Chapitre 14

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— Zéphyr ! Attends !

Rhys haletait, son cœur cognant contre les parois de sa cage thoracique pour manifester sa contrariété d’être ainsi maltraité. Cela faisait plusieurs semaines qu’il avait arrêté de pratiquer une quelconque activité physique, sans compter qu’il mangeait de façon terriblement inconstante, prenant et perdant du poids comme une girouette changeait de direction. Son corps criait grâce alors qu’il courait dans les escaliers. Il s’arrêta pour reprendre son souffle. Il entendait encore son ami gravir les marches à toute vitesse.

Dès qu’il fut remis d’aplomb, l’adolescent se redressa et reprit sa course poursuite. Zéphyr commençait à le distancer et il se demandait d’où il pouvait bien tirer toute cette énergie. Lui-même se sentait incapable de continuer à mettre un pied devant l’autre. Pourtant, il s’obstinait à persévérer, ses poumons brûlants par l’air glacé qu’il avalait. C’est à cet instant qu’il remarqua qu’il n’était plus dans le palais, mais dans une tour ouverte sur l’extérieur. Elle ne possédait que quatre piliers torsadés pour la soutenir, des murs éventrés sur le ciel, tandis qu’en son centre se dressait fièrement l’escalier en colimaçon qu’il montait.

Une bourrasque vint se faufiler dans les cheveux bruns du jeune homme. Le soleil déclinait à l’horizon dans un camaïeu orangé. Rhys se figea, captivé par les couleurs de feu qui illuminaient la voûte céleste. Il secoua la tête pour se remettre les idées en place et se recentrer : il reprit sa montée de l’enfer, gravissant les marches deux par deux. Il n’entendait plus les pas de Zéphyr au-dessus de lui. Bientôt, il arriva sous une plateforme foncée. Il tâtonna la surface lisse jusqu’à trouver l’interstice d’une ouverture. Comprenant qu’il s’agissait d’une trappe, il força dessus, sans succès.

— Zéphyr ! Je sais que tu es là, ouvre-moi !

Seul le vent lui répondit d’une claque sur le visage.

— S’il te plaît Zéphyr, ouvre !

Il tambourina contre la trappe, mais son ami ne semblait pas décider à céder à son exigence.

— Je suis vraiment désolé si je t’ai blessé, ce n’était pas mon intention. J’étais content que tu sois venu à mon introduction à la cour.

Il n’avait pas la moindre idée de la façon pour faire capituler son ami. Astyal ou Sytian auraient sans doute été bien meilleurs orateurs que lui, mais ce n’était pas eux qui avaient fait pleurer Zéphyr en découvrant son regard améthyste.

— Astyal est venue me voir aussi. Elle dit que je suis un idiot.

Il crut entendre un petit rire, avait-il rêvé ?

— Elle n’est plus fâchée contre nous. Enfin, elle prétend le contraire, mais je crois qu’elle n’est plus en colère.

Il s’assit sur les dernières marches, les yeux tournés vers l’horizon pour suivre les nuages passer. Il garda son regard focalisé au loin pour ne surtout pas regarder en bas. Son ventre se tordait douloureusement rien qu’à la pensée de l’altitude.

— Je m’entends bien avec Sytian. C’est quelqu’un de gentil.

Un petit grognement s’échappa d’au-dessus de lui.

— Il est amoureux d’Astyal. Tu aurais dû voir sa tête quand elle a commencé à l’engueuler.

Il fit une pause, comme pour se remémorer en même temps que Zéphyr imaginait la scène.

— Le connard de 1er Attributeur de Rois voulait qu’il se force à redevenir une fille. Seigneur Bretzel l’a protégé, mais ça n’a pas suffi, alors j’ai hum… j’ai dit que je me faisais passer pour un garçon alors que je me sentais comme une fille.

Sa remarque dut éveiller quelque chose chez son auditeur car la trappe s’ouvrit brusquement. Étonné, le danseur se faufila tout de même dans l’ouverture. Les derniers rayons du soleil vinrent l’éblouir avant qu’il ne puisse distinguer les traits de son ami.

— De toute façon, tu as toujours été plus beau en robe.

Dans la voix de Zéphyr perçait de l’amusement, mais il y avait aussi cette fêlure, comme quelqu’un qui avait crié ou trop pleuré. Aveuglé par la lumière vespérale, Rhys plissa les yeux avec une grimace, puis porta sa main à son front pour en faire une visière. Il n’eut cependant pas le temps d’apercevoir quoi que ce soit : une masse se jeta contre lui. L’adolescent referma instinctivement ses bras autour du corps tremblant de son ami. Ce dernier se blottit contre lui, le visage caché dans sa chemise blanche. Le danseur pouvait sentir les frissonnements qui secouaient le corps qu’il enlaçait.

— Tu as froid ?

L’apprenti Attributeur de Rois secoua la tête contre son giron pour dénéguer. Rhys tenta de s’extirper de son étreinte pour voir son visage, mais Zéphyr resserra sa prise pour le garder contre lui.

— Ne pars pas, souffla-t-il si bas que l’héritier crut l’avoir imaginé.

Les doigts de l’adolescent se crispaient contre la chemise blanche. Une rafale les fit tanguer, funambules qu’ils étaient sur le toit du monde. Le plus jeune sentit son cœur se serrer douloureusement. Il sourit, une joie amère sur le bout des lèvres. Il profita de l’étreinte en maudissant l’idiot qu’était Rhys.

Ce dernier finit par se dégager, mal à l’aise face à une telle débauche de sentiments, même de la part de Zéphyr. Ce dernier reniflait également dans sa manche, de grosses larmes de crocodiles sur les joues.

— Tu ne t’arrêtes donc jamais de pleurer ? laissa échapper le danseur avec son tact habituel.

— Jamais. Dans ma tombe, je pleurerai encore.

— Pourquoi est-ce que tu pleurerais dans ta tombe ? Tu seras mort.

— Justement.

— Tu es triste de mourir ?

— Non. Je serai triste de laisser derrière moi ceux que j’aime. Cela me fait peur.

L’apprenti Attributeur de Rois tourna son regard vers l’horizon où le soleil terminait sa course. Ses iris avaient repris les teintes que son ami avait toujours connu : une nuance de brun des plus banales.

Rhys médita un long moment sur les paroles de son interlocuteur. Lui-même n’avait pas peur de la mort, il l’avait côtoyée de près et savait à quoi s’attendre. Mais l’angoisse de laisser quelqu’un derrière lui, cela, il l’ignorait. Et il n’aurait certainement pas pensé que Zéphyr puisse avoir ce genre de sombres pensées, lui qui semblait rire de tout et pleurer de rien.

Il fut sorti de ses réflexions lorsque son ami se laissa tomber lourdement sur le sol. Il haussa les épaules, avant de s’asseoir à son tour. Le soleil avait définitivement disparu pour laisser place à la lune. Ne restait de sa présence que d’immenses traits de lumière orangés. À ses côtés, Zéphyr se mit à fredonner un air doux. En l’écoutant, Rhys se sentait plus apaisé qu’il ne l’avait jamais été. Son vertige s’était perdu avec les derniers éclats du jour, son inquiétude s’était dissous dans la mélodie. Lorsqu’il aperçut les premières étoiles au-dessus de sa tête, il se laissa glisser en arrière jusqu’à totalement s’allonger contre la surface lisse de la plateforme. Son ami en fit de même en silence.

La nuit déposait son long manteau sur le monde sans un bruit. Les constellations commençaient alors leur bal nocturne, scintillantes comme des rires tintant. Rhys contemplait cet univers dont il n’avait jamais eu conscience, le cœur tambourinant dans sa cage thoracique. Ses mains se pressèrent contre sa chemise, à défaut de pouvoir attraper la beauté entre ses doigts. Une étoile filante traversa soudain la voûte céleste. Il se figea, dans l’incompréhension.

— Qu’est-ce que c’était ? souffla-t-il, comme si parler à haute voix risquait de briser le ciel.

— Je ne sais pas.

Zéphyr se tut, avant de reprendre, tout doucement :

— Faisons un vœu.

— Pourquoi ?

— Pour que les étoiles ne s’éteignent jamais.

Ils fermèrent les yeux un instant.

— Comment est-ce que tu fais pour changer la couleur de tes yeux ?

L’adolescent se tendit imperceptiblement. Toutefois, il répondit d’un chuchotement à peine audible :

— Des lentilles…

— Ça ne fait pas mal ?

— Parfois. Quand je suis fatigué surtout.

Rhys acquiesça.

— Tu peux les enlever si tu veux. Je ne verrai rien.

Zéphyr ne répondit guère, mais il se redressa pour retirer les verres. Il se tourna vers le danseur, ne distinguant de lui qu’une masse sombre. Il se rallongea et se plongea à nouveau dans la contemplation stellaire. Le plus âgé fit de même, soulagé intérieurement que son ami lui fasse suffisamment confiance pour se dévoiler de cette façon. Il ne pouvait rien voir, mais cela n’avait aucune importance. Il souriait encore quand il sentit un poids contre son épaule et une main attraper la sienne.

La lune commençait à se lever sur les deux adolescents en contrebas. Sa lumière vint chasser les étoiles. Rhys pouvait se sentir partir vers les limbes du sommeil et l’idée de dormir à des centaines de mètres de hauteur ne lui plaisait guère. Il secoua son ami pour le tirer de sa somnolence.

— Rentrons, il commence à faire froid et je suis fatigué.

Dans un bâillement à s’en décrocher la mâchoire, Zéphyr s’étira et se frotta les yeux, tel un enfant. Il serra les pans de sa chemise contre lui dans l’espoir d’en garder la chaleur, avant de revenir se blottir contre Rhys. Ce dernier le regarda faire, attendri malgré lui par son comportement. Lorsqu’une nouvelle bourrasque vint cependant lui cingler le visage, il s’obligea à brusquer le jeune homme.

— Zéphyr, réveille-toi, allez, tu pourras dormir à l’intérieur.

— Mmmmh non.

L’héritier le secoua par l’épaule, sans résultat. Il soupira et commença à se lever. Cette fois-ci, le châtain s’accrocha à sa taille pour l’empêcher de partir.

— Je suis bien lààà, râla-t-il.

— Tu seras encore mieux dans ton lit.

— Mais tu n’es pas dans mon lit !

— J’espère bien que je n’y suis pas ! s’exclama Rhys avec horreur.

Alors que Zéphyr poussait un grognement de désespoir, le danseur remerciait l’obscurité de cacher sa rougeur. Pourquoi diable rougissait-il ? Il bondit sur ses pieds, sans égard à son interlocuteur qui s’écrasa contre le sol dans un cri étranglé.

— Ça fait maleuuuh ! geignit l’apprenti Attributeur de Rois.

Il s’étendit face contre terre, les bras écartés. Rhys soupira et le tira jusqu’à la trappe qu’il ouvrit dans un grincement. Cependant, quand il vit les escaliers de la tour, il recula précipitamment. La clarté de la lune permettait très distinctement de discerner le vide qui entourait les marches. Malheureusement, Zéphyr s’était déjà fait une raison et commençait à descendre en pestant contre celui qui l’empêchait de dormir. Il avait déjà avancé de plusieurs pas lorsqu’il se rendit compte que son travesti préféré était resté planté en haut des marches.

— Ah bah ça valait bien la peine de me forcer à rentrer au château alors que JE DORMAIS si toi-même tu ne descends pas !

Le danseur ne répondit pas, le regard enchaîné au vide qui bordait l’escalier. Il ferma les yeux, les mains tremblantes et le dos en sueur. La descente était définitivement pire que la montée. Le plus jeune remarqua rapidement le trouble de son aîné et vint à sa rescousse.

— Tu as le vertige ?

Rhys acquiesça et s’accrocha à la main que son ami lui tendait. Lorsque ce dernier commença à le tirer à sa suite, il sentit ses jambes flageoler et la bile monter.

— Non, non, on est très bien en haut, j’ai changé d’avis !

— Allez viens là, petite princesse.

— Petite quoi ?!

Zéphyr éclata de rire face à l’air courroucé que le brun affichait. Il profita de sa colère pour l’attraper par la taille et descendre les escaliers en le portant.

— ZÉPHYR QU’EST-CE QUE TU FAIS ?! LÂCHE-MOI SOMBRE CRÉTIN !

Le jeune héritier se débattit de toutes ses forces, complètement paniqué. Ses gesticulations manquèrent de les faire basculer tous les deux dans le vide. En sentant son porteur vacillé, il s’accrocha à son cou et hurla :

— NE ME LÂCHE PAS ! NE ME LÂCHE SURTOUT PAS !

L’apprenti Attributeur de Rois, pas le moins de monde inquiet, ricana du changement d’attitude. Il continua sa descente comme si de rien n’était, Rhys accroché à lui comme un koala à sa branche. Il avait passé ses jambes autour de sa taille et ses bras manquaient de l’étouffer, mais le châtain ne se plaignait pas, se contentant parfois de faire une pause pour reprendre son souffle, et redresser son lourd fardeau pour l’empêcher de glisser.

— On va mourir, on va vraiment mourir…

— Vu comment tu m’étrangles, c’est certain.

Un grognement contre son cou lui répondit, mais l’étreinte se desserra légèrement.

Finalement, ils arrivèrent en bas sans incident hormis une étrange marque rouge autour de la gorge du plus jeune.

— Princesse, nous sommes arrivés.

— Qui est-ce que tu traites de princesse ?!

Zéphyr lui tira la langue alors que Rhys posait pied à terre. Il manqua de se jeter au sol pour embrasser les pierres. Plus jamais il ne retournait là-bas ! Plus jamais ! La terre ferme, c’était parfait. Il continuait d’en vanter les mérites alors qu’ils arpentaient les couloirs vides du palais. Plus exactement, le danseur se laissait guider, puisqu’il n’avait pas la moindre idée de leur position, ni de comment rentrer. Après quelques minutes de marche silencieuse, parfois ponctuée d’un grommellement d’un certain idiot ou d’un bâillement de son fidèle acolyte, ils débouchèrent sur un croisement où le plus jeune les fit s’arrêter.

— L’aile des héritières est de ce côté.

Il ponctua sa pique d’un clin d’œil moqueur qui ne manqua pas de faire grincer Rhys. Il n’eut cependant pas le temps de répondre ; il fut interrompu par Malza qui déboula dans le couloir à toute vitesse.

— Votre Altesse, nous nous faisions un sang d’encre ! Venez vite vous coucher, vous allez avoir besoin de repos pour les jours qui viennent. Nous vous avons préparé un lit dans vos nouveaux appartements.

La servante commençait déjà à faire demi-tour pour le guider. Le jeune homme poussa un long soupir, avant de la suivre. Il se retourna une dernière fois pour adresser un léger salut à son comparse. Zéphyr lui souriait avec cette malice qui semblait ne jamais le quitter, tandis que ses iris violets brillaient dans l’obscurité.

Rhys était certain que le monde ne manquerait pas de s’effondrer très prochainement, mais il était au moins rassuré sur une chose : il ne serait pas seul dans cet enfer à venir.

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