Chapitre 13, Assimilée à la brume

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 Viktor, Bathya et Monsieur Harker restaient au chevet d’Edgar, installé sur son fauteuil, mains croisées. L’arme lui avait été confisquée. La petite table à côté contenait une boîte à tabac, une pipe, une bouteille de vodka, un verre et quelques gâteaux secs. À côté, les autres combattants exploraient la zone pour tenter de débusquer d’éventuels pièges ou oreilles indiscrètes.

 Viktor approcha Edgar qui toussa à nouveau, il noya sa crise en buvant une franche gorgée d’alcool.


 —  Depuis combien de temps vivez-vous seul ici ?

 —  Quatre ans. Mais je vous demande de partir, mon garçon. Retournez d’où vous venez, oubliez cet endroit. Oubliez votre passé.

 —  Pourquoi devrions-nous fermer les yeux sur notre ville de naissance ?

 —  Parce que c’est votre unique chance de survie. La famille qui logeait dans cette maison a tout englouti… Toute la richesse, toutes ces personnes… Ce n’est plus qu’un corps décharné. Comme moi.

 —  Toutes les vies, sauf la vôtre, termina le jeune paladin. Rien n’est laissé au hasard avec les Belmonts. Alors, répondez à cette simple question : pourquoi avez-vous encore les yeux ouverts, Edgar. Donnez-moi un motif valable qui vous incite à rester dans ce tombeau.


Son interlocuteur se mura dans le silence. Bathya revint vers Viktor.


 —  Rien de dangereux, la source magique provient de l’étage au-dessus de nous. Je te propose de m’occuper de lui pour que tu puisses guider le groupe dans le manoir.

 —  Bien, Viktor hocha la tête lentement. Personne ne s’isole : Dragan et Bathya, je vous confie le vieil homme. Vous êtes autorisés à utiliser toutes vos facultés pour vous défendre si nécessaire.


 Les templiers progressèrent à travers le bâtiment ; ils passèrent dans une serre dénuée de plantes où seules les tapisseries et une moitié de la trentaine d’horloges continuaient d’être entretenues. Ils revinrent dans le hall d’entrée pour rejoindre les cuisines. Celles-ci s’avéraient en très bon état, nettoyé à tous les angles pour l’hygiène. La pièce comportait surtout une grande quantité de placards divers avec des produits venus de toute la région et alcools locaux. Viktor regarda par la fenêtre, ses yeux admiraient la partie du jardin dirigée vers la crypte cachée.


 —  Dire que les secrets se dissimulaient sous le nez de tous…


 Le reste du rez-de-chaussée contenait une salle d’eau, un entrepôt et une cave avec d’immenses râteliers à vin presque entièrement vides. Le bourgeois nota l’origine modeste des spiritueux, inhabituel dans une telle maison. Ensuite, le groupe remonta pour rejoindre le premier étage.

 En parallèle de cette exploration, à quelques mètres de là, Bathya installa un siège près d’Edgar.


 —  Alors. Vous avez couvert les activités des Belmonts toutes ces années. Pourquoi ?

 —  Je ne cautionnais pas leurs actes, répondit Edgar en regardant sa voisine. Je n’avais pas le choix, un humain comme moi ne pouvait pas lutter contre Monsieur Belmont ou Madame Westenra.

 —  Si ça vous fait plaisir de vous voiler la face, je m’en fiche, rétorqua sèchement Bathya. Vous avez été trop lâche pour prévenir la milice de ce qui se passait dans ce manoir. Alors maintenant, vous allez cracher le morceau. Que sont Camille et Niguel ? Et Micaiah ?


 Edgar toussa de plus belle, peinant à respirer durant les quinze secondes qui suivirent. Sa main se glissa dans sa poche, mettant les deux magiciens en état de vigilance… Cependant, il sortit un mouchoir en tissu miteux et taché pour éponger un filet de sang. La crise passée, il essuya ses lèvres et répondit.

 —  Madame Westenra a vendu son humanité pour rejoindre les démons. Cela lui permit d’obtenir des pouvoirs au-delà de l’imagination. Son seul désir consiste à satisfaire son ego. Monsieur Belmont possède des motivations différentes.

 —  Génial, j’ai le droit à une comparaison entre la ciguë et le cyanure, commenta la magicienne d’un air désagréable. Développez.

 —  Monsieur Belmont a toujours souhaité protéger son enfant de l’influence de sa mère.

 —  Vous parlez de Micaiah ? C’est réussi. Ce sont tous les trois des assassins au mieux, des monstres au pire.

 —  Mademoiselle n’a pas choisi sa condition.

 —  N’allez pas les défendre devant moi où je vous fous la tête dans la cheminée. Une colère froide animait l’expression et la voix de Bathya, cela déstabilisa un peu le vieil homme qui se souvenait d’une fille plutôt introvertie et peu bavarde. Nous avons été dans la crypte. Certains des corps se trouvent là-dedans depuis des années, dans des vêtements et des bijoux que seule une femme porterait. Vous me prenez pour une idiote ? Si on étend les recherches jusqu’en France et les zones où Niguel vivait, ça fait plus de 30 ans que l’on ramasse des victimes féminines. Niguel est aussi dans le coup. À l’instant où on a pigé que les Belmonts étaient responsables, ça n’a pas été compliqué de remonter le puzzle. Bathya se redressa. D’ailleurs, je suppose que tes maîtres ont mis les voiles très loin. Ils ont compris que nous ne tarderions plus à connaître leurs petits secrets.

 —  Je suis désolé, ils se sont toujours épargné de m’intégrer dans leurs confidences. Je ne suis que le serviteur des Belmonts. Mon travail consiste à m’occuper des besoins de leur famille.

 —  Alors, crache le morceau. Qu’est-ce que tu fabriques encore ici, Edgar ? Pourquoi tu ne les as pas suivis ? Il te reste qu’à te mettre à table, de toute façon, on t’embarque pour avoir participé à ce massacre.

 — Il y a un journal dans ma chambre...


 Pendant que Bathya tirait les informations, le groupe de Viktor monta jusqu’au premier étage pour investir la zone. Ils se séparèrent en deux équipes de trois pour couvrir un maximum d’espace. Aucun des guerriers ne s’ennuya avec les clés. Une fois l’idée d’un rituel défensif écarté, ils enfoncèrent les portes par de grands coups de pied.

 Viktor foula la première pièce et aussi la chambre de Niguel. L’ameublement chic se situait dans les tons sombres avec une literie bleu foncé. La poussière très présente et l’odeur de renfermé prouvaient que personne n’était entré depuis plusieurs années. Aucune archive écrite n’était à consulter, le groupe décida de passer à la salle adjacente dans le sens des aiguilles d’une montre.

 Le lieu suivant était le bureau de Niguel. Rien n’avait bougé, tous les dossiers, tous les documents de la ville se trouvaient encore dans les étagères. Le secrétariat à pente, grand ouvert, présentait plusieurs piles de lettres organisées selon les expéditeurs. La majorité provenait de la région, des éléments importants à feuilleter consciencieusement. Viktor et son équipe passèrent aux autres salles après cette zone explorée.

 La chambre d’Edgar comportait une belle quantité de meubles, chaleureuse, chaude, entretenue. Le lit au milieu était soigneusement bordé, une grande armoire contenait toutes les affaires avec des costumes étendus sur des cintres. À l’angle gauche reposait un large établi de travail rempli d’outils divers et de pièces d’horlogerie. Il fut un temps, cette table d’artisanat devait accueillir la fabrication de nouveaux appareils vu la vaste sélection de rouages et de ressorts. Les hommes trouvèrent un objet d'importance : le journal personnel d'Edgar et ce dernier y avait apposé quelques lignes tout récemment. Le jeune noble glissa ce petit livre dans ses affaires dans l'idée d'en étudier le contenu plus tard.

 De retour dans le couloir, l’équipe explora une salle d’eau sans grand intérêt et arrivèrent enfin à la bibliothèque. Viktor s’arrêta devant les portes fermées.


 —  Je sens une énergie négative à l'intérieur… Nous nous situons au-dessus du salon.


 Tout le monde en connaissait la signification. Le second groupe ressortit de la chambre de Micaiah. Viktor fit un signe à Monsieur Harker pour leur demander d’approcher. Une fois face à face, les deux représentants de l’église s’échangèrent les informations.


 —  Nous avons trouvé de nombreuses lettres de Niguel Belmont à son bureau, démarra Viktor. Beaucoup de documents concernent Synevyr et sa population. Nous allons devoir fouiller cet endroit soigneusement. Nous devrions pouvoir recouper nombre d’éléments avec celles de ma famille. J'ai également le journal privé de Monsieur Partyka.

 —  Parfait, répondit le prêtre cinquantenaire. De notre côté, nous avons découvert une mine précieuse. Micaiah Belmont a effectué un strict suivi des disparitions et organisé cela par ordre chronologique sur un carnet.


 Le noble prit une lente inspiration en hochant la tête.


 —  Je me souviens que nous avions passé un après-midi entier à travailler ensemble avec Bathya. Une grande carte de la ville se situe à même le mur, n’est-ce pas ?

 —  En effet. Un livre note les agressions par démon, celles par vampire ainsi que l’âge et les origines sociales des victimes. Vous le saviez ?

 —  Oui.

 —  Pourquoi ne pas en avoir parlé ? Cette jeune femme est elle-même impliquée dans les événements en tant que coupable. C’est pourtant votre amie, non ? Pourquoi ne pas avoir plaidé pour sa défense ?


 Viktor détourna le regard vers la bibliothèque fermée.


 —  La situation se montre délicate. Je préfère attendre d’avoir davantage de preuves avant de m’étendre en théorie. Pouvez-vous inspecter le sortilège, mon Père ?


 Un sourire paternel s’étira sur le visage de Monsieur Harker, heureux d’admirer une telle maturité auprès de l’aspirant paladin. Il fit un signe approbateur de la tête puis se plaça face à l’entrée afin de lever les mains. Ses doigts auréolèrent d’énergie sacrée, emportant des filaments de lumière jusqu’à la surface du bois. Rien. Le pouvoir actif n’était en rien lié aux portes. Sans autre solution, la grande équipe se cacha sur les côtés, laissant Viktor, seul, à tourner la poignée.

 Il sentit le loquet se déverrouiller sans un bruit. D’un geste sec, il poussa brutalement l’entrée et effectua immédiatement un pas chassé pour éviter la moindre attaque potentielle. Pas de gerbe de flammes obscures, pas d’éclair de magie, cela eut le don de surprendre les combattants qui restèrent un instant interdits, s’interrogeant sur la démarche à suivre. L’un des soldats osa jeter un coup d’œil à l’intérieur du coin de l’œil.


 —  Oh ! Une barrière.


 La réaction du collègue attira l’attention des curieux. Chacun regarda à l’intérieur de la salle. Une grande masse noire était dressée à un pas de la porte. Un noir hypnotique. La vision du phénomène provoqua un bond dans les poitrines des observateurs. Personne ne pouvait dire avec certitude de ce qui se trouvait devant en dehors des éléments évidents. Cette vision réveillait une peur primale : celle des ténèbres. Une magie particulièrement sombre œuvrait, rien dans les archives des cités majeures alentour n’abordait l’existence d’une telle sorcellerie. L’ignorance, l’évocation maléfique du spectacle stimulait l’instinct des humains. À force d’observation, ils notèrent le passage de fines ondes d’énergie violette rapidement englouties par l’obscurité.

 Le pas prudent, Viktor approcha en dégainant sa lame.


 —  Mon garçon, vous ne devriez pas…

 —  Qui le fera ? souffla le bourgeois d’une voix tremblante. C’est moi qui aie à la responsabilité de cette équipe. Je me dois d’agir.


 Il tendit lentement son épée vers la surface. La barrière commença à cracher des jaillissements électriques en sentant la pointe avancer. Plus le métal s’approchait, plus Viktor dut forcer sur ses bras ; les deux forces se repoussaient comme des aimants de polarité identique. Un éclair surgit soudain des ténèbres. Viktor fut frappé au visage puis brutalement projeté en arrière.

 Le guerrier tomba au sol, étourdi. Il reçut immédiatement le support d’un de ses collègues.


 —  Est-ce que ça va ?

 —  Oui… Le paladin glissa sa main jusqu’à sa tête. Un peu secoué, rien d’autre. Avec l’aide de son allié, il se remit sur ses jambes. Ce n’est pas avec de la magie blanche que nous détruirons cette barrière… Nous avons besoin de Dragan, il est le seul compétent pour dissiper ce rituel.

 De retour dans le salon, Edgar s’était muré dans le silence. Chaque personne détailla les découvertes aux autres. Ce manoir dépassait toutes leurs espérances, le travail était colossal, une excellente nouvelle pour les paladins. Un long débat se lança entre les membres pour l’organisation des recherches. Une vingtaine de minutes plus tard, le groupe se divisa en quatre paires : deux surveilleraient Edgar, d’autres fouilleraient les deux salles et enfin, Dragan et Monsieur Harker s’occuperaient de démanteler l’étrange barrière scellant la bibliothèque. Viktor et Bathya, anciens amis de Micaiah, se proposèrent pour débusquer toute information importante concernant l’héritière de la famille Belmont.

 Le tandem découvrit une chambre presque exactement identique. Les piles de grimoires poussiéreux posés sur le bureau, les meubles ou encore la carte sur le mur n’avaient pas changé d’emplacement ces dernières années. Des traces trahissaient l’enquête préliminaire effectuée par leurs collègues. Viktor sentit un frisson descendre le long de son échine en fixant le plan de la ville tapissé de croix et de dates pour pratiquement chaque maison. Ce spectacle contenait un élément malaisant. Cela ressemblait presque à des divagations de folie. Regarder la carte demandait une force que Viktor ne possédait pas. Heureusement, la table de travail dévoilait un grand livre ouvert. Viktor reconnut les données compilées par Micaiah sur les victimes de Synevyr. Il découvrit une note manuscrite à la fin des tableaux qu’il lut à voix haute pour Bathya.


« Père a interdit à la population de quitter Synevyr et les disparitions se sont multipliées à tel point que le suivi exhaustif est devenu impossible. Tout est hors de contrôle. Père et Mère sont des monstres et je crois participer à cela moi-même. Je ne comprends pas pourquoi mes souvenirs me surgissent sous forme de cauchemars.

J’ai pensé à mettre fin à mes jours. Je sais que le monde s’en porterait mieux. Mais je n’y arrive pas. Je réalise à quel point je ne suis qu’une lâche. Je n’ai pas envie de mourir. J’ai peur de l’instant où mes deux parents décideront de me mettre au pas. Cela ne tardera plus. Je souhaiterais que cela se termine bien, d’un autre côté, ce serait me mentir à moi-même de penser cela. Tout ce que je peux choisir, c’est de ne pas participer à leurs plans mégalomaniaques. »


 Bathya se montra particulièrement attentive, le regard fixé sur la croix indiquant le lieu où son propre père avait perdu la vie. Elle occultait toutes les autres informations pour les mêmes raisons que Viktor refusait d’observer cette carte.


 —  Quelle hypocrite ! Être mêlée à tout ça et dire que ce sont des cauchemars.

 —  L’avantage, c’est que cette lettre écarte tout doute. Rien qu’avec ce message, nous sommes en possession d’une preuve tangible des événements.

 —  Camille est vraiment la mère de Micaiah alors… La femme poussa un soupir. En attendant, on ne sait toujours rien sur la disparition des deux mille habitants. Quelques dégâts à droite et à gauche, mais encore ?

 —  Plus important. Comment autant de personnes se sont-elles volatilisées sans laisser la moindre trace ? Micaiah n’aborde pas le sujet.

 —  Elle est coupable, voilà pourquoi. Elle va pas détailler comment elle a bouffé les deux tiers de l’école où j’allais.


 Dans les armoires ou dans les livres, les jeunes ne trouvèrent aucun nouvel indice remarquable. Une voix interpellant Viktor s’éleva du bureau, à l’opposé du manoir. Le duo quitta la pièce ensemble plutôt que rester isolé.

 À l’extérieur, les deux experts en magie continuaient de travailler à la lueur d’une lampe marquée de brûlures. Dragan, assis en tailleur, méditait. Un cristal flottait à quelques centimètres devant lui. L’artefact et son propriétaire luisaient à l’unisson dans un même halo bleuté. Du côté du bureau, les soldats eurent organisé les dossiers par sujet puis par période ; les bibliothèques avaient été vidées entièrement et réparties au sol. À l’arrivée de Viktor, l’un des combattants tendit immédiatement un document.


 —  Tenez, mon ami. Ceci vous intéressera.


 Viktor fronça les sourcils, déplia le papier pour tomber sur un avis de décès.


« Ruslan Vàrgova, date de décès 4 janvier 2165. Cause : Non connue. »


 Le paladin ne réagit pas. Il referma le document et, de son visage neutre, poursuivit la conversation.


 —  Et les archives ?

 —  Nous avons jeté un œil, mais nous n’avons rien retrouvé de pertinent. Synevyr a arrêté toutes les communications peu de temps après ce certificat.


 Un moment de silence s’éleva, brisé par les cliquetis d’armure. Bathya tourna la tête en direction du couloir plongé dans les ténèbres, dérangée par quelque chose. L’un des paladins réagit ensuite.


 —  Je suis désolé, Viktor.

 —  J’avais dit adieu à mon père à l’époque. Nous savions tous les deux ce qui allait se passer. En voyant toutes les archives sur le parquet, le jeune chef souffla. Bon. Prenez tous les documents datant du mois de décembre 2164 et tout ce qui concerne l’année 2165 ainsi que toutes les lettres personnelles que vous trouverez. Nous étudierons leur contenu en rentrant au temple. Pour le reste-

 —  Viktor. La voix de Bathya interrompit les guerriers dans leur organisation. Je ne sens plus le rituel magique.

 —  Et alors ? demanda son ami en levant un sourcil.

 —  Pourquoi le vieux et Dragan ne préviennent personne ?


 Viktor fixa Bathya une seconde pour ouvrir ses propres perceptions surnaturelles. Une troisième énergie, inconnue et presque invisible, était présente désormais. Le paladin lâcha une insulte et sortit du bureau comme une bombe en dégainant son épée. Ses alliés et Bathya lui emboîtèrent le pas pour foncer droit vers la bibliothèque.

 Les quatre arrivèrent à l’angle quelques secondes après. La lueur de la lanterne dévoila une silhouette obscure surplombant Dragan. D’immenses ailes aussi noires que les ténèbres de la forêt cachaient les dents ensanglantées plongées dans la nuque du magicien. De grandes mains plaquaient la victime au sol et l’empêchaient de crier en recouvrant la bouche. L’hémoglobine coulait abondamment du cou. À côté, bien plus visible, Monsieur Harker luttait contre un long membre caudal serré autour de sa gorge ; il tentait vainement de l’écarter pour tirer une bouffée d’air.

 Un démon… Un vampire… Peu importe ! Viktor prit une seconde pour mesurer la situation puis il brandit son épée pour porter un mouvement d’estoc qui envoya une flèche de lumière sur la créature. Cette dernière leva ses deux yeux rouges perçants un instant puis relâcha ses deux victimes en bondissant à l’intérieur de la bibliothèque. La magie ricocha au sol et termina son trajet dans le mur. La troupe chargea en direction des portes.


 —  Occupez-vous des blessés. Bathya, suis-moi.


 Un gros fracas de bois et de verre brisé attira l’attention de tout le monde. Les deux jeunes fondirent droit vers la salle de lecture. Elle n’avait pas changé depuis les années… Excepté la grande baie vitrée détruite sur le côté.

 Le premier groupe de renfort arriva du couloir. Le second, venu du salon, déboula dans les escaliers. Viktor s’arrêta à l’angle de la fenêtre et jeta un regard dehors. Rien. Il descendit les yeux pour observer la base du manoir. Rien du tout. Le jardin était plongé dans la pluie et le silence. L’énergie ennemie avait disparu.


 —  Une téléportation, souffla Viktor.

 —  J’ai rien senti donc non. Le démon doit forcément se planquer dans les parages.


 Les guerriers derrière ramenèrent les deux sorciers dans la bibliothèque puis prodiguèrent les premiers soins en exploitant une magie curative. Les derniers renforts arrivèrent à leur tour. Perdus dans un premier temps, ils entourèrent leur chef pour s’enquérir de la situation.

 Après quelques secondes d’explication, Viktor ordonna que la fenêtre soit mise en surveillance puis il s’approcha du prêtre.


 —  Mon Père, démarra Viktor avec beaucoup de douceur. Dites-nous ce qui s’est passé.

 —  Je ne sais pas exactement. Durant notre rituel de dissipation, nous avons senti que les ténèbres faiblissaient. Sans crier gare, cette… ombre a surgi de la barrière pour nous bondir dessus.. Quelque chose s’est enroulé autour de ma gorge et m’a projeté au sol. J’ai perdu connaissance quelques secondes, puis je me suis réveillé, incapable de respirer. J’ai ouvert les yeux et… Et j’ai vu cette chose boire le sang de Dragan. Ce pauvre garçon… Je n’ai pas réussi à jeter de sortilège, mon énergie magique se retrouvait comme… Aspirée.

 —  Vous êtes hors de danger. Tous les deux. Est-ce que vous pouvez nous décrire l’agresseur ?

 —  Je… Je ne sais pas. Il m’a semblé apercevoir une femme… Elle portait une robe. J’ai trouvé cela étrange. Ce genre de vêtement n’est pas habituel des démons.

 —  C’était un vampire, réagit Bathya en fronçant les sourcils.

 —  Les vampires n’ont pas d’ailes, riposta son vieil ami.

 —  Et les démons ne doivent pas le sang de leurs victimes !


 Aucun des deux ne mentait. Personne ne contesta faute de pouvoir assurer avec certitude l’identité de l’ennemi. Les enchantements sacrés et l’alliage d’argent présent dans les armes représentaient leur meilleure protection contre des créatures du genre.

 Viktor passa la main dans sa barbe en regardant l’état du magicien.


 —  Je n’avais jamais entendu dire qu’un démon pouvait se comporter de la sorte. À partir de maintenant, personne ne se déplace sans trois alliés proches au minimum. Nous affrontons un adversaire aux pouvoirs inconnus, alors redoublez d’attention.


 Plusieurs hochèrent la tête, affirmant à la fois leur écoute ainsi que leur consentement à l’ordre. Le jeune chef ouvrit les yeux.


 —  Oh ! Edgar ! Il indiqua les deux guerriers les plus expérimentés. Toi et toi, avec moi.


 Les trois hommes sortirent en trombe de la bibliothèque, fonçant en direction des escaliers. L’oreille attentive du soldat lui permit de remarquer la présence de Bathya juste derrière.


 —  Reste avec les autres, Bathya !

 —  Va te faire voir, Vàrgova. T’as dit quatre, nous sommes quatre ! En plus, vous avez besoin d’un spécialiste en magie avec vous pour ce genre d’ennemi !


 Viktor poussa un petit râle d’agacement. Débattre sur le sujet était hors de question, les quatre descendirent les escaliers en trombe. Leurs bottes pleines de boue claquaient contre le bois. Celui-ci craquait sous le poids. Les mains se refermaient sur le garde-corps pour préserver l’équilibre. Une fois dans le hall d’entrée, les guerriers dégainèrent leurs lames pour se préparer au combat.

 En débarquant dans le salon, ils notèrent la porte-fenêtre grande ouverte. Près de la cheminée allumée, la même créature vue plus tôt dominait un vieil Edgar, étendu au sol, immobile. La lumière bien plus abondante permettait de mieux décrire le monstre. Il se présentait sous la forme d’une femme de grande taille aux très longs cheveux d'ébène et une silhouette aux reliefs généreux. Le visage aux traits fins restait coller contre la gorge de sa victime, buvant à grandes gorgées, les dents plongées à hauteur d’une veine jugulaire. La couleur vermeille du sang formait une sinistre harmonie avec l’allure marmoréenne de la créature. Sa beauté coupa le souffle des spectateurs. Pourtant, ses ailes noires monstrueuses remuèrent, ces deux membres inhumaines, tels des monuments à la gloire du macabre et de l’impie, tranchaient net avec l’apparence, provoquant une paire d’émotions brutes contradictoires.

 Les trois guerriers se jetèrent sur leur ennemie rapidement. Celle-ci lâcha sa proie puis effectua un grand bond en arrière pour esquiver les attaques. Les lames sacrées sifflèrent près de la démone sans parvenir à la toucher. Immédiatement après, la salle s’illumina un bref instant.


 —  Que la volonté divine abatte son glaive sur les ténèbres qui ronge ce monde. Bathya réunit ses deux mains devant son visage, son énergie intérieure se mit à converger rapidement durant son incantation. Aidez les hommes à vaincre la nuit et brisez le mal en son cœur. Elle dirigea son attention vers la créature très agile. Brume mentale.

 Une importante masse de magie, sous l’apparence d’un nuage sombre, sortit de ses doigts pour cerner sa cible. La démone réagit en repliant ses bras autour de son corps, une barrière mauve l’encercla, générant une vive lumière en même temps. Les deux se fixèrent dans les yeux un instant dans ce court bras de fer surnaturel.

 Bathya fronça les sourcils devant cette paire d’iris dorés dont elle parvenait à reconnaître l’expression.


 —  Micaiah.


 Les lèvres délicieusement écarlates de ma créature s’étirèrent dans un sourire froid. Ses belles pommettes gorgées de vitalité formèrent de petites joues donnant envie d’être observées de près.

 En un geste sec, elle repoussa le sortilège hostile en ouvrant ses immenses ailes noires. Tout de suite après, elle dirigea son index vers la sorcière. Un jaillissement magique identique à un éclair bleuté surgit du doigt et toucha son ennemie pour l’envoyer violemment contre le meuble derrière. Viktor leva la main non armée au-dessus de sa tête. Son équipement entier se mit à briller vigoureusement au point d’occulter les autres sources lumineuses.


 —  Micaiah Belmont. Est-ce bien vous ?


 Le monstre replia ses ailes dans le dos avant que toute sa forme infernale disparaisse, fusionnant avec la robe ténébreuse que la bourgeoise portait. Tout doute était écarté. En dehors de cette chevelure aussi sombre que l’ébène, Micaiah se reconnaissait clairement du haut de ses 20 ans.


 —  Je t’ai connu plus réactif, mon cher Viktor.

 —  Sale petite peste, grogna Bathya quelques mètres derrière, à peine sonnée par le choc. Je vais te-


 Viktor leva son bras pour faire obstacle à son amie.


 —  Du calme, Bathya. Que quelqu’un vérifie l’état du majordome.


 Deux armes restaient dressées contre la représentante des Belmonts. La dernière lame s’abaissa, son propriétaire se déplaça pour prendre le pouls d’Edgar… Mais il ne sentit absolument rien.


 —  Son cœur ne bat plus.

 —  Satisfaite, Micaiah ? Viktor, vigilant et tendu, aboya sans attendre. Vous venez de tuer le seul homme loyal à votre famille !

 —  J’en suis consciente, riposta froidement son interlocutrice. Mais ce n’est pas vous qui m’enseignerez la signification du poids que je porte sur mes épaules.

 —  Ce vieillard est resté à votre chevet jusqu’au bout. Jusqu’à en vendre son âme !

 —  Assez ! Micaiah leva sa main chargée de magie vers Viktor, l’air menaçant. Aucun de vous ne peut comprendre le ressenti qui me contraint chaque jour. Cette faim que la nourriture ne parvient pas à combler, ce vide au fond de mon cœur. Cela me rend folle au point d’agir ainsi, Viktor. Comment pouvez-vous le comprendre ?

 —  Qu’est-ce que vous êtes ?

 —  Une abomination mutante créée de toutes pièces par mes parents. La femme baissa sa main, son ton s’adoucit progressivement. Qu’avez-vous l’intention de faire à présent ?

 —  Vous mettre aux arrêts.

 —  Je ne me laisserai pas faire.

 —  Il n’existe aucune autre alternative. L’Ordre des Croisés a exigé que tous les membres de la famille Belmont soient capturés à vue… Ou éliminés en cas de résistance.

 —  Ces fanatiques… ? Une expression mélancolique apparut sur le visage de la bourgeoise. Ses cheveux s’éclaircirent mystérieusement, reprenant leur couleur violette si familière aux anciens habitants. J’aimerais obéir… Mais je serai exécutée à la fin. Personne d’assez sain d’esprit n’acceptera de me laisser la vie sauve… Et même si vous me jetiez en prison, je finirai par perdre la raison.


 Viktor resserra lentement sa main sur la poignée de son arme.


 —  Allez-vous porter de la résistance à votre arrestation ?

 —  Même si votre Ordre peut vaincre mon père, jamais vous ne pourrez mettre un terme aux ambitions de ma mère. Aucun humain ne le peut.

 —  Ça suffit, coupa sèchement Viktor, un peu agacé. Assez d’ineptie, Micaiah. Rendez-vous.


 La sorcière glissa ses yeux vers ses deux vieux compagnons d’infortune, chacun était déterminé à la capturer ici et maintenant. La femme poussa un long soupir.


 —  Tout ce temps écoulé, seule dans les ténèbres, a erré dans un monde vide sans le moindre contact… J’espérai qu’en sortant, je pourrais revoir mes chers amis. Que nous pourrions rire et nous amuser ensemble à nouveau... Micaiah sourit d’un air plein d’amertume en admirant Viktor puis Bathya. Je suis désolée pour tout. Pour le passé, mais également pour l’avenir.


 Une excuse. Venant de Micaiah. Ces mots eurent le don de surprendre. Un instant d’inattention exploité par Micaiah pour disparaître à travers un vortex dimensionnel. Viktor réagit avec une demi-seconde de retard. Il attrapa sa lame et fonça droit sur le tourbillon magique. Seulement, le portail se referma en même temps. Viktor vit son épée siffler à travers les volutes étincelantes avant de se loger profondément dans le plancher. Une rage sourde resserra sa gorge d’un seul coup.


 —  Espèce de lâche ! Micaiah ! Tu n’es qu’une lâche comme tous les autres Belmonts !


 Viktor pesta, lançant des jurons à tout bout de champ. Toute la colère réprimée depuis tellement d’années, toute l’incompréhension et la détresse de son âme submergèrent son esprit. Sa gentillesse avait paralysé son bras au moment critique, il avait même empêché Bathya d’agir. Motivé par cet afflux d’émotions négatives, il sortit sa lame et s’attaqua à l’un des fauteuils. L’épée s’enfonça à travers le bois sur cinquante centimètres avant de s’arrêter. Personne n’osa intervenir devant cet amas de rage primitive. Il grognait comme un animal ou insultait chacun des Belmonts jusqu’à retrouver un semblant de calme. Pendant ce temps, Bathya focalisait ses perceptions sur les énergies environnantes. Micaiah s’éloigna très rapidement. Elle disparut dans la forêt peu après.

 Viktor reprit ses esprits une bonne minute plus tard, sa voix s’éleva entre deux lentes respirations.


 —  Tu avais raison, Bathya. Tu avais raison depuis le départ. J’aurais dû t’écouter. Je me voilais la face en imaginant qu’elle aurait des remords pour cette histoire. Par ma faiblesse, je viens de condamner des dizaines, peut-être des centaines de personnes même.


 La concernée croisa les bras, comme pour se protéger, et détourna le regard.


 —  Oublie, elle est la seule responsable de ses actes. Et puis au fond, j’avais aussi envie de croire en sa rédemption.

 —  Quelle est ton idée pour la suite ?


 La magicienne fronça les sourcils, assez surprise de voir que Viktor lui demandait son avis.


 —  On finit notre mission et on rentre.

 —  Et pour Micaiah ?

 —  On ne pourra pas la poursuivre… Je suis persuadée qu’elle reviendra ici un jour, il ne reste qu’à patienter. Tu meurs d’envie d’aller à ses trousses.

 —  Ouais, soupira la femme. Mais ensuite, elle haussa les épaules. Mais je tomberai dans un piège à coup sûr. Je sais comment elle fonctionne. Elle n’a pas hésité à utiliser nos émotions pour nous forcer à baisser notre garde. Nous ne pouvons pas foncer tête baissée contre un démon ; elle ne fait pas exception. Surtout qu'elle porte le nom de Belmont.


 Viktor prit une inspiration, il hocha la tête et délogea sa lame. Le groupe remonta jusqu’à la bibliothèque. Ils s’occupèrent de Dragan, emportèrent un maximum de documents dans leurs sacs puis laissèrent Synevyr derrière eux sans savoir qu'à moins d'un kilomètre de là, la silhouette de Micaiah se fondaient dans la brume et les ténèbres.

 Prostrée entre deux arbres jumeaux, elle fixait plusieurs photographies à travers le halo bleuté de ses pouvoirs. L’une d’entre elles la représentait, accompagnée par son père prise durant son dernier bal. La seconde, plus détendue, la mettait en scène avec ses amis Bathya, Viktor et le géniteur de ce dernier, dans l’ancienne propriété de la famille Vàrgova. Enfin, une troisième très informelle dévoilait un jeune Edgar, isolé, en train de réparer une horloge dans sa chambre. Brisée, elle ne contrôlait plus ses émotions. Des larmes coulaient en abondance et à travers ses hoquets, elle murmurait ses mots telle une prière.


 —  Je suis désolée... Je suis désolée... Je vous en prie. Je vous en supplie... Pardonnez-moi.


 Ses mains tremblantes, encore maculées du sang d'Edgar, resserrèrent les photos avant de les presser contre sa poitrine. Une paria pleurant son sort, écoutant ses lamentations faute d'une épaule sur laquelle se reposer.

 Solitude. Échec. Prestige et richesse perdus. Son identité même devait être effacée. Elle sera traquée comme un animal, une exilée haïe par les siens. Micaiah Belmont mourut ce soir, néanmoins, certains verront parfois cette créature émerger des brumes ; une magnifique fleur parée de ronces empoisonnées, marchant d'un pas léger vers l'Est, à la recherche d'une nouvelle vie. Les spectateurs décrivirent une femme éduquée, une beauté mélancolique aux gestes nonchalants ; une dame d'un courage hors norme affrontant seule les dangers du monde : une baba yaga, certes charmante, mais dont on désirait éviter d'en croiser la route sans être accompagné et qui laissait des corps sans vie dans son sillage.

 Quelques années éteignirent toutes les rumeurs concernant la bourgeoise Micaiah Belmont ou Synevyr. Cette ville, autrefois enviée et admirée, pleine d’activité et de couleur dans ce monde si sombre, fut dévorée par le mal rampant.

 Ces ruines hantées au milieu d'une clairière redevenue sauvage restait désormais cachées sous le voile d'une brume éternelle.

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