Chapitre 1 - Rencontre

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Dans la salle étouffée de chaleur, l’air mêle le goût du papier et de la craie à une poussière d’or en suspension, vestige de souvenirs qui ne s’éteindront jamais tout à fait. Alejandro Guerrera incline légèrement la tête, comme pour écouter un murmure invisible, une ligne poétique qu’il est seul à percevoir et à retenir. Combien de fois a-t-il eu ce geste, tandis que les étudiants penchent leur mine concentrée sur les devoirs qu’il leur distribue à l’improviste ? Ce n’est pas, à ses yeux, une manière de les torturer, plutôt une façon de les révéler, de voir qui s’élève au-dessus de la mêlée, et qui retombe inlassablement dans l’anonymat.

Une respiration. Puis un léger fracas, comme si l’air se tendait entre eux et lui, entre le rêve et la réalité, la poésie et le discours posé du professeur. Son cœur, lent, chante une mélopée discrète et régulière contre ses côtes. Le grattement des stylos sur le papier se mêle à ce rythme, jusqu’à ce que sa voix, posée mais précise, vienne rompre le calme pour les aiguillonner.

— Neruda, dit-il d’une voix mesurée, a ce talent rare : inscrire le désir dans la matière même. Une matière qui vit, s’embrase de lumière ou s’habille de nuit. Une souffle qui anime un corps invisible mais toujours palpable. Ce que je veux de vous, c’est que vous dépassiez l’émotion brute. Que vous discerniez l’architecture derrière le simple frisson.

Une main élégante se lève, un accent blafard sur la toile de la nuit, peau si pâle qu’elle tranche avec la sienne, embrassée par le soleil depuis sa naissance.

— Oui, mademoiselle ?

Son interrogation se suspend dans l’air, deux yeux bleus le scrutent, un bleu nuit semé de constellations qu’il se défend d’interroger. Il ne croit plus aux astres ni à leurs courants contraires.

— Amnell. Si l’on réduit Neruda à sa mécanique, ne tue-t-on pas sa magie ? Et l’émotion qui lui donne vie ?

Alejandro ne baisse pas les yeux. Un coin de sa bouche se relève à peine, imperceptible pour quiconque ne l’observe pas vraiment.

— Ce que vous appelez magie est une illusion soigneusement bâtie.

Un silence.

— Ligne après ligne, le poète bâtit une cathédrale. Comprendre cela, c’est toucher la vérité et le coeur de son oeuvre.

C’est peu commun qu’on ose non pas l’interrompre, mais remettre en perspective sa méthode, lui qui est le professeur le plus réputé de l’Université de Chicago dans son domaine. Son maigre sourire se fane, même s’il a, pendant une seconde, laissé transparaître un intérêt resserré sur elle, et vu avec plaisir, ou bien stupeur, qu’elle ne baissait pas ses grands yeux où baigne une intelligence encore en devenir. Un matériau brut qu’il pourrait soigneusement sculpter.

— Mais, pour vos camarades, je vous en prie, expliquez-moi donc comment, selon vous, il conviendrait d’aborder Neruda et sa poétique.

Elle hausse un sourcil, et il distingue aussitôt l’élégance contenue dans cette expression, un geste qui, pourtant, n’est qu’un masque destiné à se donner de l’assurance. Il connaît bien ces armes affûtées par les jeunes femmes de son âge, trop souvent brandies sans atteindre leur cible, tandis que sa froideur étudiée et forgée depuis des années le préserve de ce genre d’assauts.

— Suis-je donc professeur de littérature comparée ? Puis-je me dispenser de mon mémoire dès cette seconde ? Ce serait pratique.

Un humour qui l’honore. Le sourire d’Alejandro reparaît, affûté, sec, comme s’il s’agissait pour lui aussi d’une arme ou d’un outil. Un charme naturel qui, d’ordinaire, fait rougir les jeunes personnes de son acabit… mais pas elle. Non, pas elle.

— Je ne peux malheureusement pas vous donner ce titre, mademoiselle Amnell. Mais je peux noter que vous éludez ma question.

Un sourire accentué maintenant, un peu prédateur. Les autres étudiants réagissent à cette joute : de légers rires, des commentaires étouffés. On ose si peu se manifester face à lui.

— Oh… Pardonnez-moi.

Les battements de ses longs cils noirs, capables, sans doute, de damner bien des cœurs. Alejandro s’en amuse, mais resserre son attention sur elle, la toisant davantage, cette fois en silence, dans une fixité qui indique clairement qu’il ne la laissera pas fuir. Certainement pas derrière une ironie facile, cette pirouette de ceux qui parlent pour ne surtout rien dire. Sous la table, il croise l’une de ses jambes, son genou effleurant presque le bois, un geste infime, mais qui modifie l’axe de son corps dans sa direction. Une distance parfaitement académique, pourtant son regard, fixe, pèse comme une main invisible sur la nuque de l’étudiante.

— Pardonnez-moi, mais je connais vos travaux. Des travaux très précis, voire… cliniques. Si j’étais professeur, au conditionnel, bien sûr, je chercherais l’aiguillon de l’émotion. L’impression que la poésie abandonne en quelqu’un. Comme en musique ou en peinture. Ce ne sont pas les accords que l’on dissèque, ni les coups de pinceau. Lorca, sans la théorie du duende serait sans doute tombé dans l’oubli plutôt que dans nos mémoires.

L’expression d’Alejandro se fait plus sombre, et plus trouble à la fois. Un silence qu’il suspend, qu’il appuie, qu’il impose…

— Une théorie intéressante… mais qui laisse parler les instincts primaires, pas l’intelligence. Mademoiselle Amnell, pour votre grade de professeur, nous en resterons donc, pour aujourd’hui, au conditionnel.

Elle se renfrogne, car il touche au cœur de ce qui l’honore : son intelligence, ce qui fait qu’elle est ici, qu’elle a réussi à gravir les échelons et à entrer en tant que boursière dans cette université réputée, s’arrachant ainsi à sa condition. Et qu’elle est sans doute l’élève la plus brillante qui ait candidaté à la première année du master qu’il dirige. Il ne peut tout de même pas l’ignorer, si ?

— Quelqu’un d’autre, pour discuter de la méthode employée dans mon cours ?

Il la voit le défier du regard, entrouvrir ses lèvres fines, s’apprêter peut-être à rétorquer quelque chose, mais il a cette expression impérieuse qui la fait, cette fois-ci, baisser ses paupières comme un signe de soumission tacite, qui lui arrache un frisson involontaire. Il réajuste avec un geste méthodique les manches de sa veste de costume et poursuit la lecture de Neruda, clef de la versification et de la métrique.

Une heure plus tard, quand il voit les étudiants sortir un à un de la salle de TD, elle passe auprès de l’estrade, lui accorde un regard, ses longs cils ourlant ses prunelles si bleues. Ce n’est pas une bravade, c’est peut-être une promesse d’une joute ultérieure. D’un combat que l’on remet à plus tard, non pas par épuisement mais parce que l’on préfère en savourer l’attente. Elle a un parfum d’amande amère, et réajuste la bandoulière de son sac en cuir, un peu trop lourd, sur son épaule qui lui paraît frêle. Le cuir glisse sur son épaule nue, découvrant un instant une pâleur d’opale qu’il capture du coin de l’œil. Ses doigts se crispent sur les papiers qu’il range, réflexe inutile pour retenir ce qu’il a qualifié d’instinct primaire, au profit des apparences.

Aussitôt sortie de la salle, elle a ce soupir, comme une angoisse qu’elle expire, qu’elle retenait au creux de son ventre sans même s’en apercevoir. Callian passe une main dans ses cheveux noirs qui ondulent légèrement, et qui lui paraissent bien trop longs pour cet été qui n’en finit pas de mourir. Été indien… quelle invention, quel caprice de la météo. La pâleur du ciel, au bord du lac d’Appleton, lui manque parfois, mais ce qui la frappe plus volontiers en cette fin de journée, c’est l’intensité de ce professeur qu’elle s’est surprise à évaluer.

Jusqu’ici, elle hésitait, entre lui et Jamieson, pour la direction de son mémoire de M1. Mais définitivement, il y a quelque chose dans la façon dont le professeur Guerrera enseigne qui l’interpelle, l’attire depuis qu’elle l’a eu dans un cours optionnel en L3. L’envie de jouter, de lui prouver qu’il a tort, de parfaire les concepts qu’elle est allée glaner chez Lorca et son duende . Elle croit, et ce depuis qu’elle est tombée amoureuse des poètes hispaniques et des travaux de la Génération de 27, qu’il y a dans l’essence de la poésie bien plus de charnel que de structure. Que la structure vient dans un second temps. Que l’émotion portée par la poésie sera toujours plus importante que ce que l’on cherche à y codifier.

Elle a l’envie étrange de le prouver à Alejandro Guerrera. Alors, aussitôt rentrée, elle écrit un e-mail très sobre à son secrétariat, pour convenir d’un rendez-vous afin de discuter de son projet de mémoire.

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Dans sa maison sobre et dépouillée, Alejandro erre dans le grand salon. Le crépuscule glisse par vagues à travers la baie vitrée donnant sur son jardin assoupi. Sur la table basse, l’écran de son ordinateur portable projette une lueur bleutée, seule source de lumière dans sa retraite.

Il se tient droit, près de la fenêtre, une cigarette entre les lèvres ; parfois, l’ambre éclaire son visage lorsque l’inspiration se fait trop prononcée, presque saccadée. Bouffée d’un oxygène factice et toutefois si nécessaire. Sur l’écran, l’e-mail qu’elle a envoyé, avec le soin des bonnes élèves. La formule de politesse à la fin. Transmis par Sara, la secrétaire du département, qui lui distribue toujours ses sourires comme si elle attendait qu’il apprenne à en faire autant.

À côté de l’email, le dossier qu’il a ressorti : meilleure de sa licence, boursière, brillante, des idées déjà des idées précises lors du cours sur les figures marquantes d’Amérique latine. Il se souvient maintenant…

Et il aimerait pouvoir dire non. Un instinct tapit dans son esprit murmure des mises en garde sur un ton des plus hargneux et des plus obscurs, qu’il n’a pas entendu depuis sa jeunesse désincarnée, lorsqu’il logeait au-dessus de l’atelier d’un luthier, près du bar où il travaillait. Le givre écrivait sur les vitres trop minces comme lui noircissait ses carnets en cuir. Non. Il faut dire non. Il faut toujours savoir dire non.

Mais il termine sa cigarette, écrase le mégot dans un cendrier en cristal, trop lourd, assez laid. Il ne sait plus qui a cru bon de le lui offrir. Puis il s’assoit, l’ordinateur sur les genoux. L’écran durcit ses traits, lui donne une mine fermée, loin des airs avenants qu’il a appris à adopter.

Non. Il ne peut pas écrire un mot de refus. Il faut au moins accepter le rendez-vous, la rencontrer, trouver, par la conversation, une raison de lui refuser la direction de son mémoire. Ça devrait aller : il ne manque jamais d’arguments.

Il soupire, puis tape, patient mais nerveux, son doigté presque brutal sur les touches :

Mademoiselle Amnell,

J’ai pris bonne note de votre volonté de me rencontrer assez rapidement au sujet de la direction de votre mémoire de M1 et également de la thématique que vous envisagez.

Je vous donne rendez-vous mardi à 17h30, pour que nous en discutions ensemble.

Bien cordialement,

A.G.

Un autre soupir, l’amertume qui plombe son estomac, puis le mouvement sec qui referme l’ordinateur. Il prend sa tête entre ses mains, chasse l’impression de ce regard si bleu, de cette peau si pâle. De la fragilité qu’il a immédiatement lue en elle, comme le prédateur qu’il est. Il aimerait tellement oublier…

Ce que la fragilité aiguise.

Ce que la fragilité déclenche.

Ce que l’on cherche à y trouver… ou à briser, pour s’en nourrir et souiller ce que l’on n’a pas su créer soi-même.

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Elle marche sur le campus, son tote bag en bandoulière, un message un peu bariolé qui se veut rock and roll sur son t-shirt mais qui consiste en réalité à une dénonciation sous papier blister d’une marque qui cherche à plaire aux étudiants, dans une boutique à la mode du centre-ville. Elle n’est pas dupe. Elle n’est jamais dupe de rien, en réalité. Elle rejoint Gina, dans le petit café qu’elles affectionnent à cette heure-là.

La chaleur dévale encore sa peau, ses cheveux, déguise les vitres de feux insolents qui déforment son reflet quand elle pousse la porte. Elle distingue immédiatement son amie dans cette marée estudiantine, une chevelure rousse, abondante, la fureur des flammes et un sourire toujours narquois au coin de ses lèvres fines.

— Alors ?

— J’ai peut-être trouvé mon directeur de mémoire.

— Le vieillard… ou le beau garçon taciturne ?

Callian ricane, en ramenant son latte à ses lèvres, et elle secoue la tête.

— Tu vois, tu sais déjà de qui je parle avec mes images. Et pourquoi “peut-être” ?

Callian hésite, fait tinter sa petite cuillère sur le bord de sa soucoupe.

— Il n’est pas comme les autres profs.

— Pas comme les autres… Ça sent les surprises. Ou les ennuis.

— Disons que je vais avoir envie de le contredire. Souvent.

— Et il va aimer ça, tu crois ?

— J’en suis sûre. Enfin… j’espère. Qui refuserait une bonne stimulation intellectuelle ?

Gina la fixe, attentive.

— Et ton plan de choisir un prof barbant pour tout valider sans effort ?

— Tu me connais, j’ai changé d’avis. L’ennui ne me va pas au teint.

Plus qu’un substitut à l’ennui, c’est une manière dangereuse de rester éveillée. Celles qu’elle apprivoise depuis l’adolescence, alors qu’elle se dissimule sous des couverts de jeune fille sage. Mais elle ne sera jamais sage.

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