Chapitre 3 - Respirer sous l'eau

19 minutes de lecture

Dans sa chambre, la porte est close. Elle entend Gina rire à gorge déployée devant le soap opéra qu’elle regarde le soir. Sur le clavier, ses doigts pianotent doucement. Elle a coupé sa musique, pour se recueillir et percevoir ce qui bat un peu plus fort dans sa poitrine ce soir. Un peu plus de place pour lui. Un peu moins pour elle. Pour le vide aussi. À l’extérieur, la ville continue de pulser, bizarrement accordée à des battements contraires, qui ne la laissent jamais en paix. Le bruit des touches, une inspiration un peu trop longue, le besoin de dire sans savoir le faire. J’entends. J’entends. J’apprends. Je me raccroche et je me perds. La lueur dans les yeux de son amie quand elle lui a dit pour le professeur Guerrera, l’impression d’avoir commis une erreur, d’en commettre toujours de bien trop nombreuses.

Objet : Mémoire M1 : Confirmation du protocole de suivi et calendrier
Date : Mercredi, 19h12

Monsieur Guerrera,

Merci encore de m’avoir reçue hier en entretien. Je vous confirme que j’ai pris bonne note du calendrier et du travail hebdomadaire que vous attendez et que j’attacherai dans mes e-mails.

Vu que je suis toujours enthousiaste : vous trouverez dès aujourd’hui une première bibliographie annotée sur Pizarnik, ainsi que Paz. J’y ajoute Lorca (édition Cátedra, 2011) pour éclairer certaines proximités de rythme et de métaphores.

Dans un premier temps, souhaitez-vous que je me concentre sur L’Arbre de Diane ou dois-je d’emblée établir une comparaison avec l'œuvre de Paz ?

Vous assurant tout mon respect,

Callian Amnell.

Pièce jointe : 00_bib_prov.pdf

Son smartphone vibre dans la poche de son costume. Il est installé dans son canapé, en train de boire une gorgée de Lagavulin. Il la fait rouler sur sa langue avant de lire l’e-mail qu’il attendait bien malgré lui. Il résiste à l’instinct de lui répondre dans la foulée. Il a un geste de dédain, qui fend l’air et qui n’a aucun autre public que cet agacement qu’il conserve envers elle. Il reprend la lecture d’un article d’un collègue qu’il est en train de réviser, souligne un peu trop abruptement un passage qui ne méritait pas de l’être, une victime expiatoire sur le champ de la bataille à venir. Son écriture se resserre. Il fronce des sourcils. Prétend quelques longues minutes supplémentaires de ne pas entendre l’appel qui continue à résonner dans sa tête. Il se lève, ouvre un bouton de sa chemise, avance d’un pas égal jusqu’à son bureau pour prendre place devant l’ordinateur qu’il a abandonné là en fin de journée. Il inspire. Une fois, deux fois.

Objet : Re: Mémoire M1 : Confirmation du protocole de suivi et calendrier
Date : Mercredi, 19h34

Mademoiselle Amnell,

Votre premier devoir sera de me rendre plusieurs pages sur l’analyse d’ensemble de L’Arbre de Diane. Ce que vous mettrez en valeur, vous le justifierez, et vous veillerez à ce que la justification ne soit pas moins élégante que la citation. Pas de flou, des arguments.

J’ai bien reçu votre bibliographie. Merci de la mettre au format Chicago. Les sources sélectionnées sont lacunaires.

N’introduisez pas vos paragraphes par “je pense”, je déteste ça.

J’attends votre travail. Vendredi. 17h.

A.G.


Professor Alejandro Guerrera
Associate Professor, Department of Romance Languages & Literatures
Hispanic and Luso-Brazilian Studies
Director of Graduate Studies (Graduate Programs)
University of Chicago
Office: Wieboldt Hall 219 | 1050 E. 59th St., Chicago, IL 60637
Phone: +1 (773) 702-4927

----------------------------------------

Elle a terminé bien plus rapidement que l’échéance donnée, mais a souhaité relire encore et encore jusqu’à la dernière minute. Elle s’est donnée l’effet d’un cheval emballé par l’épreuve, le souffle court, les pensées bouillonnant dans sa tête au fil acéré de sa réaction. Elle souhaite chasser l’image qu’il a d’elle, de cette fille qui préférait envisager la facilité. Il l’a immédiatement noté et elle en conçoit une sorte de honte. Elle veut lui montrer que ce qui se ressent au travers d’un poème mérite analyse bien au-delà de la figure qui enferme le sentiment. Elle lutte contre les murs. Elle respire et c’est anarchique. La lumière tombe sur ses cheveux noirs, dessine une couronne de feux orangés, qui glissent peu à peu sur son front comme pour l’embrasser ou le damner. Les premières lueurs de l’incendie qui se déchaîne.

Elle veut lui plaire. Vaniteuse, oui, elle le sait depuis bien longtemps, mais c’est plus profond encore que cela, elle a le besoin de fasciner le monde qui l’entoure, de captiver les regards. Le sien plus que tous les autres, tant il semble n’avoir que peu de sujets d’agrément.

Elle veut, tout court. Et ça gronde trop fort cette fin de semaine, une bête immonde qu’elle enferme en son sein et qu’elle se doit de nourrir. Juste après l’envoi de son e-mail, elle enfilera sa petite robe noire, peindra ses lèvres de rouge, et elle ira avec Gina dans le centre-ville, dans le pub qu’elles fréquentent où des hommes en costume adorent les reluquer et leur expliquer comment tourne le monde. Dans leurs yeux, toujours l’envie de posséder, d’abord par le verbe. Mais ils échouent inlassablement. Alors c’est le corps qui s’en charge, et la pulsion se déchaîne.

Objet : Mémoire M1 : Premières réflexions sur L’Arbre de Diane
Date : Vendredi, 16h42

Monsieur Guerrera,

Comme convenu, je vous adresse ci-joint une première note de travail sur L’Arbre de Diane (Pizarnik, 1962, éd. Lumen, 2000). Je m’y concentre sur trois aspects qui me paraissent essentiels pour notre approche :

- La fragmentation comme respiration : j’ai relevé que la discontinuité syntaxique ne rompt pas la cohésion thématique, mais produit une forme de souffle poétique, presque physiologique chez l’auteur. J’ai tenté de développer ce qui dans cette fragmentation crée à la fois une sensation d’urgence et d’absence.

- L’image récurrente de l’arbre : non seulement comme métaphore de verticalité et de solitude, mais aussi comme pivot entre fixité et métamorphose. Je nourris d’autres images en contraste, celle de l’onde, pour rappeler l’avidité de la mort, mais aussi la volonté de transformation.

- Le lexique de l’absence : récurrence des champs lexicaux liés à l’effacement, à la disparition, et à une sensualité implicite qui se construit dans ce vide. C’est ce qui, pour tout vous dire, m’a toujours énormément touchée dans ce texte. Le fait que l’absence soit duelle, c’est l’absence vis-à-vis de soi-même mais aussi vis-à-vis de l’autre.

Je me demande dans quelle mesure cette “économie” verbale, très marquée par la brièveté et l'ellipse, pourrait se lire comme une résistance à cette absence, ou au contraire comme son raffinement à l’extrême. Comme lorsqu’on court après quelque chose que l’on ne saurait rattraper : c’est le mouvement et la sensation de ce mouvement que l’on recherche en réalité, et que l’on touche alors.

Souhaitez-vous que je commence à mettre en parallèle certains de ces procédés avec Piedra de sol (Paz, 1957), notamment sur le plan du rythme cyclique, ou préférez-vous que je poursuive encore l’analyse interne de Pizarnik avant toute comparaison ?

Avec mes salutations respectueuses,

Callian Amnell

Pièce jointe : 01_note_travail.pdf

Vendredi soir. Aucune sortie pour lui. La lumière est froide dans son bureau où les livres s’alignent sur les étagères avec la précision consacrée aux œuvres d’art. Une tasse d’espresso, dans sa soucoupe en porcelaine, ses lèvres qui dégustent la tonalité puissante de l’arôme. La courte sensation qui contente son palais. Puis l’idée de lui répondre, qui s’enroule autour de sa gorge et court sur sa peau. Elle a bien plus de sensibilité qu’il ne l’a cru au départ. Une sensualité implicite qui se construit dans ce vide. Il a voulu l’enfermer dans la prétention des jeunes femmes, la sensiblerie facile. Le choix de Pizarnik lui semblait un peu trop à la mode, trahissant une vacuité dans les sentiments. Elle voit plus loin que les autres, elle ressent plus fort, il l’a lu dans les tournures subtiles de ses phrases. Il a même noté l’effort sur les figures d’analyse : il y a encore du travail, mais le territoire est immense, et ça lui donne une sensation de vertige qui n’est en rien désagréable.

Il ajuste le bouton de manchette sur son poignet droit, puis se redresse.

Objet : Re: Mémoire M1 : Premières réflexions sur L’Arbre de Diane
Date : Vendredi, 22h17

Mademoiselle Amnell,

Votre note de travail est dense et plus aboutie que ce à quoi je m’attendais à ce stade. Vous avez identifié des pistes pertinentes, notamment sur la “fragmentation” ou la cicatrice que constitue la forme chez Pizarnik. C’est une image juste, mais il faudra l’étoffer par des preuves textuelles précises, et non par l’intuition seule. Même si votre intuition est juste.

Je vous conseille, pour la semaine prochaine, de sélectionner trois poèmes de L’Arbre de Diane et de les annoter en parallèle, en distinguant structure, motifs récurrents, et absence. Vous les comparerez, non pas encore à Paz, mais à un autre poète de votre choix dans le corpus latino-américain, afin de tester la solidité de vos hypothèses et des diverses allégories que vous commencez à effleurer.

Concentrez-vous par exemple sur les anaphores : traduisent-elles l’angoisse face à l’absence ou au contraire, ont-elles pour but de l’habiter ? Le style devient-il alors personnification des peurs de la poétesse ?

Ne laissez pas l’émotion guider votre analyse au point d’en perdre l’ossature. Ce serait… dommage.

À Vendredi prochain, 17h.

A.G.

Professor Alejandro Guerrera
Associate Professor, Department of Romance Languages & Literatures
Hispanic and Luso-Brazilian Studies
Director of Graduate Studies (Graduate Programs)
University of Chicago
Office: Wieboldt Hall 219 | 1050 E. 59th St., Chicago, IL 60637
Phone: +1 (773) 702-4927

Elle rit aux côtés de Gina et c’est le deuxième cocktail qu’elle avale. Trop vite, trop fort, l’alcool bat contre ses tempes au même rythme que la musique. La vie monacale de cette semaine se noie sous la vague trop soudaine de bruit et de monde, c’est une plongée à pic et en eaux troubles. Sur l’écran, la petite enveloppe : l’éclat bleu, blafard, se reflète sur ses lèvres peintes de rouge. C’est l’instant suspendu où le cœur se fait métronome indécis d’une rencontre à venir. D’une collision. Elle a déjà déroulé la notification pour savoir qu’il était de lui. À plus de 22h un vendredi soir. Il n’a pas de vie en dehors de son travail, elle s’en doutait. Elle croise le regard d’un homme brun, un éclat familier, quelque chose de lui . Mais l’envie se concentre ailleurs : celle de répondre, de s’isoler pour écrire plutôt que de continuer à sourire. Plutôt que d’habiller le vide par l’alcool et la joie factice du bar.
Elle se penche vers Gina et lui indique qu’elle va aux toilettes, elle danse un peu sur le chemin pour égayer son cœur qui s’émeut de ce qu’elle pourrait se mettre à lui écrire. Elle reprend son sérieux aussitôt que la musique s’atténue et qu’elle se retrouve seule dans une des cabines.
Elle ne devrait pas. Ça n’est pas nécessaire. Ça n’aura rien de formel.
Ça ne lui plaira pas.

Elle relit son texte et sourcille sur le ton assez paternaliste qui le clôt. Ce serait dommage… C’est lui qui le dit. Elle est un peu trop grise pour avoir les idées claires, le sol dessine des motifs plus fuyants qu’il ne le devrait.

Objet : Re : Mémoire M1 : Premières réflexions sur L’Arbre de Diane
Date : Vendredi, 22h51

Monsieur Guerrera,

Sachez que, pour un vendredi soir, je crois au contraire que l’émotion est le meilleur des guides.

Je vous le prouverai en temps voulu.

Merci pour vos conseils,

C.A.

Elle envoie trop rapidement, le regrettera dès le lendemain. Et lui regrette déjà d’être resté devant son écran. Il attend, médusé par le vide : ces peut-être, ces conditionnels qui parfois deviennent des réalités qu’on finit par abjurer. Elles ont le goût du rêve, mais persistent dans le corps, mirages brûlants dans le regard d’un fou. Il est passé du café au whisky et elle avait raison de le pressentir. Le ton ne lui plaît pas du tout. Et il est du genre à avoir le dernier mot, à trouver la ponctuation juste, à laisser tomber la goutte d’eau due au trop-plein, une larme irisée sur la peau, avant les plus infâmes débordements.

Objet : Re : Mémoire M1 : Premières réflexions sur L’Arbre de Diane
Date : Vendredi, 22h56

Mademoiselle Amnell,

Sachez qu’au contraire, le vendredi soir, plus qu’un autre soir, l’émotion ne devrait jamais être un guide. Mais je laisse à votre jeunesse le soin de se perdre dans ses certitudes.

Quant aux preuves, je les attends.

Pour peu qu’elles existent.

A.G.

----------------------------------------

Elle n’a pas vu, elle n’a pas lu. Elle aurait sans doute répondu immédiatement si elle n’avait pas porté son dévolu sur les yeux sombres qui ressemblaient aux siens. Au petit matin, elle s’éclipse d’une chambre inconnue, se perdant dans l’illusion de vivre comme elle le doit, comme elle le veut.
Puis, ranimant son esprit à l’odeur doucereuse d’un latte commandé dans un petit café inconnu où elle est une âme pâle et égarée, elle secoue la tête. Elle rit, un rire bref et musical, qui anime de nouveau ses grands yeux. Son index joue avec la mousse de lait, la sensation colle à sa peau, poisseuse, indélicate, une résurgence de sa nuit.

Objet : Re : Mémoire M1 : Premières réflexions sur L’Arbre de Diane
Date : Samedi, 09h02

Monsieur Guerrera,

Préparez-vous alors. J’aime les défis.

À vendredi.

C.A.

Il a un sourire, un éclat qui illumine son visage, un trait de lumière qui meurt rapidement. Les ombres reprennent leur empire sur sa peau. Il ne répond pas cette fois, regrettant de l’avoir fait aussi tard hier soir. Conscient que cela devient trop prégnant pour être ignoré. Il se contraint à la retenue, et sans doute à plus de sévérité.

----------------------------------------

Elle a cédé à l’appel de sa fierté, l’envie de relever le défi. De contrer son silence également, comme si elle devinait son mécontentement. Et elle répond avec plus de provocation encore. Elle envoie en avance, elle se relit peut-être moins. Elle s’emballe et les murs ne la retiennent plus.

Objet : Mémoire M1 : Analyse comparative (L’Arbre de Diane, Pizarnik / Residencia en la tierra, Neruda)
Date : Jeudi, 11h23

Monsieur Guerrera,

Comme convenu, je vous adresse ci-joint mes annotations comparatives portant sur trois poèmes extraits de L’Arbre de Diane (Pizarnik, 1962) et trois poèmes de la première série de Residencia en la tierra (Neruda, 1933).

Structure et fragmentation
Chez Pizarnik, la fragmentation est volontairement irrégulière : phrases nominales, ellipses syntaxiques, absence de ponctuation en fin de vers. La respiration produite se voit saccadée, ce qui mime la tension interne. Neruda, au contraire, a recours à des blocs versifiés plus amples, des sonnets, souvent enjambés, qui instaurent une continuité que l’on peut qualifier d’hypnotique. Dans les deux cas, la structure porte l’émotion, mais là où Neruda entraîne le lecteur dans un flux ininterrompu, Pizarnik isole chaque image comme un éclat que l’on ne peut ignorer. L’émotion est donc moins immédiate chez Neruda, plus travaillée, plus distanciée. La voix du poète se trouve plus lointaine, parfois artificielle.

Motifs récurrents et absence
Chez Pizarnik, l’arbre, l’ombre, et l’eau stagnante reviennent comme des motifs clairs, ceux qui balisent un territoire intérieur où l’absence devient l’horizon. Les motifs chez Neruda, de la pierre, de l’océan et de la nuit renvoient à une absence plus cosmique, plus ample et qui se dissout dans la matière. Dans L’Arbre de Diane , l’absence est intime, charnelle alors que chez Neruda, elle se dilue dans l’élément, rendue ainsi inaccessible. D’aucuns pourraient y voir le sublime mais j’y vois un moyen d’échapper à l’absence plutôt que de la subir. L’enfermer et la contraindre dans une structure si lointaine qu’elle en devient artifice.

Figures de style et personnification
Pizarnik personnifie fréquemment le vide (“l’absence veille au bord du lit”), tandis que Neruda donne aux objets une sensualité organique (“la pierre respire sous la pluie”). Dans les deux corpus, la personnification agit comme un transfert : ce n’est pas l’objet qui vit, mais le sujet poétique qui s’abandonne à lui.

Hypothèse :
Dans les deux œuvres, la structure ne se contente pas de porter l’émotion, elle en devient une empreinte tangible. Chez Pizarnik, chaque coupure, chaque suspension est une cicatrice. Chez Neruda, chaque vague syntaxique est une caresse insistante, une érosion lente.

Que la structure soit ample, ou au contraire fasse l’effet de pointes d’acier sous la peau, elle a tendance à s’effacer au profit des vers. Même chez Neruda, elle s’use parfois sur un contre-temps, et déséquilibre le poème pour mieux se libérer. Si l’on a trop souvent donné à Neruda le titre du stylisticien parfait, je crois volontiers que l’on s’est égaré. Ou souhaité ne pas voir les accidents du poète dans son propre style.

Vous trouverez une analyse plus précise de ce que j’avance dans la pièce-jointe.

Avec mes salutations respectueuses,
Callian Amnell

Pièce jointe : 02_comparatif_Pizarnik-Neruda.pdf

----------------------------------------

Petite impudente.

L’attaque est directe et derrière ce “on” il entend aussitôt la critique de ses propres analyses sur Neruda dans ses travaux d’il y a trois ans. Son œil se fait glacial, et il ferme l’écran de son ordinateur avec humeur.

Il ne lui répondra pas en avance. Et si elle ne s’était pas crue victorieuse, elle aurait sans doute un peu mieux travaillé autour des citations qu’elle analyse. Introduire une familiarité dans ce bref échange du vendredi soir était une erreur. Et il corrige toujours ses erreurs. Ou les rature, jusqu’à les rendre illisibles.

Objet : Re : Mémoire M1 : Analyse comparative (L’Arbre de Diane, Pizarnik / Residencia en la tierra, Neruda)
Date : Vendredi, 18h14

Mademoiselle Amnell,

Je m’étonne que votre empressement à relever des défis imaginaires vous pousse à écrire que Neruda a des “accidents” de style. Si l’arrogance est l’apanage des étudiants, j’y vois souvent la facilité de ceux qui préfèrent résumer les problématiques plutôt que de savoir les résoudre. Croire que Neruda pose des contre-temps ou encore des ruptures de façon accidentelle montre votre méconnaissance du sujet.

Neruda travaillait, mademoiselle.

Je vous invite à en faire de même pour la prochaine fois.

Et à corriger votre travail d’analyse en conséquence. Vous trouverez mes annotations dans le fichier que je vous renvoie.

Professor Alejandro Guerrera
Associate Professor, Department of Romance Languages & Literatures
Hispanic and Luso-Brazilian Studies
Director of Graduate Studies (Graduate Programs)
University of Chicago
Office: Wieboldt Hall 219 | 1050 E. 59th St., Chicago, IL 60637
Phone: +1 (773) 702-4927

Pièce jointe : 02_comparatif_Pizarnik-Neruda_relectureAG.pdf

Neruda travaillait, mademoiselle. Elle n’en revient pas, louchant quasiment sur son écran au moment où elle reçoit sa réponse. Elle fulmine, rouge, humiliée par la façon dont il méprise ses arguments, alors qu’elle a dévoré son article sur Neruda, placardé au mur comme une obsession qu’elle nie encore. Au fond, elle n’a pas seulement remis en perspective ses travaux : elle a insinué qu’ils étaient imparfaits, incomplets. Elle secoue la tête et abandonne son ordinateur portable sur son lit. Elle hurle le prénom de son amie à travers l’appartement. Ele hurle : « Gina ! » d’une voix claire, celle de la colère. La rouquine relève le nez de son smartphone alors qu’elle sirotait tranquillement son café dans le fauteuil.

— Oh, j’ai l’impression qu’on va aller faire la fête !

Callian roule des yeux, même si c’est la seule réponse qu’elle attendait à sa manière de convoquer sa meilleure amie. Elle ouvre grand les bras :

— Exactement. Et boire. Énormément, car c’est un putain de connard.

Gina arque un sourcil amusé, et n’a même pas besoin de demander qui l’est, car Callian, depuis des jours maintenant, ne parle plus que de Guerrera, et de leurs échanges et de sa façon de commenter ses textes, et de son arrogance, mais en même temps de son érudition. Elle ne commente pas encore ce qui l’inquiète de plus en plus, et se prépare à rejoindre le pub qui leur sert de repaire. Puis… sans doute dans la nuit, la boîte qui accueille leurs envies d’oublier dans la foule, la danse et le bruit, toutes les contrariétés des jeunes femmes de leur âge.

----------------------------------------

Elle en est à son troisième shot de tequila, et la tête lui tourne. Elle a refusé les avances d’au moins trois types absolument consommables parce qu’elle se sent encore terriblement en colère, et que quelque part, l’émotion et l’obsession se concentrent sur lui plutôt que sur les autres. Elle s’imagine, nue sur le pas de sa porte, s’asseoir sur lui et le chevaucher jusqu’à briser sa superbe. Le voir jouir, enfin sans masque, sans contrôle. Elle ne l’admirerait alors plus du tout, n’est-ce pas ? Elle a des images voraces, des animaux triviaux qu’elle ne tient plus en laisse et elle n’hésite pas à saisir son smartphone pour écrire un e-mail qu’elle regrettera encore plus que tous les autres le lendemain.

Objet : Re : Mémoire M1 : Analyse comparative (L’Arbre de Diane, Pizarnik / Residencia en la tierra, Neruda)
Date : Samedi, 00h35

Pour votre gouverne : je travaille. Mais je ne rampe pas devant vous, contrairement à la plupart de vos étudiantes. C’est sans doute ce qui vous reste en travers de la gorge.

Si vous n’étiez pas si occupé à contempler votre allure et votre ego dans le miroir chaque matin, vous avoueriez que vous m’avez mal jugée.

Callian.

La colère est toujours présente, et il se voit incapable de se concentrer sur le travail qu’il avait réservé à son vendredi soir aussi austère que les autres. La notification : il sait avant même de lire qu’elle seule chercherait à capturer son attention à minuit passé. Il repousse son téléphone, comme un objet souillé, sur la table basse de son salon et serre ses dents, sachant la teneur de son message sans avoir besoin de le lire. Il n’ouvre pas, il ne répond pas. Mais une seconde notification l’assaille.

Objet : Re : Mémoire M1 : Analyse comparative (L’Arbre de Diane, Pizarnik / Residencia en la tierra, Neruda)
Date : Samedi, 00h42

Et vous osez parler d’arrogance alors que vous en avez à revendre, professeur. Vous avez raison, sans doute que notre mois de collaboration va s’achever sur mon envie d’aller travailler avec quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui n’est pas un maniaque déguisé en costume sur mesure.

C.

Il ouvre. Il n’aurait pas dû car les deux messages à la suite réveillent les envies les plus malsaines qui soient. Il l’imagine en pleurs, ravalant ses mots de jeune fille mal élevée, la peau rougie par le cuir de sa ceinture, les mains crispées sur l’arête tranchante de son bureau, les cuisses écartées et…

Un battement de paupière. Une respiration plus saccadée que les précédentes. Il réajuste sa posture, douloureusement tendue, dans le fauteuil qui crisse un peu. Ses doigts sont tremblants sur l’écran.

Objet : Re : Mémoire M1 : Analyse comparative (L’Arbre de Diane, Pizarnik / Residencia en la tierra, Neruda)
Date : Samedi, 00h51

Je ne vous retiens pas.

A.G.

Sa main serre l’accoudoir si fort, contredisant ce que ses mots froids viennent de délivrer devant le regard bleu nuit et excédé. Il l’imagine, silhouette fine et perdue dans un environnement enfumé, où elle boit, où elle danse. D’autres corps contre sa peau parfois dénudée par le mouvement de sa robe. Il ferme les yeux.

Objet : Re : Mémoire M1 : Analyse comparative (L’Arbre de Diane, Pizarnik / Residencia en la tierra, Neruda)
Date : Samedi, 00h53

Vous en seriez incapable de toute façon.

C.

Sa respiration devient sifflante, et il ouvre un bouton de plus sur le haut de sa chemise. Sa main s’égare, une tension illusoire, une envie qui devient entêtante. Son visage si pâle, ses grands yeux, sa putain de bouche qu’il pourrait faire taire. Son souffle se saccade et il se perd, le mouvement est imparfait, presque hasardeux, sa maîtrise lui échappe. La fermeture éclair, le froissement de son boxer, puis la peau, et enfin ce plaisir incomplet qui lui donne un goût d’amertume sur la langue. Il ne lui répond pas, il ne lui répondra pas. Il ne lui répondra plus… Il…

Elle danse, furieuse, et habitée d’un besoin criant, qui remplit son ventre de flammes et de vide dévorant. L’homme de tout à l’heure, une chemise aussi noire que les siennes et puis un corps auquel se raccrocher, contre lequel se frotter. Ses yeux dévorent ceux de cet homme inconnu, et au milieu de la foule, elle guide sa main entre eux, la pose sous les plis de sa robe. Le tissu soyeux est humide, et elle ondule, et…

Il savait qu’il ne fallait pas lui parler, la compter dans sa sphère, étoile brûlante et égarée dans les ténèbres. Elle était trop attirante, dès qu’il l’a vue il l’a imaginée pliée, souillée, prise et éprise dans un râle lourd. Un râle sourd. Il entend son gémissement rauque et il se hait de lui céder, même comme ça, mais il faut que ça s’éteigne, que ça le quitte, que…

Ce n’est pas suffisant. Elle force ces doigts étrangers à la prendre, s’échoue contre ce corps qui n’a pas son parfum : vétiver, bergamote. Le mouvement de ses reins, une danse sensuelle qui n’est plus qu’une emprise sur le rêve et l’indécence. Elle embrasse le cou de l’inconnu, balade sa langue sur sa peau, sent ses doigts voraces et le désir entre ses cuisses. Elle imagine que c’est lui, lui avec sa froideur et sa dureté et ses mots qui la repoussent alors qu’il a forcément envie d’elle. Envie de la souiller comme tous les autres…

Le mouvement est brutal, son souffle lui échappe, et sa nuque s’est arquée en arrière, sur le fauteuil. Un abandon qu’il ne se permet jamais et c’est elle, sa verve, sa fièvre, ses provocations. Les cuisses offertes sous la jupe trop courte, sa peau brûlant contre sa paume, et le plaisir jaillit, aveu aphone sur la toile de la nuit. Son corps, tendu à rompre quelques secondes plus tôt, retombe, vaincu par ses fantasmes insidieux.

Elle expire contre l’épiderme, et la fièvre la tenaille jusqu’à ce qu’elle ne soit plus tout à fait elle-même, s’empalant, indécente, sur cette main qu’elle imagine châtier et caresser. C’est un plaisir imparfait, au goût de cendres, et elle se sent ivre, ivre… À la fin, quand tout s’arrête, sauf les battements effrénés de son cœur, elle refuse de le regarder. Elle le repousse, parce qu’il n’est pas celui qu’il devrait être. Elle le quitte, se fondant dans la foule pour oublier le dégoût qu’elle éprouve de son propre corps. Qui brûle encore.

----------------------------------------

Objet : Re : Mémoire M1 : Analyse comparative (L’Arbre de Diane, Pizarnik / Residencia en la tierra, Neruda)
Date : Samedi, 06h04

Mademoiselle Amnell,

Je vous invite à débattre de nos divergences au sujet de Neruda, lundi, à 18h précise, dans mon bureau.

Afin de montrer votre si grande capacité de travail, vous me soumettrez par avance votre comparatif et surtout sa correction, tel que suggéré dans nos précédents échanges.

Bien cordialement,

Alejandro Guerrera

Annotations

Vous aimez lire AaronSaxon ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0