Prologue : Une douleur qui ne saigne pas

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Il aime quand le silence respire encore. Quand l’air est un peu moite, mais pas assez pour troubler la peau. Quand la lumière, filtrée par les volets clos, glisse sans oser s’installer. Il n’aime pas l’obscurité. Il préfère la clarté incomplète. Celle qui ment. Celle qui fait croire que tout va bien, que rien ne se joue dans l’ombre.

La pièce est presque vide. Un lit. Une chaise. Un miroir sans tain accroché au mur du fond. Pas de fenêtre. L’air y circule à peine, comme si même lui hésitait à entrer. Les murs sont gris, fatigués, tachés de vieilles marques qui n’ont plus d’origine. Il ne les nettoie pas. Il dit que ce n’est pas sale. Que c’est juste ce qu’il reste quand les cris se taisent.

Elle est là. Étendue. Recroquevillée. Son souffle est lent, irrégulier. Un souffle qui hésite. Il l’observe depuis longtemps. Il connaît ses respirations, ses mouvements de repli, les tremblements de ses mains quand elle croit qu’il ne regarde pas. Elle a cessé de parler il y a plusieurs jours. Il n’a pas compté. Il ne compte jamais. Le temps est une invention des autres. Lui, il mesure en regards vides.

Il ne dit jamais son prénom. Il ne le pense même pas. C’est trop humain, un prénom. Trop fragile. Un prénom, c’est un souvenir. Et lui, il ne garde rien. Il efface. Lentement. Comme on gratte la rouille sur un métal ancien. Jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que la matière brute, nue, indéfinissable.

Il prend des notes. Pas sur du papier. Dans sa tête. Une mémoire clinique, froide. Il note ce qui disparaît en elle. Le jour où elle a cessé de se retourner quand la porte s’ouvrait. Le moment où elle a mangé sans demander ce que c’était. Le moment où elle a cessé de se cacher. Ces petites morts invisibles.

Ce qui l’intéresse, c’est ce qui reste quand tout a été enlevé.

Les pleurs, il les attend. Ils arrivent. Puis s’épuisent. La peur, il la connaît par cœur. Elle palpite, elle mord, elle supplie. Puis elle s’endort. Ce qu’il cherche, ce qu’il observe… c’est la faille dans la volonté. Le moment exact où l’intérieur flanche. Quand il n’y a plus de colère. Ni de fuite. Quand même l’instinct finit par cesser de frapper contre les parois.

Elle résiste. Encore. C’est fascinant. C’est presque beau.

Elle ne crie plus, mais elle lutte encore. Par les yeux. Par l’absence qu’elle se forge. Elle refuse de le regarder. Elle refuse même de le haïr. Et ça, c’est rare. C’est nouveau. Elle a compris. Elle sait que la haine nourrit. Alors elle se ferme. Elle devient pierre.

Mais lui, il aime les pierres. Il sait comment les fissurer. C’est une douleur qui ne saigne pas.

Il la regarde comme on regarde une sculpture qui n’est pas terminée. Il ne la touche pas. Pas aujourd’hui. Ce n’est pas une question de désir. Ce n’est jamais une question de désir. Le désir corrompt. Lui, il veut autre chose. Il veut l’abîme. Il veut regarder quelqu’un tomber à l’intérieur de soi-même et ne plus en ressortir. Il veut voir la dernière étincelle s’éteindre, non pas sous la douleur, mais dans l’indifférence.

Il pense qu’un être humain est une forteresse faite de souvenirs. D’émotions. De résistance. Il veut en être le vent. L’érosion. Lentement, méthodiquement, sans colère. Il ne frappe pas. Il observe. Il parle parfois. Des phrases anodines. Des questions sans réponse. “Qu’est-ce qui te manque le plus ?” “Tu te souviens de ta voix ?” “Est-ce que tu as déjà rêvé de ne plus rien ressentir ?”

Parfois elle cligne des yeux. Parfois non. Il n’attend pas de réponse. Il attend le vide.

Ce corps qu’il garde là, dans cette pièce, n’est plus une proie. C’est une vérité à défaire. Il ne veut pas qu’elle meure. Il veut qu’elle cesse d’exister sans mourir. Qu’elle reste. Mais absente. Comme un vêtement vide.

Il aime la façon dont la lumière frôle ses cils quand elle est immobile. Il aime le son de ses ongles quand elle les frotte contre la paume de sa main. Elle ne sait même plus pourquoi elle le fait. Un geste ancien. Un souvenir du dehors. Bientôt, elle ne saura même plus ce qu’est le dehors.

Il se lève. Marche jusqu’à la porte. Il ne la ferme pas à clé. Il n’en a pas besoin. Il sait qu’elle ne bougera pas. Elle ne sait plus où aller. Elle ne sait plus qui elle est. Elle se laisse porter par la pièce. Comme un animal qui aurait oublié son enclos.

Il referme doucement. Le cliquetis du loquet résonne un peu. Il s’arrête. Regarde autour. Le couloir est vide. Tout est toujours vide ici. Il a aménagé cet endroit dans un ancien corps de ferme. Pas trop loin d’une nationale. Pas trop près non plus. Personne ne vient. Personne ne cherche.

Il descend les escaliers, traverse une pièce plus vaste. Il y a d’autres portes. D’autres silences. Il n’a jamais été pressé. Il croit que le temps est un allié fidèle. Il croit que la douleur physique est vulgaire. Lui, il préfère les plaies intérieures. Celles qui ne se referment pas.

Il entre dans une pièce aux murs tapissés de vieux journaux. Ce n’est pas pour les lire. C’est pour le bruit. Le froissement des pages quand l’air passe. Il aime ça. Il dit que c’est comme si les murs respiraient. Comme si l’histoire du monde soupirait autour de lui.

Il s’assied dans un fauteuil. Ancien. Usé. Un fauteuil qui a appartenu à son père, ou à un homme qui lui ressemble. Il ne s’en souvient pas. Il ferme les yeux.

Et pense à elle. À celle d’avant. Celle qu’il a gardée longtemps. Celle qu’il a brisée sans le vouloir. Trop tôt. Trop vite. Il a appris. Il ne refera pas la même erreur. Il se souvient vaguement de sa voix, trop cassée pour supplier.

Celle-là… celle d’en haut… elle tiendra plus longtemps. Elle a quelque chose. Il ne sait pas quoi. Il n’a pas besoin de savoir. Il veut juste l’user. Jusqu’à ce que même sa présence devienne une absence.

Il rouvre les yeux. Se lève. S’étire. Il retourne vers l’escalier. Il pense qu’il pourrait lui parler aujourd’hui. Pas beaucoup. Juste un peu. Une phrase. Une image. Il aime glisser des souvenirs dans l’esprit des autres. Des souvenirs qui ne leur appartiennent pas. Juste pour voir s’ils les attrapent. S’ils les croient. S’ils s’y accrochent comme à des restes d’eux-mêmes.

Il remonte. Rouvre la porte. Elle n’a pas bougé. Elle ne lève pas les yeux. Elle est là. Simplement là. Comme si elle avait toujours été là.

Il sourit. Presque tendrement. Puis murmure :

— Tu sais, parfois, je rêve que tu n’aies jamais existé.

Et il referme.

Silence.

Elle sentit quelque chose. Ce n’était pas de la peur. Ni de la haine.
Sa main se referma lentement sur elle-même, sans raison.
C’était une douleur.
Une douleur qui ne saigne pas.



Note de l’auteur :

Ce prologue appartient à un projet en cours d’écriture : La douleur de l’âme, un thriller psychologique situé dans le même univers que Les Échos d’un regard.

Il peut se lire indépendamment, mais il résonnera plus fort une fois l’univers complet révélé.

Je le publie ici comme une trace, un souffle, un avant-goût.

La suite viendra quand le temps, les cendres et les mots seront prêts.

Merci de votre lecture.

L’écho d’une douleur sera la résonance de la guérison.

— Duvinage Erwann


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