Chapitre 2 : La douleur oubliée
Chaque pas faisait gémir le bois, comme si la maison protestait. Toujours ce bois humide, gonflé par l’oubli, qui geint comme s’il voulait parler. Ethan avance pourtant. Pieds nus. Dans cette pièce qui ne change jamais. Ou presque.
Les fenêtres sont là, barricadées, mais ce soir, un détail lui arrache un frisson : la porte, celle du fond, n’est plus close. Elle est entrebâillée, comme si quelque chose s’y attendait. Comme si le rêve, lui aussi, avait commencé sans lui.
Il s’approche. La lumière est rare, maigre filet d’un dehors absent. L’air est plus froid. Plus dense. Il reconnaît chaque recoin, chaque tâche au mur. Mais aujourd’hui, une voix s’élève. Une voix d’enfant, étouffée, lointaine. Elle chante. Ou murmure. Il n’est pas sûr. C’est un rythme sans mots. Un appel sans appel.
La porte grince quand il la pousse. Derrière, l’escalier. Bois brut. Plongeant. Menaçant. Toujours là. Mais ce n’est plus le vide absolu. Il distingue une forme, en bas, comme si l’obscurité elle-même dessinait un contour.
Il descend une marche. Une autre. Son cœur cogne. Un frisson lui remonte le dos, électrique, sec. La silhouette ne bouge pas. Elle est tournée de dos. Immobilité parfaite. Il veut parler. Mais aucun son ne sort. Alors il avance, lentement. Il tend la main. À portée.
Et puis… elle se retourne. Mais il n’a pas le temps de voir. Le monde bascule d’un seul coup.
Il se réveille.
Il se réveilla brutalement, comme on échappe à une noyade. Le souffle court. La nuque trempée de sueur. Le cœur battant si fort qu’il eut peur, l’espace d’un instant, qu’il ne s’arrête net. L’aube filtrait à travers les rideaux fermés. Une lumière pâle, presque maladive, peignait les murs d’un gris épuisé. Ethan restait allongé. Immobile. Le drap collé à sa peau.
Le rêve… non. Ce n’était pas un rêve. C’était un message. Une menace. Une question qu’il ne comprenait pas.
Il se leva lentement. Chaque mouvement semblait devoir traverser une mer de cendre. Il traîna jusqu’à la salle de bain, évitant de croiser son propre regard dans le miroir. L’eau froide coula dans ses mains. Il s’en aspergea le visage, plusieurs fois, comme pour laver ce qu’il ne pouvait dire. Mais l’eau glissait sur quelque chose de plus ancien. Incrusté.
Il leva les yeux. Dans le miroir, ce n’était pas vraiment lui. Ce n’était plus vraiment lui. Juste un visage creusé. Des cernes épaisses. Les yeux trop fixes. Trop verts. Il resta là un moment, mains posées sur le bord du lavabo, à se demander si cette journée serait différente des précédentes.
Elle ne le serait pas.
À l’hôpital, les couloirs semblaient plus longs. Plus bruyants. Trop blancs. Ethan avançait comme un spectre, traversant les patients sans vraiment les voir. Il souriait par réflexe, répondait par automatisme. Les gestes venaient, mécaniques. Mais la pensée, elle, restait dans les marches du rêve.
Un vieil homme lui prit la main, le remercia d’un mot qu’il n’entendit pas. Une infirmière lui parla, trop vite. Il n’écouta pas. Il avait oublié pourquoi il était là. Oublié comment il était censé exister. Le badge autour de son cou semblait appartenir à un autre.
Dans son casier, son téléphone vibra. Un message.
William : Besoin d’un café ?
Ethan le regarda longtemps. L’écran resta allumé jusqu’à s’éteindre. Il ne répondit pas.
Il rentra tôt. Prétexta une migraine. On ne lui posa pas de questions. Il traversa les rues en marchant vite, comme si le vent pouvait le poursuivre. Son appartement l’accueillit dans son silence habituel. Mais ce soir-là, le silence était plus lourd que d’ordinaire.
Il n’alluma pas la lumière. Pas besoin. Le jour finissait à peine de mourir, et les ombres suffisaient.
Il s’assit sur le bord du canapé, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains. Pas vraiment fatigué. Pas vraiment réveillé non plus. Entre deux états. Comme ces limbes dont il s’échappait chaque nuit.
Sur la table basse, un carnet noir traînait. Usé sur les bords. Il l’ouvrit sans y penser. Les premières pages étaient vierges. Sur les suivantes, des mots épars, des fragments de rêves, des pensées griffonnées sans logique. Il en feuilleta quelques-unes sans les lire. Puis il s’arrêta.
Et il écrivit.
Il ne savait pas pourquoi. Juste un prénom. Cinq lettres. Gaël.
Il resta figé.
Ses doigts tremblaient légèrement. Son cœur s’était ralenti d’un coup, comme pour faire de la place à ce mot. Il le regardait. Il ne le reconnaissait pas. Mais il savait. Quelque part, il savait.
Ce n’était pas un prénom pris au hasard. Ce n’était pas une erreur. C’était une mémoire étrangère glissée dans sa main.
Il relut le mot. Puis le barra. Trop fort. Trop dangereux.
Mais en dessous, il le réécrivit. Plus petit. Comme un secret. Il le prononça à voix basse.
— Gaël…
Rien ne venait. Aucun visage. Aucune date. Seulement un frisson. Un vertige. Comme si le sol se dérobait sous une couche de souvenirs enterrés vivants.
Il se leva brusquement. Ouvrit ses tiroirs. Ses placards. Sa boîte à photos. Ses anciens comptes mails. Rien. Aucune trace. Aucun Gaël. Nulle part. Et pourtant, il savait que ce prénom était à lui. Qu’il lui avait appartenu.
Il se laissa tomber contre le mur, dans la chambre à demi plongée dans le crépuscule. Le carnet toujours en main.
Ce n’était pas un rêve.
C’était une vérité effacée.
Et elle revenait.
Il s’endormit sans s’en rendre compte. Pas de transition. Pas de pensée. Juste une glissade. Et la pièce. Toujours la même. Elle l’attendait.
Le plancher craquait sous ses pas, plus fort cette fois. Chaque grincement semblait répondre à une respiration qu’il n’avait pas. L’air était plus dense, plus sombre, plus lourd. Les murs étaient tachés d’humidité, mais vivants. Comme si la maison retenait son souffle.
Et la porte. Toujours la même. Entrouverte.
Une voix. Pas un mot. Un chuchotement cassé, comme un souvenir abîmé par le temps.
Il s’approcha.
L’escalier descendait encore. Plus profond. Les marches semblaient infinies. Il mit le pied sur la première. Puis une autre. Sa main glissa sur la rampe, humide, rugueuse. Un goût métallique dans la bouche.
Il descendait.
Et au bas des marches, elle.
Dos à lui. Petite. Immobile. Une robe claire. Des cheveux tirés, attachés en tresse. Le genre de coiffure qu’on fait aux enfants avant de partir à l’école. Mais elle ne bougeait pas. Elle ne respirait pas.
Il tendit la main. Hésita. Un souffle dans la nuque. Non, pas un souffle. Une présence.
Il s’approcha encore.
— Gaël… murmura-t-il.
La silhouette tressaillit. Elle tourna la tête. Lentement. Et il vit ses yeux.
Il hurla.
Mais aucun son ne sortit.
Il se redressa dans son lit, les draps en bataille, la peau glacée. Son cri mourut dans sa gorge. Une main contre sa poitrine, il chercha de l’air comme on sort d’une noyade. Encore.
Son cœur battait. Trop fort.
Mais pas aussi fort que le nom qui résonnait encore dans sa tête.
Gaël.
Le silence, d’abord. Épais. Impeccable. Irréel.
Ethan resta assis sur le bord du lit un long moment, sans oser se lever. Le nom tournait en boucle dans sa tête, martelait ses tempes. Il n’avait pas allumé la lampe de chevet. Il préférait l’obscurité. Elle était moins exigeante.
Enfin, il se leva. Pieds nus sur le parquet. Il traversa le couloir dans la pénombre, sans faire de bruit. Comme si quelque chose dormait encore dans l’appartement et qu’il ne fallait pas le réveiller.
Dans la salle de bain, il alluma la lumière. Elle était trop vive, presque violente. Il cligna des yeux, s’accrocha au lavabo.
Le miroir lui faisait face. Son reflet aussi. Mais quelque chose clochait.
Il recula d’un pas. Plissa les yeux. Son visage. Oui. Mais pas tout à fait. Quelque chose dans le regard. Dans la posture. Quelque chose qu’il n’avait pas mis là.
Il approcha de nouveau. Lentement.
Son reflet semblait… attendre. Il y avait un infime décalage. Presque imperceptible. Mais réel. Comme si son double dans la glace avait un souffle de retard, une intention cachée.
Ethan frissonna. Un sursaut sec dans la colonne vertébrale. Il s’appuya contre le lavabo.
Il respira profondément.
C’était lui. Évidemment. Juste lui. Fatigué. Dérangé. Rien de plus.
Et pourtant…
Dans le miroir, il crut voir un enfant. Une fraction de seconde. Derrière lui. Une silhouette fuyante, petite, floue, avec une tresse blonde.
Il se retourna violemment. Rien.
Il ouvrit le robinet à fond. L’eau froide coula sur ses poignets. Longtemps. Trop longtemps. Il ne bougeait plus.
Puis il leva les yeux à nouveau. Dans le miroir, juste lui. Cette fois.
Mais ses lèvres bougèrent toutes seules, avant qu’il ne pense à quoi que ce soit.
— Tu ne devrais pas être là…
Sa propre voix, basse, étrangère. Comme si quelqu’un d’autre parlait à travers lui.
Le souffle court, il sortit lentement de la salle de bain. Il prit son carnet, s’assit dans le salon, et écrivit dans le silence :
Je crois que je perds la mémoire.
Mais ma mémoire ne m’a pas oublié.
Il ne dormit pas. Pas vraiment. Des éclats de sommeil. Des fragments de nuit collés entre deux battements de cœur. Une lassitude sans repos. À cinq heures du matin, il se leva. Sans bruit.
Paris s’éveillait mal. Un ciel bas, laiteux, sans relief. Une lumière sale. Et ce froid d’entre-saison, qui ne dit pas encore l’hiver mais arrache déjà les dernières traces d’automne.
Il enfila un pull trop large, ses baskets usées, et sortit. Pas de but. Juste l’air. Juste marcher.
Les rues étaient presque vides, encore gorgées de silence. Il n’y avait que les souffles lointains des bus, les volets qui grinceraient dans une heure, les trottoirs mouillés de pluie fine.
Il longea les immeubles en regardant ses pieds. Les lampadaires clignotaient par endroits. Il avait froid sans vraiment le sentir.
Et puis il s’arrêta.
Une silhouette. Au bout de la rue. Immobilité parfaite. Pas menaçante. Pas armée. Juste… là. Présente. Comme un reflet oublié dans un rêve qu’on n’a pas fini.
Il cligna des yeux. Elle ne bougeait pas.
Il s’avança, lentement. Trois pas. La silhouette était fine. Peut-être une femme. Ou une enfant. Il n’arrivait pas à voir. Le visage restait flou.
Encore deux pas. Et elle disparut. Pas brusquement. Pas comme une fuite. Juste… elle ne fut plus là. Comme si elle n’avait jamais été là.
Ethan s’arrêta net.
Il balaya la rue du regard. Rien. Juste un trottoir vide. Des volets clos. Et la sensation que quelqu’un avait respiré dans son dos.
Il resta là. Longtemps. Le vent glissait doucement sous son col. Il murmura, sans savoir pourquoi :
— Qui es-tu ?
Il n’attendait pas de réponse.
Et pourtant, il avait l’impression qu’elle était déjà là, quelque part entre les murs et la brume.
Il rentra chez lui sans se presser. Le monde avait repris ses couleurs grises. Le vacarme des premiers camions, des volets qu’on relève. Mais pour lui, quelque chose était resté dehors. Suspendu.
Une question, peut-être.
Ou un souvenir.
Qui ne voulait plus dormir.
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