Chapitre 11, chute des masques
Personne. Le couloir ne comportait aucune silhouette ; le mystérieux bruit semblait provenir de son imagination et d’une bonne dose d’appréhension. Micaiah pénétra dans sa chambre et s’assura de la refermer à clé. Elle passa plus d’une heure à écrire sur sa carte le lieu approximatif où se trouvait la crypte ainsi que des notes concernant ses découvertes. Elle ne se dédouana pas des crimes, mais ne s’épargna pas de préciser le rôle de ses parents. Évidemment, elle ne parvint pas à dormir par peur des réactions à venir, particulièrement celles de Camille.
Quelqu’un, probablement Edgar selon sa façon de fermer la porte, quitta le manoir peu après. La jeune dame savait que le temps était venu de confronter son père, elle préférait agir tant que personne ne pouvait les entendre. Qui plus est, Niguel ne tarderait pas à se rendre compte de l’irruption dans la crypte, autant prendre les devants. Pendant un instant, l’adolescente resta un moment à admirer l’horizon. Les températures hivernales avaient clamé toutes les feuilles en cette fin du mois de janvier. Les vieux vallons se cachaient derrière la brume perpétuelle. Micaiah ouvrit les fenêtres puis ferma les yeux pour accentuer ses sens et ressentir sur sa peau le parfum frais et humide apporté par la nature. Elle appréciait cette sensation pour la première fois depuis des années, cet instant suspendu dans le temps avant de se plonger dans la tempête qui se préparait. Fuir ne mènerait à rien sans même connaître sa véritable nature.
Un frisson la rappela au monde réel. Micaiah sortit de sa chambre, descendit les marches conduisant au hall puis se dirigea vers le salon où elle retrouva Niguel, face à la porte-fenêtre, en train de fumer un cigare.
— Bonjour, ma fleur.
Ses pouvoirs suffirent à sentir la nouvelle présence, le bourgeois n’eut aucun besoin de tourner la tête.
— Bonjour, Père.
— Ton enquête a-t-elle progressé cette nuit ?
— Oui.
Micaiah fronça les sourcils devant le sous-entendu. Il savait. En réponse, l’homme prit une lente bouffée de son cigare.
— Je suppose que tu dois beaucoup t’interroger sur les évènements.
De grands nuages de fumée s’échappent de ses lèvres, l’odeur du tabac remplissait la salle jusqu’à en devenir désagréable. Sa fille hocha simplement la tête.
— Êtes-vous un vampire ?
— Non, rétorqua le bourgeois immédiatement. Malgré les apparences, je n’en suis pas un. En utilisant les abus de langage, nous pouvons me désigner comme un « démoniste », un sorcier spécialisé dans la magie démoniaque capable de drainer l’énergie vitale des autres créatures pour se l’approprier.
— Qu’est-ce que vous m’avez fait ?
Une sincère expression de surprise se dessina sur le visage de Niguel. Il prit plusieurs secondes à réfléchir à la question.
— Je t’ai donné les armes pour que tu puisses survivre.
— Je ne parle pas de ça ! Je vous parle du mithril ! Vous m’avez consciemment exposée aux radiations pour forcer une mutation de mon corps ! Durant toute ma jeunesse, vous me tanniez à propos de ma maladie ! Quand alliez-vous admettre que je subissais des effets secondaires de vos expériences ? Quand alliez-vous m’annoncer que vous étiez en train de m’empoisonner ?
— C’était une nécessité, soupira Niguel en secouant la tête. Sais-tu combien d’humains sont victimes de ces modifications génétiques ? 90 %. Neuf personnes sur dix finissent par se transformer. Tu n’es pas née comme tout le monde, Micaiah. La mutation inéluctable, j’ai persuadé Camille que nous devions t’exposer au mithril violet. Je voulais forcer et contrôler cette transformation qui améliorerait tes capacités naturelles. Ton héritage généreux pour les domaines magiques avec le sang de ta mère et le mien vont te permettre de grandes choses. Cependant, l’anomalie ressentie depuis ton enfance reste un mystère pour moi.
— Qu’en est-il de mes cauchemars ? rétorqua Micaiah, toujours sur ses gardes. Suis-je seulement humaine ?
— Indéniablement. Tu diverges des personnes comme moi, car ton besoin d’énergie vitale ressemble à un démon. Toutefois, nous ne pouvons pas affirmer ton appartenance à l’espèce démoniaque puisque tu ne peux pas modifier ton apparence physique. Aussi étrange que cela puisse paraître, le fait que tu mordes tes victimes et boives leur sang ne fait pas non plus de toi une vampire. Tu as développé cette attitude pour absorber l’essence d’autrui, faute de maîtriser les processus normaux. Je te résume cela en des termes plus courts : tu ressembles à n’importe quelle femme avec, disons, un régime alimentaire différent.
L’explication laissa Micaiah muette plusieurs secondes. Elle réfléchit sur une réaction qui refusait de se montrer.
— Je connais ce monde bien mieux que tu ne l’imagines. J’admets ne pas être le père idéal que tu aurais souhaité, néanmoins, je m’assure que tu puisses te protéger par toi-même envers ceux qui te voudront du mal à l’avenir. Je n’attends pas que tu comprennes mes choix. Tu ne le pourras jamais, nous n’avons pas eu et nous n’aurons jamais la même vie.
— Je refuse de vous ressembler.
Niguel s’amusa jusqu’à ôter le cigare de ses lèvres.
— J’espérais bien que ce soit le cas.
— Toutes ces femmes cachées dans la crypte… Vous êtes des monstres et vous avez fait de moi un monstre, vous n’avez rien accompli d’autre. Vous n’étiez pas satisfait de vos crimes ; vous deviez me mêler à cela.
— Ce que tu dis est inexact. Ta mère a abandonné son humanité il y a longtemps, ma fleur. Tes besoins spéciaux proviennent de son héritage. Ils sont naturels, qu’importe la signification de cette vérité.
— Cela ne change rien au fait que vous aussi, vous êtes un assassin. Vous volez l’énergie de vos victimes pour préserver votre jeunesse. Rien d’autre. Je vous arrêterai, Père. Vous et Camille. J’en ai fait la promesse.
Niguel sourit. Il glissa son cigare à ses lèvres pour reprendre une bouffée et pivota à nouveau vers l’horizon.
— Ta mère sera furieuse de l’entendre… Moi, j’attendrai ce jour avec impatience.
— Est-ce un jeu à vos yeux ?
— Pas du tout. Tu es ma fille unique et je t’aime. Je perçois clairement mes imperfections, je ne suis jamais parvenu à t’apporter tout l’amour d’un père. Mon but consistait à faire de toi une adulte capable d’atteindre ses objectifs, quels qu’ils soient. Détachée de sa famille. Aucune autre alternative n’existait avec ta mère, je ne voulais pas qu’elle ait la mainmise sur ton avenir.
— Vous ne me ferez pas céder par votre supposé amour ! Micaiah serra des poings. Je n’accepte pas comme vous, je ne laisserai pas mes émotions décider de mes actes. Entendez-moi bien, Père. Pour tous vos méfaits, je vous arrêterai tous les deux !
L’homme scruta sa fille, très sérieusement. Il la mesura du regard puis hocha la tête, donnant ainsi sa pleine autorisation. Cette conclusion le satisfaisait. En revanche, Micaiah sentait encore tant de frustration en son cœur. Elle tourna les talons et grimpa les escaliers quatre à quatre sans être suivie. Elle s’installa sur le siège de son bureau une fois dans sa chambre. Il ne lui restait rien à part contempler l’horizon, ses géniteurs ne tarderaient plus à agir, elle souhaitait profiter des dernières heures de liberté.
Toute la colère tapie en elle continuait de hurler, provoquant une confusion difficile à contenir. Au fond de son être, tout était devenu limpide. Le conflit d’émotions retransmis en cauchemars alternait entre plaisir physique et horreur mentale. La partie férale de son être se délectait des crimes commis et ressentait un attachement profond envers son père. D’un autre côté, son esprit critique savait qu’elle ne pouvait pas envisager un avenir avec des tueurs comme Niguel et Camille.
Avec les heures, ses réflexions et ses sentiments disparurent, ne laissant qu’un grand vide. Son âme endeuillée lui sembla drainée de son essence. Une sensation de vacuité l’emplit avec le temps passé à admirer le paysage. Un destin gravé des mains de ses parents. La lumière dorée du crépuscule déclina derrière l’horizon vallonné puis laissa place à l’éclat argenté du quart de lune. Quelqu’un ne tarderait plus à venir la déranger maintenant.
Quelqu’un toqua à sa porte. Des cliquetis métalliques s’entendaient de l’autre côté. L’espace d’un instant, le cœur de Micaiah bondit de sa poitrine ; ses perceptions magiques notèrent, toutefois, que le visiteur ne possédait aucun pouvoir.
— Oui… ? soupira Micaiah avec une profonde lassitude, sachant pertinemment qui souhaitait la voir.
— Mademoiselle ? demanda timidement Edgar en entrant avec un plateau de thé. Je vous apporte une boisson chaude et quelques gâteaux au chocolat. Un petit quelque chose pour que vous mangiez un peu.
— Je n’ai pas faim…
— Je me doute que vous ne devez pas avoir un grand appétit.
Le domestique posa tout le nécessaire devant Micaiah.
— Vous saviez tous les secrets de mes parents, n’est-ce pas ? Depuis le début ?
— Oui.
— Restez-vous ici de votre plein gré, Edgar ?
— …
— Je vois. Micaiah glissa ses mains autour de la tasse de thé bien chaude. Je suis navrée, Edgar. Vous êtes le premier à subir tout cela.
— C’est faux, nous sommes tous les deux prisonniers de ce manoir.
— Vous auriez pu sur ma liste des victimes… Je suis sincèrement désolée.
— Des dispositions ont été prises. Même si je craignais toujours que vous ne perdiez le contrôle au début, j’ai appris à avoir confiance en la jeune femme intelligente et posée que vous êtes devenue.
— Tous mes rêves, tous ces gens morts… Ils ne m’ont rien fait…
L’adolescente s’effondra au fond de son siège, au bord des larmes.
— Je ne diffère pas des monstres qui rôdent dans les forêts.
— Mademoiselle… murmura Edgar en baissant les yeux. Il laissa un long moment de silence pour réfléchir. Vous êtes une dame brave, bien élevée. Je ne sais pas si vous pouvez contrôler votre nature ou non, mais vous pouvez au moins choisir la voie dans laquelle vous vous engagez. Pour ma part, je crois en vous.
— J’ai fait la promesse que j’arrêterai les responsables, Edgar. Mais mes pouvoirs ne peuvent se comparer aux leurs.
— Pour le moment, ajouta le serviteur. Je doute que vous rentriez en conflit avec les désirs de vos parents si vous recherchez la puissance. Ne vous ont-ils pas élevé dans cet objectif ?
Un long silence s’ensuivit qu’Edgar brisa d’une façon très inhabituelle.
— Micaiah. N’abandonnez pas votre liberté par lâcheté sinon, vous laisserez les autres décider de votre existence jusqu’à sa fin.
La jeune n’osa pas intervenir, une larme coula le long de sa joue. Enfin, le majordome quitta la pièce sans adieu. Micaiah consomma sa tasse par lichées en admirant la lune. Chaude au départ, la boisson devint froide bien avant d’arriver au fond. Malgré les délices offerts, la dame ne trouva pas réconfort ; l’apathie se transforma progressivement rancœur puis en rage.
Des bruits de pas passèrent devant sa chambre pour se rendre à la bibliothèque. Une conversation inaudible s’ensuivit peu après. Micaiah termina sa tasse d’une traite et décida de les rejoindre. Qu’importe la conclusion qui en déboucherait, elle se refusait d’être spectatrice de son propre destin. Dans la pièce voisine, les deux sorciers bavardaient pendant qu’Edgar s’occupait de réunir plusieurs livres. L’arrivée de Micaiah créa un sourire amical sur le visage de Niguel.
— Bonsoir, ma Fleur. Pourquoi n’es-tu pas venue manger plus tôt ?
— Je ne voulais pas vous voir.
Camille étouffa un rire moqueur. Le bourgeois perdit immédiatement son expression.
— Je sais que tu éprouves des difficultés à assimiler la situation. Nous sommes tes parents, tu peux te tourner vers nous.
— Vous ne comprenez pas, Père. Vous êtes des assassins et vous m’avez élevée à votre image, il n’y a rien à ajouter. Avant ma naissance, vous étiez déjà en train de me tailler comme un simple joyau à raffiner. Vous m’avez empoisonnée au mithril violet pour forcer une mutation pour laquelle j’ai souffert physiquement par le soleil et mentalement par la solitude. Tout cela pour quoi ? Vous ne m’avez jamais pris dans vos bras. Ni l’un ni l’autre. Mère ne voit qu’une poupée abandonnée à l’instant où je suis devenue trop âgée pour l’intéresser ; pour vous, Père, je suis votre petit trésor que vous gardez enfermé dans une cage dorée. Désormais, vous attendez de moi que j’obéisse sagement sans avoir prouvé votre amour. Ma réponse est non.
— Explique-nous tes intentions alors.
— Gagner en puissance et vous conduire en justice pour vos crimes.
— Mmmh… ? Camille pencha la tête. Serait-ce une menace ?
— Vous pouvez le prendre ainsi. Si vous ne me tuez pas, j’utiliserai vos propres règles pour mettre un terme à votre série meurtrière.
— Petite arrogante. Tu te crois capable de tous ces sacrifices ?
— N’est-ce pas vous qui m’avez forgée selon vos désirs, Mère ? Je connais votre nature et je sais que les démons ont aussi leurs limites.
Camille rit.
— Une bravade prise à la légère, mais tu changeras de ton en découvrant la véritable douleur.
— Vous ne m’effrayez plus. Peu importe qui de nous disparaît, cela rendra service à ce monde et les humains qui le peuplent. Tuez-moi si cela vous chante, Mère. Je me rends bien compte que je ne peux rien faire contre vous.
Micaiah fixa sa génitrice droit dans les yeux, déterminée dans ses convictions. Le regard agaça très rapidement la sorcière.
— Tu crois vraiment que je vais t’achever maintenant ? Certainement pas.. Tu vas venir en voyage avec nous et je t’apprendrais à chasser comme une démone.
— Je n’ai pas l’intention d’y aller.
D’un revers de la main, Camille projeta une vague d’énergie assez puissante pour soulever Micaiah et l’envoyer voltiger brutalement contre une bibliothèque. Ensuite, l’enfant déjà sonnée par l’impact sentit son corps décoller puis percuter le plafond à quatre mètres de haut. La poigne magique contraignant la fille cessa, mais, immédiatement, elle se mit à tomber droit vers le sol. Un sortilège de protection jeté dans un sursaut d’instinct lui épargna le plus gros du choc.
Micaiah resta clouée à terre, la vision complètement brouillée et paralysée par la douleur. Camille s’approcha tranquillement, ses bottines claquaient sur le parquet. Une fois près de son enfant, la femme adulte planta son talon dans l’épaule de l’adolescente.
— Nous ne t’avons pas demandé ton avis.
— Gn… Uh… Je… Refuse, grommela la jeune dame.
— Toujours à jouer la forte tête ? Aucun problème. C’est l’occasion de t’enseigner un nouveau sortilège de magie noire. Ouvre bien tes oreilles. Voici la « Putréfaction ».
Camille tendit la main vers les jambes de sa fille tout en maintenant celle-ci au sol. Des flammes ténébreuses se matérialisèrent autour des chaussures de Micaiah. Ces dernières s’effritèrent à vue d’œil puis, soudain, une douleur atroce la frappa. La jeune se mit à hurler.
— Un sortilège assez puissant pour affecter les cibles non biologiques en les désagrégeant. Sur les créatures vivantes, il inflige des nécroses puis des gangrènes massives accompagnées par une souffrance inimaginable.
Edgar avança immédiatement pour intervenir à l’encontre de Camille. Néanmoins, la sorcière envoya voltiger le pauvre servant à travers la pièce par un simple geste à l’image d’une personne chassant un insecte. Les flammes des ténèbres consumaient tout. Après les chaussures et les étoffes, ce sont les couches superficielles de la peau qui fondirent. Une fois la chair à vif, le feu noir creusa le corps jusqu’à ce que le sang commence à couler sur le bois. La magie dévorait méthodiquement chaque élément de sa victime avec une lenteur cruelle.
Micaiah attrapa la cheville de sa mère en poussant des hurlements déchirants. Elle tenta d’utiliser les techniques connues pour arrêter cette attaque, sans succès. Le pied, la jambe… Camille ne commit pas une seconde fois l’erreur de baisser ses défenses devant son enfant après avoir pris le livre en plein visage.
— Fais-moi confiance, je peux continuer jusqu’à ce que même tes os soient réduits en poussière. Lorsque tu te sentiras prête à obéir, signale-le.
Des décharges intolérables traversaient le corps entier de Micaiah sans interruption, ses jambes brûlaient. Impuissante. Elle ne pouvait rien. Rien ! Soudain, après trente secondes qui semblèrent avoir duré une éternité, une étincelle de magie frappa le poignet de Camille. Son sort cessa et, avec lui, la torture et les cris. La sorcière regarda la plaie toute fraiche apparue sur elle dans une expression franchement surprise. Elle dirigea bien vite son attention vers Niguel, la main tendue vers elle.
— Qu'est-ce que tu fais ?
— N’est-ce pas clair ? grommela Niguel, l’air désagréable. J’arrête ta bêtise.
— Je te demande pardon ?
Niguel s’approcha de Camille puis l’attrapa pour la pousser brutalement sur le côté et ainsi la forcer à retirer son talon de sa fille.
— Tu dois comprendre maintenant qu’elle ne fléchira pas.
— Ah ah, tu te trompes. La femme haussa les épaules. Les nerfs principaux restent intacts. Je t’assure qu’elle changera d’avis lorsque j’y serai.
— Je n’imaginais pas que tu aurais l’arrogance de me prendre pour un idiot, Camille. Tu me crois assez aveugle pour ne pas percevoir le plaisir que tu tires à cette torture ?
— Serait-ce un mouvement de cœur à sauver ta chère petite fleur maintenant ? Je ne savais pas que tu étais un homme émotionnel.
Niguel formait un barrage de son corps entre Camille et Micaiah, il maintenait une posture droite et calme en opposition à celle de son interlocutrice beaucoup plus offensive. Les deux s’adressaient la parole avec les dents serrées, contenant difficilement leur agressivité envers le voisin.
— Ne viens pas me parler d’émotion. Tu m’as prouvé à l’instant ton incapacité à retenir ton sadisme.
— J’ai œuvré pour le potentiel de cette fille depuis près de vingt ans, je ne vais pas te laisser saccager mon travail par ton instinct paternel qui décide de s’éveiller maintenant.
— Quid la démone qui se nourrit de la douleur d’autrui. Continue de la sorte et nous ne pourrons jamais soigner ses jambes. Qui de nous deux saccage les efforts de l’autre ? Je n’ai pas l’intention de voir Micaiah être handicapée à vie simplement par l’un de tes mouvements d’humeur.
— Tu oses me défier.
— Je n’ai jamais eu peur de toi, Camille. Tout ce que tu racontes n’est que du bluff lorsqu’on te connaît.
La démone se mit à tourner autour de Niguel et Micaiah à l’image d’une lionne prête à bondir.
— Il a fallu que cette gosse fasse fondre ton cœur. Combien de femmes as-tu tuées pour nourrir ta jeunesse ? Tu n’es qu’un hypocrite. Ou peut-être que cette fille est l’extension de ton propre ego.
— Par pitié, épargne-moi ce discours moralisateur et balaye devant ta porte avant de me critiquer. Il continua de se déplacer de façon à entraver les actions de Camille. Tu n’as pas encore le pouvoir ni l’influence nécessaire pour imposer ton autorité sur moi. Tu ne t’en rends même pas compte.
— Sale petit démoniste. Je savais que j’aurais dû choisir un mâle plus obéissant pour mon projet.
— Tu es simplement moins intelligente que moi pour comprendre les conséquences de tes propres stupidités. À ta différence, je n’ai pas pris le raccourci de vendre mon humanité pour maintenir ma jeunesse.
Camille s’arrêta net de marcher, elle serra la mâchoire et les mains. L’espace d’un instant, elle avança même le pied, comme pour attaquer avant de se raviser au dernier moment.
— D’accord, je vois enfin ton jeu. Tu m’as doublée en l’élevant dans cette ville. Tu as prétexté vouloir gérer sa mutation, mais tu t’es assuré de l’émanciper de nous.
— Tu ne comprends pas. Je n’ai pas cherché à te berner, il n’y a jamais eu de plan à ce propos. Nous nous trouvons à la croisée des chemins et je ne la laisserai pas emprunter ta route en sachant que c’est clairement une impasse.
— Retiens tes paroles, Niguel. Je n’apprécie pas tes sous-entendus. Tu n’as pas idée du pouvoir que je vais rassembler avec les nombreux siècles qui m’attendent. Tu seras mort et tes os seront réduits en poussière bien avant que la faucheuse ne vienne prendre sa part avec moi.
— Heureux pour toi. D’ici à ce que ce moment arrive, je te prierai de quitter mon manoir et disparaître de mon champ de vision.
— Non, non, ricana Camille avec une voix posée en remuant l’index. Il n’est pas question que je parte immédiatement. Cette fille sera consignée jusqu’au moment où ses capacités seront jugées acceptables.
— Qu’est-ce que ce mot signifie à tes yeux ?
— La puissance magique d’un jeune adulte. Cela te convient, Papa poule ?
Niguel claqua sa langue, visiblement agacé par le surnom.
— Je te préviens que je veillerai au grain, Camille. À la moindre entourloupe, tu le regretteras.
— Mais oui. Allez, débarrasse-moi de ton esclave et fais tes adieux, qu’on en finisse.
Une fois en accord, Niguel regarda Camille se déplacer vers le centre de la salle. Elle poussa la grande table de travail puis se mit à graver à même le bois d’étranges runes magiques anciennes. Certain de ne plus l’avoir en obstacle, l’homme s’accroupit près de sa fille grièvement blessée.
— P-Père…
— Je suis vraiment désolé que cela se soit passé ainsi. Les choses ont dégénéré rapidement, je suis navré d’avoir réagi si tard.
— J’ai… mal.
— Je sais… Laisse-moi un instant, je vais te rapporter des médicaments.
Il quitta la salle au pas de course puis revint moins d’une minute après avec trois flacons différents en main. Il s’installa au chevet de sa fille pour appliquer, sans toucher, le plus gros des récipients directement sur les plaies en s’assurant de la répartir de son mieux sur les deux jambes. Une sensation de brûlure douloureuse monta le long du corps de Micaiah, celle-ci gémit et resserra les ongles sur le bois.
— Ça… Fais mal.
— Je sais, je sais… Cette partie du travail accompli, le chimiste attrapa les deux autres flacons et redressa sa patiente légèrement. Allez, bois ces potions. J'ai apporté un antalgique et un concentré de mana. Le baume et ta magie vont permettre de guérir ces plaies rapidement. Tu seras remise sur pieds plus vite que tu ne le crois.
Les produits furent engloutis en peu de temps. À peine terminée, Micaiah commença à fondre en larme.
— Père… Je ne veux pas. Je vous en supplie. Arrêtez.
Niguel passa sa main le long du front de sa fille pour replacer les mèches de cheveux rebelles.
— Je ne peux pas, ma fleur, je suis désolé. Ce monde ne va pas consentir à te laisser vivre comme tu le désires. Tu dois devenir forte. Extrêmement puissante même si tu souhaites atteindre tes rêves et tes objectifs. Aucune autre alternative n'est permise. Pardonne-moi d’agir ainsi, cela me brise sincèrement le cœur de te faire subir cette souffrance.
— Je ne veux pas…
— Je sais… murmura Niguel.
Il posa ses lèvres sur le front de son enfant. Pour la première fois de sa vie, il montra un signe d’amour à Micaiah. Il releva la tête puis sourit.
— Deviens forte, sors et nous nous reverrons rapidement.
Ce geste affectueux laissa Micaiah de marbre. Celle-ci plongea derrière un masque de mutisme devant l’inefficacité de ses larmes. Rien n’avait changé. Niguel restait indifférent aux complaintes de sa fille alors, en réponse, cette dernière lâcha le poignet de son père, exprimant son désir de solitude.
Niguel comprit qu’elle ne souhaitait plus avoir sa présence à ses côtés, il se leva pour s’occuper d’Edgar. Pendant ce temps, Camille terminait un immense cercle magique tapissé de runes complexes. Elle matérialisa le livre métallique qui la liait à Micaiah pour le poser au centre, ensuite, elle se plaça devant l’entrée, à l’endroit même où Niguel patientait. La sorcière auréola d’un sombre pouvoir. L’instant d’après, de gigantesques ailes de chauve-souris s’ouvrirent de son dos, une longue queue noire fouetta le sol et ses yeux prirent une teinte ténébreuse avec de grands iris rouge sang. L’énergie se transforma en flammes obscures prêtes à dévorer toute chose.
Camille tendit la main et détourna l’ensemble de son aura sur les imposantes gravures de la bibliothèque ainsi que les joyaux du livre. Tous se mirent à briller à l’unisson.
— Nous y sommes, ma chère fille. Pour t’échapper de cet endroit, tu devras montrer un pouvoir plus important que le rituel qui te retiendra prisonnière.
Micaiah serra les dents de colère, l’antalgique semblait faire des merveilles.
— Je sortirai et vous le paierez ! Tous les deux !
— Nous verrons dans quelques années si tu tiens encore le même discours, ma grande.
Une dense brume noire envahit la bibliothèque. Les runes formèrent une barrière magique étanche à travers murs, sol et plafond jusqu’à ce que la salle soit totalement plongée dans l’obscurité.
Micaiah ne pouvait simplement pas se défendre, son corps et son moral brisés l’en empêchaient. Toute lumière fut consumée par les ombres puis vint le tour des meubles et des parois. Elle sentit son être entier commencer à flotter dans ces mystérieuses ombres. Ses yeux ne voyaient plus, ses oreilles n’entendaient plus. Des éternelles ténèbres. Un vide infini dans lequel elle patienta jusqu’à la guérison de ses jambes, la magie coulant dans ses veines l’y aida beaucoup. Seules deux choses gravitaient avec elle dans ce néant : son livre métallique et un halo blanc. Bien entendu, elle se refusa de manipuler son grimoire au risque d’entrer en communication avec la responsable de son emprisonnement. Concernant cette mystérieuse lumière éphémère, elle symbolisait un signe de chaleur et d’espoir, car, en effet, elle apportait de la nourriture fabuleuse et des boissons délicieuses. Ce minuscule signe qu’un jour, elle sortirait pour profiter à nouveau des bienfaits du monde extérieur.
En attendant, elle baigna à l’intérieur jusqu’à en perdre la notion même du temps, loin de la réalité.
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