoin du parc, désireux de la laisser dans l'oubli.

 Impossible d’en fracturer les matériaux par la force physique, car un rituel magique protégeait la petite structure. Forcer la serrure était inenvisageable également, tout comme se téléporter à l’intérieur. Toutefois, seule Micaiah connaissait très bien les méthodes, les compétences en sorcellerie ainsi que les habitudes de son père. Dans ces habitudes, Niguel préférait se faciliter les accès en ensorcelant des objets spécifiquement dédiés pour contourner ses propres sorts plutôt que détruire et recréer à chaque passage. La concernée abusa de cela en exploitant une bague enchantée offerte par Niguel quelques années plus tôt. Elle approcha prudemment la main vers la grille. La barrière mystérieuse prit forme physique devant cette intrusion. Son apparence ressemblait à un halo bleuté qui vibrait à l’image de petites vagues sur une surface d’eau troublée. Plus les doigts s’avancèrent, plus les ondes remuèrent activement. La protection repoussait cette présence étrangère avec beaucoup de vigueur. Cependant, grâce à une bonne concentration, de la patience et l’énergie de la bague, la jeune magicienne parvint à déplacer l’enchantement défensif à l’intérieur même de son bijou. La voie se libéra en quelques secondes. Une simple téléportation suffit pour s’épargner tout souci avec la barrière métallique.

 Un escalier étriqué conduisait vers les entrailles de la Terre, un chemin sombre dès les premières marches foulées. La crypte Belmont était interdite à tous, sans exception, le rituel dissuadait les visiteurs indésirables. Le petit monument était planté ici, sans vraiment se cacher, oublié, fondu dans le paysage. Niguel avait évité toutes les fouilles grâce à son influence sociale sur la milice.

 Micaiah tendit la main droite pour créer une timide lumière bleue à l’instant où ses yeux ne pouvaient plus percer le voile des ténèbres. Tout était en excellent état, entretenu du haut jusqu’en bas, seule une odeur de renfermé et de poussière planait. Chaque pas résonnait dans toutes les directions, un calme sinistre flottait, sorte de testament silencieux des secrets familiaux.

 Les marches menèrent vers une salle profonde au plafond bas. Quatre piliers répartis au cœur dans la pièce retenaient le poids du sol, à cela s’ajoutèrent des colonnes engagées et des formes arrondies conçues pour renforcer l’ossature. Des multitudes d’alcôves étroites se trouvaient également par duo de-ci de-là ; dans certaines dormaient des cercueils de bois de mauvaise qualité. Quatre grandes tombes de pierre très différentes des autres reposaient au fond. Des plaques en marbre noires enchâssées dedans dévoilaient des gravures forées.

 Micaiah cacha son visage en utilisant la manche de sa robe et démarra son exploration par l’inspection des écritures sur le marbre.


François Belmont

2098 — 04-10-2136


Edwige Belmont

2101 — 06-10-2136


Pierre Belmont

27-01-2123 – 01-10-2136


Solène Belmont

29-12-2126 – 30-09-2136


 La jeune femme découvrit sa famille, tous emportés par la même maladie, jamais elle n’eut l’occasion d’entendre leurs prénoms. Malheureusement pour ses grands-parents, oncle et tante, la dame se détourna bien vite vers les autres tombes, soudainement curieuse de connaître leur contenance si tous les Belmonts décédés possédaient déjà leurs sépultures individuelles. Elle s’approcha d’une alcôve pour extrait l’un des cercueils de bois ; léger, cela n’exigea pas grand effort. Le défunt se dévoila immédiatement à la lumière magique en l’absence de couvercle.

 Elle découvrit un squelette ancien, enveloppé sous une couche de poussière et vêtu d’une longue robe d’exceptionnelle facture. La dépouille était installée très simplement, sans rituel particulier, une posture droite avec les bras disposés le long du corps. Des possessions comme des bijoux restaient à leurs places originelles.

 Micaiah comprit avoir affaire à une femme, elle remit la victime où elle reposait puis tira un nouveau cercueil pour l’inspecter. Une seconde. Car, en effet, dans la majorité des alcôves dormaient des dames de bonne famille. Micaiah fixa les accessoires, sondant sa mémoire à la recherche de souvenirs. L’image d’une jeune personne fortunée lui vint soudainement à l’esprit, une inconnue invitée par Niguel qui n’était restée qu’une nuit.


 « Avant de disparaître comme les autres… » pensa-t-elle en entrouvrant la bouche, choquée. « Non ! Impossible. »


 La simple idée de découvrir Oxana Leitner dans l’un de ces coffres laissa son cœur sauter un battement. Elle fouilla la crypte, sans retrouver cette femme. Une émotion de soulagement la traversa avant d’être suivie par la réflexion. Les enfants et les hommes n’étaient pas les seules victimes… Son père aussi consumait la vie d’autrui pour ses bénéfices personnels, ce n’était pas qu’un complice.

 Micaiah leva ses mains luisantes devant son visage. Elle y voyait ses propres marques d’ongles sur la surface de ses paumes. Un souffle passa entre ses lèvres. Ses doigts tremblaient.


 « L’épicentre de cette folie provient de ma famille. »


 Les doutes et le déni s’étiolèrent. La jeune, confuse, s’écroula au sol. Son inconscience l’eut protégé de la réalité : Micaiah Belmont est la coupable de son enquête depuis le départ. Tous ces rêves sanglants n’étaient pas le fruit d’une imagination débordante, mais d’une mémoire refoulée. Depuis toujours, ses cauchemars et son miroir pointaient vers cette réponse ayant dévoré son adolescence. Ses parents se rassasiaient de la vie, cela signifiait qu’elle devait agir de la sorte aussi sans s’en rendre compte.

 Personne ne témoigna du temps qu’elle passa sous terre, incapable d’interpréter son ressenti. Sa grande silhouette émergea de la crypte dans une nonchalance encore plus marquée qu’à l’habitude lorsque l’aube inonda les collines de l’horizon. Elle retourna au manoir, ignorant toute précaution et toute discrétion, complètement transformée par sa découverte ; la jeune femme ne ressemblait plus qu’à un pantin vidé de son essence. Elle monta lentement les escaliers, traversa le couloir jusqu’à atteindre la porte de sa chambre. Toutefois, au moment où sa main se posa sur la poignée, un grincement situé à quelques mètres derrière elle attira son attention.

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