Chapitre 2 - Rendez-vous

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Il arrive en avance. Il déverrouille la porte de son bureau sans un bruit, puis dépose sa sacoche sur la chaise en cuir réservée à ses visiteurs, un geste étudié pour modeler l’espace à sa convenance. Pour que l’on choisisse instinctivement l’autre fauteuil, légèrement de biais. Il entrouvre ensuite les stores, réglant leurs lames en oblique afin que la lumière rasante de cette fin d’après-midi ne vienne pas frapper de plein fouet le visage, ni le grand regard bleu, qui lui fera bientôt face. La clarté s’insinue, chatoyante, avant de déposer comme un présent précieux, un éclat brutal, une balafre sur la surface marquetée du bureau. Il aime cet ordre immobile, que rien ne vient troubler : stylos et crayons parfaitement alignés, un livre ouvert sur un poème souligné d’un trait net, un verre d’eau posé avec une précision telle que son auréole future viendra se confondre avec la marque ancienne qui marque déjà le vernis.

Il règle sa respiration sur quatre temps, comme lorsqu’il s’impose de ne surtout rien ressentir. Pas une ride pour troubler la surface alors qu’il a déjà l’envie indescriptible d’y balancer de lourdes pierres. Un coup d’œil à la pendule : 17h22. Le silence règne, dense et presque sacré, tel celui que l’on respire dans une cathédrale désertée, prêt à faire résonner jusqu’à la plus infime syllabe, pourvu qu’elle soit dite avec la précision attendue. Il se répète qu’il refusera. Il reboutonne sèchement le premier bouton de sa chemise. Il garde en tête la liste soigneusement ordonnée des raisons polies qu’il collectionne depuis hier soir, cette rhétorique glaciale, la cohorte bien rodée de sa prudence toute professorale. Il sait refermer les portes avec douceur, un art appris au prix de plusieurs incendies dont il porte encore la brûlure sous la peau.

La moquette dans le couloir, derrière la porte encore close, absorbe les bruits de pas, comme une gorge trop étroite qui retient l’écho fatidique d’un cri. Au loin, il distingue la voix de Sara, la secrétaire, suivie d’un éclat de rire aussitôt avalé par l’épaisseur des murs. 17h29. Il se redresse lentement. Il ajuste la ligne sévère de ses épaules. Il compose sur son visage cette neutralité étudiée, presque lasse. Une lassitude feinte qui, mieux qu’aucune barrière, repousse le désir jusqu’à l’éteindre.

Deux coups frappent, discrets, maîtrisés. Sans se lever, il répond d’une voix égale :

— Entrez.

Elle est là, sur le seuil. On dirait qu’elle a traversé une chaleur capable de mordre sa peau : ses joues en gardent une rougeur diffuse, tandis que ses yeux, d’un bleu limpide, semblent constitués par un ciel intérieur que rien ne vient troubler. Ses cheveux noirs, un peu désordonnés, glissent sur ses épaules comme une nuit vibrante d’interdits. Elle serre son carnet contre elle, et il ne peut s’empêcher de songer à ce que dissimule ce geste familier : cette façon qu’ont certains êtres fragiles d’étreindre devant eux des objets pour ne pas s’étreindre eux-mêmes. Ce constat rappelle des douleurs anciennes, des souvenirs dont il ne souhaite pas se rappeler et surtout pas convoquer aujourd’hui. Il chasse la nuisance malvenue d’un battement de paupière.

D’un mouvement mesuré, il désigne la chaise qui lui fait face, non celle où repose sa sacoche, mais l’autre, légèrement en retrait, dont le dossier plus rigide oblige son vis-à-vis à rester droit. Lorsqu’elle prend place, le cuir crisse légèrement et la fait frissonner.

— Mademoiselle Amnell, j’apprécie votre ponctualité.

— On m’a appris la politesse.

Le timbre n’est pas timide. Il est mesuré, comme le sien. Il lui concède cela : la maîtrise de sa voix, qui malgré la fragilité apparente, l’ancre dans un présent où tout va se jouer. Il s’assoit lentement et l’observe sans la fixer, comme l’on mesure l’équilibre d’une figure de style et l’effet qu’elle produit. Dans l’air, la légère odeur d’amande amère, la même que dans la salle de classe. Un parfum à la fois doux et insolent.

— Alors, qu’attendez-vous de notre entretien ?

Elle s’est préparée, il le voit dans sa manière de se tenir, de garder une posture impeccable, de poser son carnet devant elle sans même l’ouvrir. Une manière de se rassurer, et ça lui aurait déplu qu’un esprit brillant tel que le sien ait besoin d’ânonner ses arguments plutôt que de se risquer à entreprendre une véritable conversation.

— J’aimerais beaucoup travailler sur L’Arbre de Diane de Pizarnik cette année. Étudier combien la musique mais aussi la brièveté de sa langue évoque plus qu’elle ne montre…

Elle parle des extraits qui lui ont plu, de cette respiration qui habite chaque fragment, de ce rythme qui n’obéit à aucune règle mais en invente en cours de route. Malgré sa posture légèrement en tension, elle s’anime, elle n’a pas la froideur de ceux qui plaident mais au contraire, ce feu qui la caractérise dès qu’elle se corrompt dans l’émotion. Il l’écoute en silence, gardant son regard noir rivé dans sa direction. Parfois, l’une de ses mains vient légèrement effleurer sa barbe, comme s’il songeait à un argument supplémentaire.

— Vous pensez donc que chez Pizarnik, la structure n’existe pas ?

Un sourire froid, un peu condescendant de sa part, comme pour la piéger une nouvelle fois, la pousser au bout de son argumentaire. Mais elle est prévenue maintenant. Elle secoue la tête, elle déglutit doucement. Sa gorge fine, ses mains qu’elle frotte l’une contre l’autre.

— Non. Mais je pense que la forme chez Pizarnik est comme une cicatrice, qui rappelle la plaie sous-jacente. Le manque, l’absence, dans son oeuvre, ne guérissent jamais.

Il relève la tête. Son analyse sur Pizarnik et surtout la mention de l’absence et du manque est particulièrement juste. Cela rejoint certains de ses travaux actuels sur l’érotisme du vide, la structure de l’absence dans la poésie amoureuse de Lorca. Il n’aime pas l’admettre. Il feint de l’ignorer pour le moment, car c’est plus commode que de se laisser happer. De commencer à partager avec elle une érudition qui mènera forcément à d’autres envies. D’autres besoins.

Elle se tait, elle a compris qu’il aimait les silences. Il se lève pour se verser de l’eau, dans l’unique but de ménager une attente, pour mesurer sa patience. Le verre tinte contre la carafe et la lumière de la fin d’après-midi joue sur la carnation pâle de Callian, dessinant plus précisément les veines bleutées dans son cou. Le pouce d’Alejandro effleure le verre, et c’est comme s’il le sentait battre d’une pulsation fantôme. Il détourne les yeux, replaçant le verre à la façon qu’ont les accordeurs pour ajuster un instrument fragile, et revient s’asseoir.

— Je dirige beaucoup de mémoires, et je refuse beaucoup de projets, par manque de temps, ou… d’intérêt. Ce n’est ni un jugement de valeur sur vos idées, ni une rebuffade, c’est un fait. Je cherche des étudiants capables de se tenir à un travail exigeant, qui n’a pas la complaisance de certains qui paraphrasent plus qu’ils étudient.

Il expire, une expiration sèche et courte, tire sur la manche de sa chemise pour qu’elle dépasse au millimètre près de sa veste.

— C’est le problème de votre approche concernant la chair du poème et donc du poète. On tombe rapidement dans le pathos, on effleure la surface sans jamais se confronter à la matière, et donc j’insiste, à la structure.

Alejandro a un regard plus perçant.

— Il faudrait pour que votre mémoire soit digne d’intérêt, trouver un versant à Pizarnik, montrer comment le style porte l’émotion, et a contrario, comment l’émotion façonne le style, comme Paz dans son Piedra de sol . Sa structure circulaire, par exemple, est vecteur d’émotion, elle ne l’érode pas, elle l’envole.

Elle l’écoute. Ses mains se serrent sur le carnet, puis se relâchent. Elle se redresse mais ne peut dissimuler la légère moue à la mention d’Octavio Paz. Il le voit, et cela le trouble. Il se fait plus froid et plus attentif aussi.

— Une étude comparative avec Paz vous effraie-t-elle ? Est-ce soudain trop de travail ? Ou cherchiez-vous la facilité en passant ma porte ?

Callian se raidit aussitôt, elle redresse le menton, s’accrochant à sa fierté dans laquelle elle se plaît à se claquemurer. Son ongle qui ne porte aucun ornement frappe sur le bois du bureau, il retient un sourire qui laisserait entrevoir son arrogance.

— Je n’ai absolument pas peur de travailler. Mon dossier scolaire parle pour moi.

Il hausse un sourcil, dessine un geste impérieux dans l’air, comme pour balayer d’un revers le postulat.

— Mais je l’ai lu, attentivement. Et si vous aviez vraiment étudié mes travaux, vous auriez affûté votre argumentaire.

Elle le fusille du regard.

— J’ai lu tous vos articles. J’y ai noté une grande précision, à la limite du désincarné. Je ne veux pas que l’exactitude, seule, me laisse sur ma faim et au milieu du gué. Je veux prouver que le corps dicte l’émotion, pas la tête. Et que c’est pour cela que L’Arbre de Diane est plus abouti que l'œuvre entière de Paz.

Il a un léger soupir, comme s’il était face à une petite fille bornée.

— La rigueur corrige l’émotion. Elle la rend claire, profonde. Elle donne une sensation véritable et pas chaotique. Chez Pizarnik comme chez les autres, la structure précède l’intention. Vous en serez bientôt convaincue dès lors que vous travaillerez.

Elle accueille la pique sans trop s’offusquer, si ce n’est ce pli à la commissure de ses lèvres.

— Vous m’avez demandé ce que j’attendais. Je veux savoir jusqu’où je peux aller sans devenir ridicule, et quelqu’un qui saura me diriger pour rester juste. Comment défendre mes arguments, pas qu’on me les dicte. Et si je change d’avis, eh bien soit, je serais alors surprenante. Ne suis-je pas ici pour apprendre ?

Elle a un sourire provocateur, acéré. Il s’incline d’un millimètre. Elle vient de mettre le doigt sur le seul enjeu qui l’intéresse en réalité. La façonner. La fasciner. Il croise les doigts sur son bureau, le regard désormais direct, sans politesse inutile.

— Une quête de vérité alors ? Un dérivatif à l’ennui peut-être…

Ses deux sourcils se haussent, mais il caresse la surface du bureau de son index en un geste lent, et il ne supporte pas de se sentir aimanté, comme possédé par cette jeune femme qui ne tremble pas une seule seconde quand elle s’adresse à lui.

— J’ai pour habitude de dire qu’on ment rarement en écrivant, mademoiselle Amnell. On choisit tout au contraire. Le mensonge réside dans ce qu’on ne sait pas justifier.

Une gorgée d’eau. Sa pomme d’Adam monte et descend, il surprend le regard bleu qui suit ce mouvement. Comme une caresse, légère preuve d’ivresse.

— Bien. Vous me rendrez chaque semaine environ cinq pages de votre mémoire. Pas uniquement vos élans ou des notes, mais des choix, que vous sauriez justifier, avec des citations et d’autres sources que vous irez chercher.

Elle ne s’effraie pas de son exigence mais la mesure comme l’épreuve qu’elle représente, au vu de ses autres cours. Elle affronte son regard sombre comme pour se préparer à survivre à une cadence que l’on demande sans doute rarement à des élèves de M1. Il le voit, il la toise un peu plus durement et sa tête rentre dans ses épaules, un signe d’obéissance presque inconscient qu’il ressent jusque dans le battement placide sous sa jugulaire. Il revient à ses gestes méthodiques, il aligne l’un des stylos, referme le livre qui était ouvert et effleure le bord du verre une seconde fois. Cette maniaquerie le tient. Elle le tient à distance de tout geste qui serait autre chose qu’un geste de professeur.

— Et si je ne tiens pas ? Si je me noie sous la charge de travail que vous avez l’air d’aimer imposer ?

— Alors vous apprendrez à respirer sous l’eau, mademoiselle. Ou vous changerez de directeur.

Elle serre les lèvres pour ne pas dire les dents et il a un sourire amusé alors qu’il continue à la jauger. Puis il reprend la main sur le terrain de la méthode : bibliographie annotée, calendrier exact, entretiens programmés et non négociables, chaque vendredi à 17h, pas une minute de plus, et surtout par e-mails, il insiste. Il souligne. Comme s’il se gardait des rencontres trop nombreuses, trop dangereuses.

À un moment, elle s’autorise à s’animer, soudain libérée d’un poids presque trop lourd pour ses frêles épaules. Elle apprendra à le porter. Elle s’avance sur sa chaise, les coudes posés sur le bureau face à lui. Ses yeux sont d’un bleu sombre profond, ses paupières ourlent sa séduction. Il déteste ça. Il adore ça. Il ne sait pas :

— J’ai l’impression que vous me considérez comme l’onde chaotique d’un courant à laquelle on pose un barrage. Mais vous savez, je sais me discipliner.

Il sourit, presque. Il se garde de ses charmes. C’est là qu’il pourrait faiblir, deviser sur la nécessité de la retenue, faire vibrer la corde qui la ferait venir à lui, entièrement, et absolument sans défense. Il sait y faire. Avec elle il saurait mieux qu’avec personne. Il choisit le contraire, conserve sa distance. Son dos se recule dans son siège.

— J’espère bien, c’est tout ce que je vais contribuer à faire durant notre travail. Vous contenir.

Elle reçoit cette sorte de jugement et ne proteste pas. Il apprécie cela : elle n’exige pas qu’on la considère comme un matériau déjà taillé. Elle ne se formalise pas non plus de sa manière d’être, et ne semble pas vouloir fouiller ses habitudes, ou les discuter plus qu’elle ne l’a déjà fait. Les étudiants qui veulent connaître l’homme plutôt que l’exigence du professeur le fatiguent.

— Très bien. Nous commencerons donc, à l’essai pendant un mois. Nous verrons si votre travail tient la route et si vous avez la rigueur nécessaire.

Elle relève le visage. Ce n’est pas un triomphe, c’est un apaisement qui dévale son joli minois. Elle glisse une mèche de ses cheveux derrière son oreille. Il sent, contre toute volonté, la résurgence d’une image qui l’encombre, sa main à lui repoussant cette mèche, plus tard, dans un autre lieu, dans un autre espace, juste avant d’exiger quelque chose qu’elle voudrait lui donner. À genoux. Il enferme l’image comme on froisse un papier dans son poing serré. Rien ne demeure, juste le froissement dans sa chair.

— Merci.

— Ne me remerciez pas.

Elle se lève. La lumière, lorsqu’elle se déplace, caresse sa joue d’un trait pâle. Elle hésite une demi-seconde, la main sur son carnet, puis remet en place la chaise sans bruit. Avant d’atteindre la porte, elle se retourne, geste infime, et ses yeux ne le défient plus : ils constatent quelque chose, mesurent quelque chose. Il préfère ne pas savoir ce que sont en train de courir ses imaginaires. Il incline la tête de la manière la plus neutre qu’il lui soit donnée. Elle disparaît dans le couloir. La porte se referme dans un bruit qui ressemble à celui d’un couperet.

Il ne bouge pas tout de suite, il demeure assis là, comme s’il la voyait encore, et il compte tous les pas qui l’éloignent de lui, puis la machine à café dans la salle commune, attenante, qui gargouille pour se préparer à la fin de journée. Il soupire, il pense à ce mois à venir, à ces trente jours. Aux avertissements qu’il a choisi de ne plus écouter au moment où elle a évoqué la volonté d’être dirigée. Contenue. Elle veut être contenue. Et puis… Il s’interdit de songer au reste, à la pâleur de son cou, à cette docilité qu’elle adopte parfois, comme par erreur ou par envie, à sa façon d’avancer ses arguments, son regard brûlant d’une sorte de fièvre.

Il vide son verre d’un seul trait, il hésite à allumer une cigarette. Il en crève d’envie même s’il le fait rarement sur le campus. Rien qu’une bouffée d’apaisement, pour se redonner contenance, mais il secoue la tête. Il rédige sur son ordinateur une sorte de compte-rendu, clinique, en quelques phrases, pour mentionner que ce jour il a accepté de diriger provisoirement, à l’essai, Callian Amnell sur la thématique de Pizarnik. Il explicite un peu la méthode envisagée, ce suivi hebdomadaire. Une prose sèche, qui contraste avec ces vers secrets qu’il continue parfois d’écrire dans son carnet en cuir.

Dans le reflet noir de l’écran éteint, il croit voir une seconde cet éclat souterrain. Ses yeux à elle, ses yeux à lui, mais ce ne sont que ses yeux noirs, inanimés. Deux puits sans fond qui le scrutent comme pour le condamner. Il ferme l’appareil, se lève et reprend la sacoche qu’il avait posée sur la chaise à côté d’elle. Il espère que les rencontres ne seront pas trop fréquentes, que le truchement du clavier, de la distance, lui permettra d’éviter ce qui commence à se déployer dans son ventre : la certitude de la docilité de la petite, de son besoin de l’être, de sa façon de provoquer pour recevoir une réponse. Pourquoi elle ? Alors qu’avec toutes les autres ça ne lui fait rien ? Pourquoi… Un désespoir, quelque chose qui se bloque dans sa gorge. Ce sourire, ces yeux. L’éclat du passé une fois de plus, une fois de trop.

Il éteint la lampe. Dans la pénombre, il pense, sans le vouloir, à la phrase qu’elle a laissée flotter, à ce barrage apposé devant les flots. Il sait, depuis longtemps maintenant, que l’eau finit toujours par gagner. Pas forcément par débordement. Mais par suintement. Goutte, après goutte, après goutte. Et même la pierre n’est pas immuable à cette lente et persistante érosion. Il se promet d’être plus dur que la pierre, comme ces pécheurs qui jurent tout haut dans les églises en sachant qu’ils vont vaciller en sortant. Il descend l’escalier, traverse la cour où la chaleur tombe comme un manteau somptueux sur son costume. Dehors, la ville respire, tentaculaire, immense, prête à survivre à une nuit de plus.

Il marche droit, les mains dans les poches, le dos discipliné par des années de maintien. On pourrait croire qu’il rentre tout simplement chez lui. En réalité, à chaque pas, il gagne du temps, comme on gagne du terrain sur un incendie. Demain, elle enverra un e-mail bref pour le remercier de cet entretien et confirmer le protocole. Lui, il répondra par une heure précise comme un compte à rebours. Contre elle ou contre lui ? Il en a fait une règle implicite : chaque fois que l’envie le mordra, il inventera une nouvelle consigne. Chaque fois que l’image s’imposera, elle à genoux, jolie madone en piété, il lui opposera la distance froide et brutale de celui qui aime à disséquer les mots pour éviter ce que l’on cherche en caressant la chair.

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Elle ne parvient pas à retrouver la maîtrise de sa respiration. Devant lui, elle a tenu fièrement son masque, mais en sortant, une émotion brutale lui serre la gorge, qui la pousse à errer dans les couloirs de l’université sans but. La moquette étouffe toujours ses pas, et elle ressent le grésillement des néons blafards au-dessus d’elle comme les caresses d'insectes importuns. La façon d’être du professeur n’était pas différente de sa froideur en cours. Mais le regard qu’il a eu, cette condescendance dans ses prunelles, loin de la repousser, l’aimantent. Et puis ses mots, le ton surtout, quand il lui a dit de ne pas le remercier. Un rude frisson court le long de son dos et lui donne une posture raide, de celles qu’elle est certaine qu’il apprécierait. Elle tente de chasser autant l’impression de ses yeux noirs dévalant sa peau, que la sensation de raideur, en faisant rouler ses épaules. Il a tissé une emprise immédiate, en la faisant s'asseoir dans ce fauteuil trop abrupt, en lui intimant par ses silences lourds de sens de se redresser. Une gamine que l’on s’apprête à réprimander.

Elle peine à sourire, à conserver ses airs solaires qu’elle a sur le campus, ébranlée et surtout persuadée, même si elle ne l’avouerait jamais, d’avoir commis une erreur. Choisir le vieillard un peu sirupeux aurait été un choix plus avisé, un parcours plus simple pour elle aussi. Elle n’aurait pas été soumise à son jugement, mais sans doute aurait-elle moins progressé aussi. Au creux de son ventre, la vanité la brûle. Sur son front, la fierté la couronne. Je suis venue jusqu’ici pour briller.

Et au creux des ombres, on brille toujours plus fort.

Elle compte 4-4-6. Inspiration. Retenue. Expiration. À la retenue, ça bloque.

Mais pour combien de temps ?

Elle se recompose une allure de princesse qui règne dans un royaume de pages et de poussières. De mots et d’affects. Puis à l’angle du couloir, elle aperçoit un camarade d’histoire de la philosophie, et son sourire, elle lui fait signe, elle rayonne de nouveau. Mais ce n’est pas cette brûlure qu’elle recherche.

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