Chapitre 34

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– T'es vraiment une sacrée bestiole, toi, alors.

Iluth, qui était en train de gambader entre les troncs moussus de la forêt, se figea et tendit l'oreille.

– C'est à moi que tu parles ?

– Oui, bien sûr que c'est à toi que je parle, imbécile de chèvre ! répliqua Alban d'un ton cinglant. Les champignons n'ont pas d'oreilles, que je sache !

Iluth se retourna vers lui et s'assit sur son derrière tout rond. Elle le regarda relever son dernier piège. Les mains du jeune homme étaient pleines de sang. Un sanglier énorme s'était pris dans son collet et la démone, nauséeuse, l'observa retirer la corde qui avait labouré le cou de la bête jusqu'à crever sa trachée. La mort des hommes n'avait jamais touché son cœur ; mais à ses yeux d'esprit, rien n'était plus révoltant que de se nourrir de chair. Et si elle avait accompagné Alban à la chasse cette fois-ci, elle qui haïssait le voir tuer des bêtes, c'était dans l'espoir qu'enfin, il échange quelques mots avec elle. Il ne lui avait pas adressé la parole depuis leur réveil. Au fil de la matinée, l'espoir et la satisfaction d'Iluth s'étaient changés en interrogation. Puis en crainte. Avait-il réellement tué le monstre aux trois têtes ?

Pire : s'était-il souvenu, une fois éveillé, de la violence dont elle avait fait preuve envers lui dans son rêve ? Doutait-il de sa véritable nature ? Mais alors, pourquoi ce baiser déposé sur son front ?

C'est impossible, se répétait la démone. Je suis son amie, sa protectrice. Jamais plus il ne se défiera de moi.

Cela n'avait pas de sens. Ce jeu manipulateur l'épuisait de plus en plus.

Coupant net le fil de ses pensées, le chasseur releva la tête et planta les yeux dans les siens. La licorne détailla ses traits, s'attardant sur la ligne altière de sa mâchoire et sur son demi-sourire goguenard.

– Dis-moi, Iluth, étais-tu si godiche lorsque tu étais humaine ?

Comme s'il n'attendait pas réellement de réponse, il replongea derechef dans sa besogne fastidieuse, dégageant le sanglier des liens qui avaient coupé sa gorge et fracturé ses os. Le cœur d'Iluth eut un raté et s'emballa comme un fou.

Enfin.

Enfin, il s'intéressait à elle. Enfin, il cherchait à s'enquérir de son passé, de son humanité. Les menteries d'Iluth allaient pouvoir jouer leur rôle, prendre leur place dans le piège qui se refermait sur lui depuis deux mois.

Puis, d'un seul coup, vint la panique. Que lui dire ? Quelle carte jouer ? À quelle femme pourrait succomber le dur Alban ? Froide et hautaine, tout autant que lui ? Tendre et douce, pour lui offrir cette paix qu'il n'avait jamais connue ? Toutes les questions stratégiques d'Iluth lui revenaient en tête et lui martelaient le crâne. Avec la licorne, tout avait été si simple ! Elle l'avait amadoué avec tant de facilité. Elle n'avait eu qu'à…

Mais bien sûr.

Elle n'avait jamais eu à jouer de rôle. Depuis le début, elle n'avait fait que se montrer telle qu'elle était réellement. Sa maladresse, sa mauvaise humeur, ses jacasseries, ses grogneries et ses bêtises burlesques, tout cela avait fait sa force, tout cela l'avait rapprochée d'Alban. Elle l'avait fait rire, râler, gronder, se disputer avec elle, s'attendrir, se moquer. Si Alban succombait à une femme, elle ne pouvait être qu'ainsi. La beauté, l'élégance, l'intelligence n'avaient d'importance que pour les hommes attirés par les femmes. Un être tel qu'Alban ne pouvait ressentir le désir de prime abord. Il avait besoin de s'attacher avant tout. D'aimer. Et s'il aimait une petite bestiole maladroite et cocasse, seule une petite jeune fille maladroite et cocasse pourrait également trouver grâce à ses yeux.

C'était si simple ! Depuis le début. J'étais si loin du compte…

La détermination se mit à luire dans l'œil doré d'Iluth.

– Bien sûr, qu'est-ce que tu crois ! grogna-t-elle d'un air maussade. Licorne ou femme, quelle différence ? Je n'ai jamais cessé d'être telle que je suis. Même si j'avoue qu'avec quatre pattes, ma maladresse n'a fait qu'empirer.

Alban renversa la tête en arrière et éclata de rire. Le cœur gonflé de joie, la succube le dévora des yeux. Il était si rare que son visage s'illumine ainsi ! Il était si beau lorsque cela advenait.

– Où vivais-tu ? questionna-t-il encore, les doigts fourrageant dans les poils drus de sa proie et le regard plein de curiosité.

– Eh bien… C'est-à-dire…

Iluth se creusa la cervelle.

– Juste ici, dans cette ville.

Il fronça les sourcils.

– Vraiment ? Mais le marchand semblait t'avoir amenée de si loin. Ton pays avait l'air si étrange…

La licorne grinça des dents. Elle s'apprêtait à formuler une nouvelle absurdité pour tenter de se rattraper tant bien que mal, lorsqu'il désamorça lui-même le piège qu'il venait de lui tendre à son insu :

– Ces bâtards de maquignons ! Je ne sais même pas pourquoi je l'ai cru. Ils mentent comme ils respirent !

Il grogna en chargeant le sanglier sur ses épaules, avant de se redresser en titubant. La carcasse puante, au poitrail poisseux de sang, était énorme. Il n'y avait bien qu'Alban pour porter de telles bêtes sur son dos. Il se mit en route, le reste de son gibier pendu à ses deux larges ceintures ; Iluth se mit à trottiner derrière lui, ses sabots légers s'enfonçant dans l'humus de la forêt pleine d'odeurs.

– Etais-tu riche ? demanda-t-il encore d'une voix avide. Ou aussi pauvre que tu me vois aujourd'hui ?

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