Chapitre 13

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Une clameur s’éleva à l’instant où l’annonce fut proclamée. Quelques invités et le 1er Attributeur de Rois tentaient encore de se remettre des émotions que l’interruption d’un certain jeune homme avait provoquée, mais nombreux étaient ceux qui le regardaient avec bienveillance, fierté ou tendresse. Les héritières, en particulier, gloussaient autour de lui, en le félicitant de son courage héroïque. Rhys accueillait cette soudaine attention avec réserve, essayant en vain de se remémorer des cours de politesse de Seigneur Bretzel. Lorsqu’une demoiselle vint lui claquer un baiser sur la joue, il décida d’abandonner tous ses essais infructueux d’efforts pour se contenter d’être lui-même.

Après quelques étreintes et beaucoup de congratulations plus ou moins sincères, le danseur s’extrait de sa foule d’admiratrices en délire. Il part à la recherche de Sytian et d’Astyal à travers la masse dense des convives. Les chuchotements accusateurs reçus lors de son introduction à la cour avaient été remplacés par un respect hypocrite. Une vieille femme vint lui serrer la main avec un immense sourire en lui demandant son nouveau nom. Rhys se faufila derrière un serveur et son plateau de champagne pour fuir. Il commençait à se demander s’il ne ferait pas mieux de déguerpir avant que quelqu’un ne décide de l’étrangler avec des félicitations quand il sentit soudain un poids peser contre son corps et une paire de bras se nouer autour de son cou. Il vacilla un peu sous l’impact avant de se figer, sans rien comprendre. Là, il en était certain, l’étiquette n’était pas respectée ! C’est quand il reconnut la masse blonde des cheveux de son ami qu’il se détendit et lui rendit timidement son étreinte.

— Merci, merci Rhys… Merci de m’avoir sauvé.

Le jeune héritier nouvellement héritière crut sentir une larme éclore contre son cou pour disparaître dans les plis de sa chemise. Il finit par se dégager de l’étreinte de Sytian pour le regarder dans les yeux. Son ami semblait rayonner, des étoiles scintillaient dans ses iris et donnaient l’impression que l’océan de ses pupilles s’était animé.

— Est-ce que tu vas mieux ? demanda timidement Rhys, sans savoir quoi dire.

— Bien mieux maintenant que je sais que je n’aurai pas à remettre ces fichus corsets ou ces horribles talons ! s’exclama-t-il dans un rire.

À cette mention, le danseur blêmit.

— Des… Des quoi ?

— Des corsets. Et des talons hauts.

— Quand tu dis corset, tu parles de ces trucs horribles qui te serrent le ventre et la poitrine ?

— Exactement.

— Et les talons hauts, c’est bien des chaussures qui t’explosent le pied ?

— Tu as tout compris.

— Tu crois que je peux dire que j’ai changé d’avis ou c’est trop tard ?

Sytian explosa de rire alors que son ami souhaitait plus que tout pouvoir revenir en arrière pour ne pas se transformer en fille aux yeux du reste du monde. L’idée du corset le rendait malade et les talons… Il jeta un coup d’œil à ses pieds nus avec une pointe de désespoir. Peut-être qu’il était encore temps de fuir ?

— TU ES UN IDIOT RHYS CÉTOUT !

Le cri provenait bien évidemment d’une certaine servante révolutionnaire particulièrement remontée. Rhys n’eut pas le temps de la voir débouler ou même de préparer une quelconque réplique pour se défendre : il reçut un coup de poing dans l’épaule qui le fit glapir de surprise. Il croisa le regard de la furie qui se tenait face à lui, les mains sur les hanches.

— Tu es déjà un cas désespéré en homme, comme veux-tu t’en sortir en tant que femme ?! Mais qu’est-ce qu’il se passe dans ta minuscule petite tête ?!

Le jeune homme resta muet, comme pétrifié face à un terrible prédateur.

— Je vais te le dire, moi, ce qui se passe dans ta tête : RIEN DU TOUT !

Un autre coup de poing vint percuter son épaule déjà douloureuse. Il s’attendait à de nouvelles réprimandes, mais l’expression de son amie s’adoucit soudainement.

— Tu es un idiot, Rhys Cétout. Mais tu es un idiot gentil.

— C’est un compliment ça, non ? balbutia-t-il, hébété.

— Bien sûr que non, renifla Astyal avec dédain.

— C’en était définitivement un, intervint Sytian.

La servante parut se rendre compte de la présence de ce dernier puisqu’elle se plaça devant lui, son air déterminé placardé sur son visage comme une menace de mort. C’était léger, mais Rhys aurait juré avoir vu son ami blond rougir face au regard de feu de la demoiselle. Lorsqu’elle termina son inspection minutieuse du jeune homme, elle esquissa une moue boudeuse, comme si elle n’avait pas trouvé de défauts sur lesquels insister pour le mettre au pied du mur, puis elle avança jusqu’à lui, un doigt accusateur pointé vers son nez.

— Rhys semble te faire confiance, mais je ne suis pas dupe. Il a peut-être décidé de te protéger, mais ça ne te confère pas tous les droits et si je découvre le moindre détail compromettant à ton égard, je me chargerai moi-même de t’expulser en enfer.

Sytian acquiesça, même s’il n’était pas certain d’avoir enregistré le moindre mot que la jeune femme avait déclamé, bien trop concentré pour ne pas laisser paraître sa fébrilité d’être aussi proche de celle qui aimait. Il priait de tout son cœur pour que ses joues ne le trahissent pas en s’échauffant.

— Bien, conclut Astyal sans se rendre compte du trouble qu’elle créait chez son interlocuteur ou même du manque de respect dont elle avait fait preuve à l’égard d’un membre de la famille royale. Maintenant que la mise au point est terminée, il va nous falloir au plus vite un plan pour te sauver la mise, Rhys.

Ce dernier gémit. Il détestait les plans que son amie concoctait pour faire de lui un parfait héritier. Il n’imaginait pas ce qu’il allait devoir faire pour devenir une parfaite héritière.

— Et toi, ajouta-t-elle à l’adresse du blond, puisque tu es responsable de toutes ces conneries, tu vas m’aider à faire de lui une impératrice digne de ce nom !

Personne n’osa la contredire de peur de subir sa fureur destructrice. Elle commençait déjà à manigancer diverses magouilles plus ou moins louches quand Rhys croisa le regard de Seigneur Bretzel. Il fixa son instructeur avec un nouvel œil maintenant qu’il savait qu’il avait protégé son ami au risque d’être condamné (et également parce qu’il allait désormais faire croire qu’il l’aimait). Il crut rêver lorsqu’il aperçut un léger sourire sur son visage sévère. Pourtant c’était bien réel car l’enseignant lui adressa même un signe de tête respectueux qui laissa le danseur bouche bée. Il allait pleuvoir des ploucs de trottoir. C’était impossible autrement.

Ferzel disparut dans la foule comme il était apparu, ne laissant qu’un immense choc derrière lui. Le jeune homme resta coi quelques instants, sans comprendre. Lorsqu’il reprit ses esprits, il vit Astyal marmonner dans sa barbe avec un air conspirateur et Sytian boire ses paroles avec un sourire niais. La vision le fit sourire. Il manquait pourtant quelqu’un sur le tableau… Deux iris violets s’imposèrent dans son esprit. Il était temps qu’il aille chercher Zéphyr.

Après une tape affectueuse sur l’épaule de son ami qui lui souriait avec reconnaissance, il s’éloigna silencieusement. Il ne saluait pas la brunette qui lui servait de tyran : son épaule pulsait encore de douleur des coups reçus. Il se glissa à travers la salle. La porte de sortie était à portée de vue lorsqu’il fut interrompu à son plus grand désespoir. Toutefois, c’est soulagé qu’il consentit à accorder son attention au visiteur quand il reconnut l’impératrice. Elle lui souriait tendrement, au bras d’un homme d’âge mûr qui lui était inconnu.

— Héritière Cétout.

Rhys hocha la tête, avant de se souvenir qu’il devait s’incliner. Sa courbette fut tout aussi maladroite que de coutume, mais cela eut le mérite de faire sourire ses interlocuteurs.

— Les rumeurs à votre sujet vont bon train, après votre cérémonie d’introduction et maintenant cet évènement. On parle beaucoup de vous.

— Les gens doivent vraiment s’ennuyer par ici…

L’impératrice et son compagnon rirent d’une joie non feinte. L’insolence dont faisait preuve le jeune homme semblait les amuser car il ne reçut aucune remontrance.

— Je suis fière de votre conduite et de votre courage pour défendre l’Héritier De Lamin.

Peu enclin à recevoir une nouvelle vague de félicitations inappropriées à ses yeux, le danseur se contenta de hausser les épaules avant de demander ce qui le préoccupait davantage que de savoir si oui ou non il avait fait preuve d’un comportement honorable.

— Vous allez punir l’autre…

Il dut se retenir de proférer des injures devant la femme qui gouvernait le pays.

— … le 1er Attributeur ?

Un soupir fatigué s’échappa de la souveraine.

— Hélas, je ne peux rien faire contre lui dans ce contexte.

Rhys manqua de protester avec véhémence, mais un geste de la main vint l’interrompre.

— Néanmoins, il existe bien d’autres moyens de faire tomber cet homme.

L’impératrice lui adressa un clin d’œil qui rassura plus que de raison le jeune homme. Il avait confiance en elle et sa prestance n’y était pas étrangère. Il lui sourit pour la remercier, puis reprit conscience de l’autre homme présent. La curiosité l’emporta sur la bienséance, une fois de plus :

— Qui êtes-vous ?

Loin de s’offusquer, le noble l’observa avec amusement.

— Je me nomme Abraztimsh Rah’Zclem.

— Abrada quoi ?

— Vous pouvez m’appeler Abraz. Mon nom est difficile à prononcer pour votre langue.

— Vous êtes étranger ?

— Je viens d’un Archipel dans la mer du Sud.

Cela expliquait son teint basané et le léger accent.

— Je n’ai jamais entendu parler de vous, ne put s’empêcher de remarquer Rhys.

Loin de se douter que son intervention pouvait lui valoir plusieurs mois de prison, le danseur scrutait Abraz en tentant vainement de se remémorer des cours de Seigneur Fier Zèle sur les familles nobles. Aucun nom semblable à celui de son interlocuteur ne lui revenait en mémoire, alors même qu’il avait dû éplucher des listes d’invités interminables.

— Je ne peux dire de même en ce qui vous concerne, répliqua l’étranger avec un sourire.

— Les gens s’ennuient beaucoup trop à cette cour pour avoir envie de parler de moi, grommela-t-il.

— J’admets que la vie mondaine est d’un terrible ennui. Mais depuis votre arrivée, il y a déjà eu une explosion dans les cuisines, la destruction d’un reliquat divin et l’humiliation de l’homme le plus puissant après ses Majestés l’Empereur et l’Impératrice. J’ai hâte de voir ce que nous réserve l’avenir à vos côtés.

Rhys ne put empêcher une certaine rougeur venir s’étaler sur son visage. Il se força à continuer la conversation pour dissiper sa gêne :

— Vous êtes de passage dans le pays ?

— Abraz, cesse donc de taquiner l’Héritière Cétout, intervint l’impératrice. Il s’agit de mon mari.

— Votre quoi ?

— Mon mari. Nous sommes mariés.

Il fallut un temps infiniment long au jeune homme avant d’assimiler la chose. Il fronça les sourcils, les releva, puis les fronça une nouvelle fois, sans comprendre.

— Mais euh… bafouilla-t-il. Et l’empereur ?

Alors que l’impératrice riait en tentant de garder un semblant de dignité et d’élégance, Abraz afficha une moue dégoûtée très loin de toute la grâce préconisée par l’étiquette. Lorsqu’ils reprirent leur sérieux, ils se moquèrent de son incapacité à retenir les cours de Seigneur Ferzel.

— Être impératrice ne signifie pas être mariée à l’empereur, Héritière Cétout. Lorsque le système des Attributeurs de Rois a vu le jour, ils ont également aboli cette tradition insensée du mariage. Nous pouvons nous marier avec qui nous le souhaitons, bien que certains trouveront toujours quelque chose à y redire.

Rhys fit un « oh » silencieux qui resta figé sur son visage alors qu’il réfléchissait à toute vitesse à ce que cette découverte signifiait. Lorsqu’il reprit ses esprits, le couple se disputait gentiment un toast en forme d’étoiles. La souveraine rousse se dressait fièrement sur ses appuis, comme si elle s’apprêtait à combattre une horde d’envahisseurs, et non pas à négocier pour la dernière biscotte du plateau. Abraz, quant à lui, arborait une mine sévère qui ferait pâlir plus d’un, mais un œil aiguisé aurait remarqué le début d’un sourire au coin de ses lèvres et l’étincelle amusée qui brillait au coin de sa pupille. Soudain, le danseur fut soulagé. Non pas parce que cela signifiait qu’il pourrait se marier à qui il le souhaitait, s’il était condamné à rester un membre de la famille royale, mais parce que l’impératrice semblait heureuse et qu’elle avait toujours été très gentille avec lui. Il l’appréciait et cela lui faisait plaisir de voir qu’elle était en bonne compagnie.

Le jeune homme s’apprêtait à prendre congé des deux tourtereaux, mais un nouvel élan de curiosité le piqua bien malgré lui.

— Pourquoi ne m’appelez-vous plus Rhys, comme auparavant ?

Il avait bien remarqué que son aînée usait désormais de son titre honorifique pour lui parler. Bien qu’il n’en comprenne pas vraiment la raison, cela éveillait en lui un pincement au cœur trop douloureux pour être ignoré.

— Maintenant que vous avez été introduite à la cour, je ne puis vous nommer impunément comme je le désire. Par ailleurs, votre changement de genre s’accompagnera peut-être d’un changement de nom et je n’ai pas voulu me montrer indélicate.

— Oh… Merci. Mais Rhys me convient très bien et puis… Nous savons tous les deux qu’être un garçon me convient parfaitement et que c’est uniquement pour Sytian que j’ai prétexté vouloir devenir une fille.

— Et c’est tout à votre honneur, lui sourit-elle. Mais même si les plus intelligents l’ont compris, il serait plus sage de vous faire passer pour une fille pour un moment pour calmer la colère du 1er Attributeur de Rois. Votre intervention a été officielle, cela ne peut pas être considérée comme une chose à prendre à la légère. Lorsque votre position et celle de l’Héritier De Lamin seront plus stables et renforcées, nous pourrons régler ce problème. En attendant, cela pourrait être dangereux de ne pas appliquer vos propres propos.

Dépité, mais résigné, le danseur hocha la tête, conscient que Sytian pâtirait de ses erreurs à partir de maintenant.

— C’est pourquoi je vous conseille de choisir un nouveau nom à partir de maintenant.

— Non.

Peu importait l’indélicatesse et l’arrogance à cet instant. Son refus avait claqué avec force. Sa sécheresse n’avait pas échappé au couple.

— Je comprends que vous puissiez être attaché à votre prénom, Héritière Cétout, mais ce ne sera sans doute que temporaire et…

— Non.

— Garder « Rhys » pourrait être dangereux.

— Tant pis.

— Ce n’est pas vraiment féminin…

— Je n’en choisirai pas un autre.

La rousse s’interrogea silencieusement : il était capable de sacrifier sa dignité et sa réputation pour sauver son ami, tandis que l’idée de choisir un nouveau le rebutait autant ? Lorsqu’elle reporta son attention sur le jeune homme, il n’y avait plus de trace de l’adolescent un peu pataud et perdu. Il restait un enfant amaigri par le froid et la faim, les yeux douloureux d’avoir tant perdu. Ce fut ce regard sombre qui convainquit l’impératrice de capituler. Elle ne comprenait pas la raison de cet acharnement, mais elle imaginait sans mal qu’il s’agissait de quelque chose qui lui tenait à cœur.

— Bien, soupira-t-elle. J’essayerai de trouver une solution à ce problème et je vous recontacterai.

Un poids s’évapora aussitôt des épaules du plus jeune. Il la remercia chaleureusement. Il s’apprêtait une nouvelle fois à rejoindre Zéphyr, lorsqu’un dernier détail le retint.

— Lorsque nous nous sommes rencontrés, vous avez dit vous appeler Lynia. C’est votre vrai nom ?

— Il s’agit de mon deuxième prénom. Je m’appelle Xénafylé.

Rhys acquiesça.

— C’est joli.

— N’est-ce pas ? s’enthousiasma Abraz alors que sa femme levait les yeux au ciel.

— Je vous libère, Héritière… Rhys.

Ce dernier leur adressa un sourire avant de prendre congé, sans oublier une petite courbette ridicule pour les saluer. Cette fois-ci, il ne laissa personne l’empêcher d’atteindre la sortie : il courut presque jusqu’à l’immense porte pour échapper à ce monde un peu trop porté sur les mondanités burlesques à son goût. C’est en franchissant le seuil que l’adolescent prit conscience du poids qui pesait sur ses épaules. Les regards scrutateurs, l’atmosphère protocolaire, la tension de Sytian, le céleri pourri qui faisait office de 1er Attributeur de Rois, les ombres orageuses dans les iris de Zéphyr… Il pouvait enfin souffler, loin de tous ces sourires tapageurs et ces airs hypocrites, pour se concentrer sur son ami.

Il n’eut pas le temps de faire deux pas qu’il s’écrasa face contre terre. Finalement, il allait d’abord retirer ce pantalon immonde, puis partir à la recherche d’une certaine fontaine de salon.

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